Il n’y a pas deux mondes distincts, le monde de l’homme et celui de la nature. L'ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, La fin de l'exception humaine (Gallimard, nrf essais, 2007), est venu - enfin - déblayer ce terrain miné et permettre à d'autres de repartir sur de nouvelles bases, sans avoir à remonter aux origines de "la Thèse", c'est-à--dire le dogme de l'exception humaine.
On constatera cependant qu’en dépit d’immenses avancées scientifiques en éthologie et paléoanthropologie, le grand public est cantonné à une série de stéréotypes dont nous allons étudier les mécanismes. Ces mécanismes sont véhiculés par le « bon sens » - on croit savoir qu’il n’y a rien à savoir – confortés par la vulgarisation à l’échelle de la presse quotidienne, et inlassablement repris dans des ouvrages de sciences humaines et sociales, y compris dans des ouvrages qui, par ailleurs, sont d’une bonne tenue dans leur domaine respectif (voir ci-contre notre page "A propos d'un ouvrage de Philippe Breton"
Or, on le sait, il y a dans tout stéréotype un fond de vérité : cette vérité n’est pas contenue dans le stéréotype lui-même, mais dans le système dans lequel celui-ci est intégré ; cette vérité forme sens dans la mesure où elle s’inscrit dans un ensemble articulé de représentations qui possède sa propre cohérence, indépendamment de toute réalité. Les réseaux de stéréotypes s’apparenteraient ainsi à la « vérité romanesque », selon laquelle il importe peu que Madame de Rênal soit une fiction dès lors qu’elle trouve sa place dans l’intrigue.
Le stéréotype est agissant, en ce sens qu’il provoque l’action (les stéréotypes homophobes permettent le passage à l’acte), ou l’autorise : un négrier ne saurait être abolitionniste, un gardien de camp de concentration ne saurait être philosémite ; pour assumer leur fonction, ils doivent aussi assumer les préjugés qui permettent leur propre existence sociale. Le boucher des Halles aussi bien que le chasseur ashuar ne pourraient tuer une bête si celle-ci ne s’inscrivait dans un système de représentation justifiant et permettant son abattage.
Mon hypothèse est que l’intérêt immédiat de l’humanité lui interdit de prendre en considération un certain nombre de données du réel, fournies principalement par l’éthologie, car cela remettrait en cause l’organisation même de notre société – nos modes de consommation et d’alimentation, notre gestion de l’espace résidentiel, commercial et de loisir. L’opposition à l’introduction d’ours supplémentaires dans les Pyrénées illustre le degré d’incompatibilité auquel nous sommes parvenus, entre maintien de la biodiversité, du monde sauvage dans toute sa complexité, incluant donc les grands prédateurs, et des comportements, ici des traditions d’élevage qui se sont élaborées en l’absence, depuis une vingtaine d’année, de ces grands prédateurs.
C’est un sujet vaste et délicat que celle de la place de l’homme au sein de la nature, et de manière plus actuelle et plus urgente, de la place de la nature au sein de l’humanité.
D’un côté, on peut froidement envisager l’expansion de l’espèce humaine et la consécutive extinction de nombre de plantes et d’animaux comme une forme purement naturelle de bouleversement écologique, événement fréquent depuis l’apparition de la vie : les espèces animales vivant aujourd’hui ne représentent qu’un peu moins de 1% du total des espèces qui se sont succédées sur notre planète. On pourrait ainsi envisager cette expansion incontrôlée comme la manifestation aveugle de la sélection naturelle : une espèce généraliste, forte d’un immense succès évolutif, prolifère au point de transformer durablement son milieu.
Mais bon nombre de nos confrères préfèrent s’en remettre à la métaphysique, ou à quelques dogmes d’une science dépassée, que les récentes découvertes ne parviennent pas à ébranler : elles impliqueraient en effet une telle remise en cause de nos représentations qu’elles se constituent, au premier abord, comme une menace.
C’est sur cette base métaphysique – elle ne dit pas son nom, mais fait florès dans toutes sortes d’ouvrages à tonalité philosophique portant sur « l’homme et la nature » ou « la nature et l’homme » – que s’est engagé un débat sur le droit des animaux, le droit de l’environnement, et sur cette base fragile s’élabore une jurisprudence qui oppose l’homme, sujet de droit, au reste du vivant, qui n’en serait que l’objet, jurisprudence qui fait ainsi totalement abstraction du fait que nous sommes des produits de l’évolution du vivant, et à ce titre, en interaction permanente avec le milieu naturel, dont notre propre survie dépend. C’est l’idéologie qui sous-tend cette métaphysique que nous souhaitons ici examiner.
Rédigé par : |