Dans un ouvrage du romancier sud-africain J.M. Coetzee est mise en scène une femme écrivain, Elizabeth Costello, qui au cours d’une conférence tient des propos en défense des animaux qui offusquent son public. Parmi les arguments qu’on lui oppose, il en est un qui éveille l’attention : « Nous observons les écureuils depuis quatre cents ans. S’ils étaient doués de culture et de tradition, on s’en serait aperçu ». Le caractère évident de cette assertion cache une vérité troublante : est-il vrai que nous observons les écureuils depuis quatre cents ans ? Que signifie, dans ce contexte, le verbe « observer » ? S’agit-il d’un protocole de recherche ayant mobilisé des observateurs assignés sur une durée précise à une observation ? Ou bien s’agit-il du simple constat que nous voyons des écureuils sauter de branche en branche et que cela nous suffit à déterminer qu’il n’y a là rien d’autre à dire sur le sujet ?
Si le fait de côtoyer une espèce, ou d’en avoir une représentation jugée précise du fait de sa proximité, suffit à s’en faire une idée exacte, comment expliquer qu’un animal omniprésent dans l’imaginaire occidental, et jusqu’à récemment, abondant sur le continent européen, le loup, fasse l’objet d’une métaphore telle celle-ci, tirée de la Bête humaine d’Emile Zola : « Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu’une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l’autre d’un coup de gueule ? » (in La Bête humaine) » Relevons très brièvement l’inexactitude de cette assertion : les loups sont des êtres sociaux, ils ne vivent pas en solitaire, leurs groupes sont fortement hiérarchisés et seul le mâle et la femelle dominants se reproduisent. Leurs positions respectives peuvent être ébranlée mais uniquement dans le cadre d’affrontement fortement ritualisés qui n’entraînent pas la mort d’un combattant. Ces faits, dérivés d’observations récentes (une trentaine d’années) nous confondent : quand les loups abondaient, ils étaient considérés comme des êtres solitaires, anomiques, et cela nous amène à ce que dit Lévi-Strauss du temps des « vrais voyages » : « moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité » (1955 : 43).
Nous côtoyons des animaux depuis toujours : mais l’on sait que la faculté de regarder, la faculté de voir, n’est pas donnée. Un chasseur ne voit de la nature que ce qui convient à ses desseins. Un citadin côtoie quotidiennement des pigeons ou des moineaux mais ce n’est pas cela qui lui donne une connaissance à leur sujet.
Les ouvrages à teneur philosophique consacrés à l’histoire de la représentation du monde naturel qui seront évoqués ici prétendent assumer une position dans un débat qui dépasse la philosophie en s’appuyant sur des idées et des représentations antérieures aux sciences du vivant, et citent Kant, Aristote et Descartes, un peu comme si, pour discuter de l’énergie nucléaire, on s’en référait à Démocrite, Lucrèce et Epicure.
Si l’on excepte Fabre, on ne voit guère, avant les années 1950, se développer un protocole d’enquête équivalent à celui qu’avait fondé, quarante ans auparavant, Malinowski pour l’anthropologie de terrain.
Au même titre que l’anthropologie physique au XIXe siècle, l’observation du monde animal s’est d’abord limitée à des objectifs purement utilitaires – la médecine, puis s’est déroulée selon des protocoles d’expérimentation qui nous donnent, rétrospectivement, le frisson, dans ses attendus comme dans ses prétentions. Cages, chocs électriques, récompenses, labyrinthes : autant d’éléments aussi pertinents que pourraient l’être l’observation, au cirque, de lions et de tigres sautant à travers des cerceaux.
A propos de l’expérience menée, dans les années vingt, sur les chimpanzés – expérience fameuse au cours de laquelle un chimpanzé doit empiler des caisses ou user d’un bâton pour atteindre des bananes, Elizabeth Costello, héroïne du roman de Coetzee, observe avec justesse : la première question que se pose le chimpanzé n’est probablement pas « comment vais-je faire pour attraper les bananes ? », mais plutôt : pourquoi m’a-t-on enfermé, pourquoi me demande-t-on de faire cela ?
C’est une question essentielle qu’il nous faut nous poser : non pas « que nous apprennent ces expériences sur le comportement animal », mais « que nous apprennent-elles sur ceux qui les mènent ? »
Peter Singer (La Libération animale, 1993) relate l’expérience suivante, qui pose bien le problème – Singer donne bien des exemples qui soulèvent le cœur mais nous n’en retiendrons qu’un seul :
« Une autre histoire de futilité tout aussi triste est celle des expériences faites pour provoquer un sentiment « d’impuissance apprise » (learned helpless) – qui est censé fournir un modèle de la dépression chez les êtres humains. En 1953, R. Solomon, L.Kamin et L. Wynne, expérimentateurs à l’Université Harvard, ont placé quarante chiens dans un appareil baptisé « boîte à navette » (shuttlebox), qui comprend deux compartiments séparés par une barrière. Au début la barrière était placée à la hauteur du dos du chien. On lui administrait alors des centaines de chocs électriques intenses aux pattes à travers une grille sur le sol. Tout d’abord, le chien pouvait éviter les chocs s’il apprenait à sauter la barrière pour aller dans l’autre compartiment. Dans une tentative pour « décourager » les chiens de sauter, les expérimentateurs le forcèrent à sauter cent fois dans l’autre compartiment sur un sol lui aussi muni d’une grille qui distribuait un choc électrique aux pattes. Ils rapportent qu’au moment de sauter le chien émettait un « jappement aigu d’anticipation que se transformait en glapissements lorsqu’il atterrissait sur le grillage électrifié ». Ils bloquèrent ensuite le passage entre les compartiments par une vitre et mirent le chien à nouveau à l’épreuve. Celui-ci « s’élançait et s’écrasait la tête contre la vitre ». Au début les chiens manifestèrent des symptômes comme « la défécation, la miction, les glapissements et hurlements, les tremblements, les attaques contre l’appareil » (…) ; mais après dix ou douze jours d’essais les chiens qui ne pouvaient échapper au choc cessèrent de résister. » (p.86-87)
Les conclusions de cette expérience et des variantes qui ont suivi furent que le modèle canin ne pouvait être appliqué à la dépression humaine. Peut-on alors retirer de ce type d’expérience quelque chose qui nous instruirait sur les chiens ? Certains prétendent que oui : ainsi, Alain Prochiantz dans son ouvrage Les anatomies de la pensée - A quoi pensent les calmars, affirme : « Il faut donc s’y résoudre, la vivisection a rendu sa dignité à l’animal et c’est grâce à elle que nous pouvons aujourd’hui considérer celui-ci comme un être vivant et souffrant, doué même de sentiments. » Et d’ajouter en note (il fait allusion à Claude Bernard) : « Les défenseurs des droits (ou supposés tels) des animaux, plutôt que de conspuer le physiologiste, seraient mieux inspirés de lui élever quelques statues. » (1997, p.16). J'espère que cela se passe de commentaires.
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