Dans un passage de l'Education sentimentale, Flaubert laisse la parole au personnage Sénécal au cours d'une assemblée révolutionnaire. Et celui-ci de s'écrier, en style indirect libre : "Il fallait passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les dépeignit, se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, cependant que les pauvres, se tordant de faim sur leur galetas, cultivaient toutes les vertus".
Il me semble que nous en sommes arrivés à ce point, dans notre réflexion sur les inégalités sociales, si j'en crois des propos glanés de ci de là sur la blogosphère : "Il y en a qui triment pendant que d'autres s'achètent des 4x4 et des villas sur la Côte d'Azur", ou encore, sur la nécessité de consommer moins de viande : "Cela serait possible si l'on facilitait l'achat de viande à ceux qui n'en ont pas les moyens."
Il faudrait, bien sûr, distinguer plusieurs types de pauvres, et à vrai dire autant de pauvres qu'il y a d'individus, mais "le pauvre" est devenu une persona à part entière, une Idée platonicienne qui sert davantage à dénoncer un malaise social qu'à l'analyser.
Une remarque s'impose : si tous les pauvres, je parle des 880 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, et dont le nombre ne cesse de croître, pouvaient s'acheter une voiture, consommer de la viande deux fois par jour, se faire construire une maisonnette dans un lotissement viabilisé, la planète s'effondrerait encore plus rapidement que ce qui est prévisible. On objectera que c'est à ceux qui consomment et polluent davantage que les autres de se restreindre, et c'est juste. Mais en l'état des choses, il serait catastrophique que d'un coup de baguette magique la pauvreté soit éradiquée selon les patrons actuels de consommation.
Si j'examine ma propre situation de célibataire, fonctionnaire, sans enfants, ayant un train de vie limité (pas de voiture, pas de télé) et que je m'imagine à présent père de 8 enfants, je n'ai pas besoin de beaucoup d'efforts d'imagination pour comprendre que je ne m'en sortirais pas, sauf à les envoyer mendier.
Dans le village Galibi Marworno de Kumarumã, dans le bassin de l'Oyapock, je fus surpris un jour de visiter une maison proprette, carrelée, bien équipée, et je demandai à celui qui m'accompagnait si son propriétaire avait des fonctions spéciales au village : "non, me répondit-on, il travaille au champ comme nous, sauf qu'il n'a que deux enfants, et moi j'en ai huit". Notre position qui consiste à prétendre que "nous connaissons les solutions mais ne les appliquons pas par manque de volonté politique d'éradiquer la misère" fait fi de la conscience individuelle dont on peut créditer chaque humain. Lorsqu'un autre habitant de ce village vient me demander de lui payer son huile moteur au motif qu'il a six enfants, j'ai le droit, ce me semble, de me sentir irrité. Quand enfin je découvre que le pilote de ma pirogue, prompt à me déverser tous les reproches que l'on a mille fois entendus ("les occidentaux sucent le sang du Brésil et réduisent à la misère sa population") gagne plus d'argent que moi mais a dix enfants, j'adopte à mon retour une position beaucoup moins angélique que ceux qui verraient ce même pilote filmé dans son quotidien par des documentaristes de France 5 ou de Planète Thalassa.
Comparons les deux familles, qui disposent des mêmes revenus : l'une compte 4 personnes, l'autre 10 (en comptant enfants et parents). En termes statistiques, nous obtiendrions un total de 2.5 pauvres pour une personne à l'aise. Deux fois et demie plus de pauvre que de non-pauvre ! Dans les faits, le simple résultat de choix individuels.
Notre étonnement et notre malaise permanent face à des situations de famine ou d'épidémie relèvent de l'aveuglement et parfois, de l'hypocisie. Si un grand nombre d'enfants meurt dans une région donnée pour cause de famine ou de vulnérabilité, l'une des causes premières est qu'il y a un grand nombre d'enfants, de la même manière qu'un fou armé d'une mitraillette fera plus de victimes dans un hall bondé que dans un parking désert. Dans une situation socioéconomique déséquilibrée, l'absence de contrôle des naissances est le premier facteur de déséquilibre.
Avoir des enfants est une liberté fondamentale, et l'on aurait mauvaise presse si l'on suggérait qu'une natalité incontrôlée est la première cause de la misère. Mais si l'on ne peut ni ne veut imposer aucune restriction sur ce plan, il me paraît difficile de se tourner vers le Canada ou les Etats-Unis en exigeant que les citoyens restreignent leur consommation. Admettons que non seulement la consommation des ces pays ne soit pas restreinte, mais qu'ils décident en plus de tripler ou quadrupler leur population : la planète n'y suffirait pas.
Les bons sentiments, la charité institutionnalisée, le désir de lutter contre les épidémies en n'ayant aucune idée de ce qu'une région donnée est capable de produire pour subvenir aux besoins d'une population isolée, l'attendrissement devant des enfants ballonnés tandis que les dirigeants du pays ont en Suisse des comptes à 9 chiffres, et, pour revenir chez nous, l'idée qu'il y en a "qui triment" mais ne peuvent se payer de la viande, tandis que d'autres "se gorgent de crimes sous leurs plafonds dorés", n'est pas l'ébauche d'une réflexion, mais l'expression d'un aveuglement. La révolte est compréhensible, mais ne doit pas bloquer toute tentative de réflexion sur le sujet de la démographie humaine et de ce que la Terre est capable de supporter. Et surtout, cette révolte ne devrait pas entraîner des cris d'orfraie lorsque l'on cherche à sauver trois baleines ou cinq gorilles qui n'y peuvent mais. Il n'y a pas d'un côté "les pauvres" et de l'autre "les animaux" ou "la biodiversité". Il y a une seule planète, nous y sommes tous embarqués, et ce n'est pas aux aveugles que je confierais le choix des priorités ni mon propre destin.
La pression sociale doit s'exercer dans le sens d'une régulation, par l'Etat, de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, et lutter contre la pauvreté en ne tenant pas compte de la priorité absolue qu'il y a à restaurer les équilibres planétaires, c'est déshabiller Luc et Jean pour habiller Paul et Matthieu. La popularité croissante de leaders qui n'ont strictement aucune proposition sur ce plan est inquiétante. La conscience citoyenne n'est pas omnipotente, et ce n'est pas au consommateur de vérifier en permanence l'origine des produits qu'il consomme et leur coût social et environnemental. C'est au pouvoir législatif de le faire, et les propositions que l'on entend de ci de là, stigmatisant les patrons, l'Europe, les bobos et que sais-je, ne sont que l'expression de notre malaise social qui semble nous faire oublier tout le reste.
Quand les ressources en poisson, en eau potable auront atteint un seuil critique, quand les zones à faible risque sismique ou climatique auront rétréci en nombre et en taille, y aura-t-il entre les hommes plus ou moins d'inégalités ? Par quoi l'espèce humaine est-elle davantage menacée, par le paludisme ou par l'effondrement de la biosphère ? L'incapacité des gouvernants à prendre en compte l'intérêt général de l'humanité et du reste des vivants ne fait que réfléter l'incapacité de ceux qui les élisent à prendre en compte cet intérêt général. Dénonçons donc l'Europe et le prix du pétrole, ou mieux, ne dénonçons plus rien et vaquons, vaquons, vaquons.
Ajout du 19 août 2008 : sur le blog "six pieds sur terre", à propos de la hausse du prix de l'énergie, je trouve un commentaire qui hélas illustre précisément mon propos :
"Vraiment je poste rarement sur les blogs mais là je ne supporte plus les écolos qui se réjouissent de l'augmentation du prix de l'énergie. Je précise que je suis pour une écologie politique dans le cadre d'un système égalitaire et non discriminant socialement.
Qui croyez vous qui sera le plus pénalisé par ces hausses? Juste les plus pauvres !
Je gagne 400€ par mois au RMI et j'habite dans le nord de la France, là où se chauffer est une nécessité vitale et où le taux de pauvreté est un des plus fort en France. Tous les ans je m'inquiète de la future hausse énergétique. Avant l'hiver(qui commence tôt ici), je ne sais jamais si j'arriverai à payer mes factures. Vous croyez qu'ici les gens ont attendu d'avoir une conscience écologique pour ne pas gaspiller? Les gens ne s'en sortent pas. Ici on ne choisit pas entre ses vacances aux sports d'hiver et chauffer ses pièces à 25°. Vous vivez dans quel monde, dans quel milieu? Je n'évoquerai pas le carburant parce que comme ça ne me concerne pas( je n'ai pas assez d'argent pour acheter et entretenir une voiture) je ne pourrais pas témoigner. Dans le Nord tous les hivers, des gens ne peuvent pas se chauffer du tout, d'autres meurent parce qu'ils se chauffent avec des appareils défectueux, des solutions merdiques et sont intoxiqués au monoxyde de carbone.
C'est lamentable! Vous, vous êtes contente parce que ça va inciter les classes moyennes ou supérieures à changer leur ampoule ou éteindre leur lecteur DVD. Franchement vous me faites pitié… Vous êtes en dehors des réalités sociales des gens. Je trouve ça d'un égoïsme, d'une absurdité. Quand j'entends certains écolos avoir ce même discours, je le prends personnellement, parce que je sais qu'évidemment cet hiver je vais allumer ma chaudière encore plus tard, que j'aurai encore plus froid dans mon appart qui laisser entrer plein de vent et il y a un moment où on a trop froid donc on allume même si on ne sait pas comment on va payer. Et malgré tout je sais que je ne suis pas la plus mal lotie déjà parce que je suis en Hlm. Autour de moi il y a des familles avec des enfants qui ont toujours froid, des familles à qui on coupe l'électricité ou le gaz pour impayé (ici il y en a plein avec parfois des conséquences dramatiques quand il y a des bébés) : mais c'est sûr que quand on a plus d'électricité du tout on devient des super écolos et on a alors peut-être droit à toute votre considération. Il faudrait que je leur dise ça aux gens concernés, ça leur remontera le moral : vous n'avez plus d'eau chaude, plus de chauffage (avec en plus la dette à EDF qui gonfle avec les pénalités) mais ne vous inquiétez pas au moins grâce à vous on va sauver la planète, ah ça sera peut-être aux dépens de votre santé voire de votre vie mais vous serez des héros, méconnus certes mais on ne peut pas tout avoir…
Franchement je pourrais répondre à ce genre de discours pendant des heures. Je crois que vous ne pouvez même pas vous rendre compte de la violence de vos propos parce que vous n'êtes pas fondamentalement concernée, parce que vous ne semblez même pas savoir que ce que je décris existe enfin j'espère, sinon pourquoi cela vous mettrait-il de bonne humeur.
Un conseil : faites un tour dans les quartiers pauvres du Nord-Pas de Calais pendant l'hiver et vous comprendrez tout de suite. Un Paris-Lens, Paris-Maubeuge ou Paris-Lille c'est très rapide même si c'est un peu cher et ça vous instruira sûrement plus que d'aller voir Bienvenue chez les Chti. Ici, contrairement à ce que certains ont envie de vous faire croire, on ne rigole pas tous les jours."
L'autre commentaire, signé Ratmanof, se paie le luxe d'égratigner les chercheurs au passage, j'ignore pourquoi (air du temps ?):
La consommation augmente bien tous les ans et d'ailleurs EDF sent félicite ! L’augmentation des tarifs ne va que dans le sens de l’appauvrissement global d’une masse laborieuse utilement vitale (paysans, ouvriers…) au détriment de la masse étouffante du tertiaire et consort (banques, technocrate, chercheurs inutiles, gestionnaires de tous poils grassement rémunérés sur la bête). L’affaire est donc mal engagé et du point de vue de l’écologie tant que les constructeurs auront tous loisirs de fabriquer de la technologie non fiabilisé par un label éco tant du point de vue du recyclage (mais aussi de l’amélioration active du produit) de la consommation énergétique, de la réduction (réelle) des entités de production écologique par des quotas de dégradation du milieu compensé …etc. Imaginé que l’on paye maintenant une mini chaîne hi fi bourrée de technologie* (recherches, fabrication…usines etc enfin tout ce que se cache la derrière) pour un prix dérisoire de moins de 99 € (et pas en promo ni en solde)! Y compris dans ce tarif le transport et compagnie... Dans le même temps de simples haricots verts massacrés par une machine de récolte sont vendus à plus de 3 €/Kg ! Non rien ne fonctionne comme il se devrait dans notre monde.
Les riches tirent le monde par le bas pour soit le rester soit l’être encore plus et tout ça pour des loisirs et de la frime qu’il faut interdire maintenant du fait que la planète ne peut plus supporter une telle masse humaine. Ou alors vous acceptez une nouvelle structure sociale à l’indienne par exemple avec des castes mais l’avenir ne peut que devenir très noir. Il suffit de tout ce blabla à longueur de blog qui n’est que désinformation. Il faut dire que le formatage intellectuel de tous les péquins ayant le bac est la plus grand réussite de notre système, ça c’est certain.
Rédigé par : |