Terminé hier soir le livre de Patterson, Eternal Treblinka.
La troisième et dernière partie du livre est davantage pamphlétaire, avec des témoignages inégaux, portant sur des choix individuels d'abstention de toute viande et sous produits animaux. La majeure partie de ces témoignages concerne des rescapés de la Shoah, mais aussi d'Allemands ayant mal vécu leur propre attitude pendant la guerre, ou celle de leurs parents. On y découvre les parcours de Peter Singer, Isaac Bashevis Singer, Spira et d'autres militants de l'ALF ou du PETA.
Je ne suis pas sûr que l'on puisse établir un lien direct entre survivre aux camps et ne plus manger de viande, ni que la causalité soit si évidente et si claire, ni qu'il soit sain de réduire une argumentation à cela. C'est donc une faiblesse du livre, indéniable.
Quant aux effets : j'avais acheté un poulet il y quelques jours, et il fallait absolument que je le prépare hier soir. Très mauvaise coordination ! Nausée permanente, partagé entre ce qui serait le plus offensant pour le poulet : terminer ses jours (pardon, les reterminer) dans mon ventre ou à la poubelle.
Comme de nombreuses personnes décrites dans la troisième partie, je cesse progressivement de consommer de la viande, à mesure que j'y perds goût. Une ou deux fois par semaine, je m'y remets. Il est vrai que le pas à franchir, dans l'optique de Singer et de Patterson, est de renoncer également au cuir, aux oeufs, laits et sous-produits laitiers produits dans des conditions atroces, aux poissons et crustacés... Selon eux, toute tentative visant à contourner la responsabilité (produit bio, élevé en plein air, etc.) ne sont que des stratégies d'évitement, l'abattage et l'exploitation déraisonnable étant à la racine du processus. Ils n'ont pas tort, et ils n'ont pas tort de se focaliser sur la remarque que je vais faire : "Oui, mais on ne peut tout de même pas..." etc. Toute tentative "d'humaniser" la production et l'abattage sont des échappatoires moraux, destinés à permettre que des hommes l'accomplissent sans être tourmentés. 'Ces hommes porteront cela toute leur vie. Quel genre de disciples formons-nous ici ?' Cette phrase émane d'un commandant SS et s'adresse à Himmler qui souhaitait voir la sélection et l'exécution d'un convoi humain telle qu'elle se déroulait en pleine campagne, au revolver. La solution des chambres à gaz était présentée comme "humaine" ("qu'est-ce qui est le plus humain ?" demande Hitler quand il faut choisir le gaz utilisé) pour les déportés comme pour les employés des camps. On n'avait pas le temps de souffrir ou de réfléchir : retirer la souffrance et la réflexion, geste charitable ? Marque de l'humanité des bourreaux ?
L'argument anti-végétarien est généralement : "Bon mais les plantes souffrent aussi, haha ! Alors on ne mange plus rien." Ou encore : "C'est ça, et on peut remonter à l'âge des cavernes..."
Le régime carné est avancé comme l'une des explications de l'accroissement brutal du cerveau entre Homo habilis et Homo ergaster (1.6 à 1 million d'années). La viande est un moyen économique d'entretenir un cerveau gourmand en énergie. On établit ainsi une corrélation entre viande et cerveau qui me paraît toutefois discutable, tant elle est acceptée. Les chimpanzés en milieu naturel mangent environ 150 g de viande par jour (c'est un ordre d'idée, mais correct, je crois). On peut supposer qu'ils le font depuis pas mal de temps déjà. Les mammifères carnivores ont des cerveaux plus complexes que celui de leurs proies herbivores, mais la disproportion n'est pas criante. Quant à "l'homme des cavernes" (Homo sapiens et neanderthalis) il mangeait environ cinq fois plus de viande que nous, viande convertie essentiellement en muscle : ils ne tenaient pas de blogs, avaient une existence moins patachonne que la nôtre.
Il est évident que notre espèce n'a jamais connu "d'âge d'or" végétarien, que le genre Homo s'est spécialisé dans l'alimentation carnée, du charognage à la chasse, et que cela a modifié ses comportement, entraîné des innovations techniques et vraisemblablement sociales fondamentales. Donc, d'un point de vue évolutionniste, il n'y a rien d'aberrant à manger de la viande, manger de la viande n'est pas "contre nature" : c'est au niveau de la morale que le problème se pose.
Qu'un guépard capture une gazelle, qu'un groupe de chimpanzés se partage un colobe, ou qu'une bande de neandertaliens encercle et tue un bison, on ne voit pas en quoi devraient s'élever des objections morales ou émotionnelles. Le fait est que dans les trois exemples évoqués, le mammifère considéré s'arroge un "droit de mort" sur un autre être.
Il en va différemment lorsque ce pouvoir s'étend jusqu'à se constituer en droit de vie ET de mort sur l'ensemble du vivant, et en particulier sur les espèce d'élevage. Du point de vue moral - car les objections darwiniennes ad hoc ne manquent jamais de surgir - il me semble que la gazelle, le colobe, le bison, ne relèvent pas de la même sphère que des porcs ou des volailles confinées, élevées dans le noir, sur caillebotis, et finalement regroupées et slaughtered - il n'y a pas de terme français équivalent ou aussi suggestif, sauf à trouver un dérivé verbal de boucherie - bouchéifiés ?. La gazelle a vécu une vie de gazelle, elle n'a in fine pas eu de chance. Pourra-t-on dire, de manière équivalente, que les porcs, les vaches, les poulets, les saumons, n'ont pas eu de chance en tant qu'espèce ?
Si la morale consiste à s'élever au dessus du débat pour adopter le point de vue de Sirius - nous ne faisons qu'obéir à une détermination intérieure qui nous pousse à manger de la viande, et l'élevage et l'abattage annuel de milliards d'animaux terrorisés, aussi dramatique qu'il soit, s'inscrit dans un schéma évolutif (l'homme ingénieux invente l'élevage, puis l'élevage industriel) et répond à un besoin de notre espèce, il n'y a rien à redire. Mais cette morale serait alors bien sélective, car il faudrait encore expliquer si c'est le pouvoir qui donne le droit, affirmation dont dérivent tous les pouvoirs totalitaires. Le pouvoir qui consiste à dominer une autre espèce jusqu'à manipuler son génome et à la réduire à ce qu'elle n'est pas par elle-même (un être agité de soubresauts, endolori par la réclusion permanente, soumis à des éclairages intermittents, puis entassé dans des camions et suspendu dégoulinant de sang à une chaîne), s'il devient principe de droit, nous oblige à regarder en arrière : esclavages, conquêtes, génocides sont justifiés par les besoins de la production agricole, d'espace vital, etc. Il deviendrait, dans cet esprit, un peu absurde de lutter contre les mines antipersonnel, contre les viols et les meurtres de masse, au motif que la guerre est un principe fondateur de l'humanité "hominisée", donc s'inscrivant dans notre patrimoine génétique.
Les lois régissant la guerre sont aberrantes en soi : comment légiférer à propos de meurtre de masse ? Comment un homme peut-il être médaillé s'il a abattu 200 hommes, et condamné s'il a tué deux enfants non-combattants ? C'est ici qu'intervient ce que l'on appelle la morale. La morale est une "métaloi" : elle intervient, selon sa propre logique, pour penser les lois, qu'elles soient humaines ou naturelles. (Ici, commentaire exalté : "Gnagnagna et c'est ce qui fait la grandeur de l'humain !" - je réponds tout de suite que la morale n'est pas proprement humaine, pas plus que la cruauté).
Notre régime carné aujourd'hui, allié à la logique économique qui tend à produire davantage à moindre coût, a des implications morales, du fait de ses proportions. Il y a à mon sens (mais peut-être que je me rassure à bon compte) une différence entre garantir notre apport de protéine (toute espèce animale, dont nous, a le droit de manger ce qui fait partie de son régime alimentaire) et la mise en place d'un système qui martyrise des oiseaux et des mammifères parce qu'il est dans la logique industrielle de produire beaucoup et à moindre coût, et dans la logique du consommateur d'acheter ce qui n'est pas cher.
Ce qui nous donne l'image de poulets réjouis vantant les mérites des KFC bucket, remplis de pilons de poulets pas chers et bien dorés. Ces poulets réjouis devraient, si le BVP faisait son travail, être représentés de manière différente : ils ne devraient pas avoir de bec, car on l'a amputé quand ils avaient deux semaines de vie ; ils ne devraient pas tenir sur leurs pattes, car leur engraissement trop rapide ne permet pas à leurs articulations de les soutenir ; ils ne devraient pas être présentés comme des adultes, mais comme des préadolescents abattus à 8 semaines.
Ces éléments changent la donne. Quand on assassine un homme, on appelle cela un meurtre. Quand on en assassine un million, on appelle cela un génocide. Cette requalification suggère que les proportions, les dimensions de nos actes ont, en soi, des implications morales.
Pour conclure, je fais partie de ces gens qui n'ont pas le courage de leurs démonstrations. Je m'en tiens pour l'instant à une diminution drastique de viande, de poisson et de tout produit dont j'estime l'origine douteuse. Je ne reviens pas en arrière, et, toujours pour l'instant je ne deviens pas radical car je sortirais alors du champ de la négociation.
très beau texte, Un Eternel Treblinka est en effet un livre qui dérange, qui bouleverse. Essayez donc d'en envoyer un résumé à quelqu'un, vous comprendrez votre douleur.
Ce blog est vraiment intéressant.
Rédigé par : IV | vendredi 31 oct 2008 à 16:38
Merci, Insolente Veggie. J'ai en effet proposé un compte-rendu de lecture à la revue en ligne La Vie des Idées, qui m'a été refusé car "trop d'articles sur la Shoah ces derniers temps"... Puis, à ma demande d'explication, on me répondit que j'étais "trop en empathie avec l'auteur de l'ouvrage".
Merci aussi de n'avoir pas relevé mes poncifs !
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 31 oct 2008 à 17:08