Dans Les Frontières de l'humain, publié par les Editions de la Cité des Sciences en 2007, Henri Atlan et Frans de Waal s'interrogent sur le statut de l'humain. De Waal reprend certains éléments des ses ouvrages Le Bon Singe et De la réconciliation chez les primates, où il suggère que les origines de la morale reposent sur les comportements sociaux évolués et principalement sur la faculté d'empathie - thèse que l'on retrouve chez Schopenhauer.
La démarche d'Henri Atlan me paraît moins claire. Biologiste, généticien et philosophe, il constate que les frontières du propre de l'homme sont jour après jour remises en question par les découvertes de l'éthologie d'un côté, par les manipulations génétiques de l'autre. Plutôt que de s'interroger sur les implications de ce constat pour la manière dont nous traitons le reste du vivant, il préfère contribuer à définir de nouvelles frontières séparant l'humain de l'inhumain, posant que l'un comme l'autre sont des donnés de notre condition. Si les manipulations génétiques ébranlent, par le côté opposé, l'idée que nous pouvons nous faire de l'individu et de sa constitution, il est urgent, dit Atlan, de repenser ce sur quoi repose notre dignification (pour ne pas employer le terme de sacralisation), à savoir la dignité, l'honneur, et la gloire. Ces trois termes, suggère-t-il, constituent des balises posées à notre conduite. Nous savons intérieurement à quel moment, en franchissant certain seuil, nous nous excluons de la communauté de nos semblables par la réprobation que nos actes peuvent susciter.
A mon sens, cela est un peu trop subtil. Mais cette subtilité ne doit pas nous effrayer, dit Atlan, c'est le prix à payer pour nous poser des limites éthiques. Ainsi p.40-41 : "On retrouve aussi cette notion de dignité humaine dans des considérations d'éthique biomédicale, comme une valeur qu'il faut respecter en tout état de cause. Certaines pratiques sont qualifiées d'offense à la dignité humaine de façon parfois assez subtile. Par exemple, lors des débats sur le clonage reproductif humain au Comité de bioéthique américain affirma que faire naître un bébé de cette façon serait une offense à la dignité humaine, mais que l'enfant qui naîtrait ainsi n'en aurait pas pour autant une dignité diminuée."
Je ne réussis pas à comprendre si Atlan ironise ou non. Formulé de cette manière, on dirait la discussion qui a permis l'adoption du dogme de l'Immaculée Conception : la Vierge a mis au monde le Christ sans perdre sa virginité. Mais surtout, la question qui semble posée est celle de la présence de l'humanité dans l'humain, y compris par des voies de conception inhumaine (clonage reproductif, utérus artificiel). Nous nous retrouvons donc, par un étrange détour de l'histoire, à la veille de la St Barthélémy : quelle est la présence effective du Christ dans l'hostie ? S'y trouve-t-il en chair ou en esprit ? Je le constate : on a eu tort de mépriser la casuistique, science interdisciplinaire par excellence, et il est bon et utile de la réhabiliter.
Répondre à la question d'un éventuel statut différent de l'humanité future me semble en effet d'une urgence absolue. S'interroger sur la place des humains génétiquement modifiés en 2050 dans notre société nous permet, entretemps, de continuer à ébecquer des poulets,à élever des porcs hydroponiques, à ratisser le fond des océans pour faire de succulents surimis et à convertir les forêts tropicales en plantations de palmiers à huile.
Pour ma part, il me semble que déterminer ce qui est offense à la dignité humaine et ce qui ne l'est pas n'empêchera nullement que nous retranchions des humains de ce que nous considérons être l'humanité : à la guerre comme à la guerre, comme on dit, et je vois mal des fabriquants d'armes, des fous psychopathes, et des fanatiques religieux ou libre-échangistes renoncer à imposer par la violence et par les bombes leur conception de l'éthique. Les frontières sont là pour être transgressées, c'est notre esprit "pionnier" en quelque sorte.
Pour ce qui est de la gloire et de la réprobation intérieure que l'on peut porter à ses propres actes, là encore la frontière me semble difficile à délimiter. Quiconque a entrepris des travaux chez lui, et a pour ce faire fréquenté des plombiers (français) ou des poseurs de parquet a pu constater que nous vivions à l'ère de l'entourloupe.
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