Intéressante causerie que celle d’Elisabeth de Fontenay. « Sans offenser le genre humain » : cela va très loin. Il ne s’agit pas d’une prise de position sur l’attitude générale de l’humanité, il s’agit de diluer un peu plus d’eau dans un peu moins de vin : « Cette approche philosophique (…) atteste un refus constant de dissocier le parti des bêtes et celui de l’exception humaine », dit l'éditeur. Ma foi, si j’allais passer à l’abattoir, où me noyer en me prenant à un filet dérivant, où finir carbonisé dans une ex-forêt de Bornéo, je ne compterais pas sur la diligence d'une telle alliée.
Elle me fait songer à ce qu’écrivait Cioran : « Les philosophes écrivent pour les professeurs de philosophie ». J’ajouterai : « et ceux-ci, pour leurs élèves de classe prépa ».
Je me demande quelle mouche a piqué, ou n’a pas piqué, nos philosophes, pour qu’ils défendent ainsi, bec et ongle, la « courtoisie », la « délicatesse », contre les positions de Singer ou de Patterson. Ferry disait de même que l’humanité avait pour devoir d’être « civile » envers le reste du vivant, Prochiantz disait, lui, qu'il fallait être "courtois" envers les animaux, et Fontenay parle du "manque d'égards" (envers les humains) de ses collègues anglo-saxons.
"Courtois", "civils", "polis": le sommes-nous vraiment ? Brûler l'Amazonie, oui, mais avec des égards ? Cela change-t-il quelque chose pour un requin qu'on lui découpe poliment ses ailerons avant de le rejeter courtoisement à l'eau ? Je me tuais à expliquer aux Indiens Pataxo que pour ce qui était de la nature, elle ne se souciait pas qu'on la détruise avec ou sans respect, le problème ne résidant pas dans l'irrespect, mais dans la destruction.
Fontenay, reprenant une argumentation de Singer que j'ai faite mienne (on ne saurait en effet l'écarter si l'on veut comparer le fondement subjectif du droit à son champ d'application), parle de l'indécence, lorsque l’on parle de « droit », qu’il y aurait à comparer les chimpanzés à des handicapés mentaux lorsqu’il s’agit de se demander si l’on devrait exclure ces derniers du droit – cela serait une pente glissante, oui Madame : « Un tel procédé n’est pas efficace pour la simple raison que son impudeur et son impudence le rendent fondamentalement inconvenant vis-à-vis de ces humains fragiles ». « Raison » et « fondamentalement » face à « impudeur » et « inconvenant » : voilà qui s'appelle une argumentation. Voilà qui inscrit décidément les philosophes français dans la chaleur des débats contemporains.
Que reproche-t-elle à Singer et Cavalieri ? Faire fi de la décence, « offenser » les plus faibles d’entre nous, mais elle reproche aussi à Singer son « manque d’égards » (p.99) « son indifférence à la philosophie ancienne » (n.p.96), et à Paola Cavalieri son « insouciance (…) quant à la complexe provenance grecque de ce concept d’oikeiôsis (apparentement ou appropriation) dont Aristote se servait pour dénier la communauté des vivants, Théophraste pour l’affirmer, et les stoïciens pour désigner la convenance à soi-même de l’animal ! » (n.p.99). Voilà en effet qui discrédite tout effort de fonder une pensée sur autre chose qu'Aristote - par exemple, sur Darwin. De même que certains réfutent d'autre parole que celle de la Bible.
Mais quoi qu’en dise Aristote, et toute la philosophie, le débat sur le droit à la nature de persister et n’être pas anéantie n’a pas lieu dans un salon de thé. Fontenay ironise sur le manque de culture de ces « philosophes » et elle-même ne lit généralement leurs ouvrages, et ceux des éthologues en général, qu’à travers des digests, Godelier pour les travaux sur les chimpanzés, Goffi dans « le Philosophe et ses animaux » (1994), et la pensée d’Elisabeth de Fontenay se perpétue ainsi, de livre en livre, de contributions en contributions, mais il n’y a pas de fourmis dans ses pique-niques, il n’y a pas de brumes dans ses forêts.
La philosophe qui voulait briser "le silence des bêtes" se sent à présent « menacée » (44, 49, 98, 103) par l’indécence, le « manque de civilité », et proclame haut et fort qu’il existe, oui, une exception humaine, car Aristote l’a proclamé : « cette thèse me paraît (…) irréfutable par sa forte articulation du langage et de la politique » (p.54). Cela me fait beaucoup rire quand je lis ce genre d’affirmation, elle me rappelle une position récente de BHL, sur un tout autre sujet, selon qui « Sartre avait interdit l’usage de la métaphore zoologique dans le cadre du débat politique » (je cite de mémoire). Les philosophes réagissent-ils à la manière d’Ayatollahs : les plus sages d’entre eux lancent des fatwah à travers les millénaires ou les décennies, et leurs contemporains les rattrapent au vol, selon leur convenance ?
La position d’Elisabeth de Fontenay est tranchée : elle est bien élevée. Pas d’écarts de langage, juste un nuage de lait, un petit doigt levé : « Je n’ai pas craint, pour ma part, d’envisager qu’il puisse y avoir comme une proximité entre certains humains déficients et certains animaux supérieurs, mais je savais que l’exercice était scabreux »(p.100). Restons dans le bon ton. Ramenons tout à cela, à notre pauvre espèce menacée, notre pauvre humanité qui manquera bientôt d’espace vital une fois qu’elle aura tout mangé.
Fontenay s’interroge gravement : « Est-ce parce qu’on a réussi à s’entretenir avec les singes qu’il devient légitime de leur octroyer les droits de l’homme ? » (p.100), caricaturant toujours quand il le faut la position adverse (si tant est qu’elle-même en ait une) : on pourrait inverser la proposition de différentes manières : est-ce parce qu’on a réussi à s’entretenir avec les singes qu’il devient légitime de leur inoculer nos virus ? est-ce que d’avoir réussi à s’entretenir avec les singes n’impose pas, non de leur appliquer les droits de l’homme, mais de repenser les fondements du droit ? Si, comme elle l’affirme à longueur de pages, et que je ne conteste pas, le droit dans sa portée est bel et bien le fruit d’un choix collectif (comme par exemple lorsqu’il s’agit de radier les citoyens juifs du droit ordinaire), c’est précisément sur la base d’une réflexion collective qu’il faut envisager d’adapter le droit, et d’en concéder tant soit peu à ceux qui n’en ont aucun.
Les tortures infligées aux animaux, concède Fontenay « excuse un peu les énormités proférées par les partisans de la Deep Ecology » (p.101). Excusez du "peu". Va-t-elle brandir à nouveau Ferry, après Aristote, pour mettre les choses en balance ? L’esthétique au service de la planète ? Le réchauffement du climat entre les peuples (cf. Roger Pol-Droit)comme contrepoids à la fonte de l’Arctique ? Préférerait-elle que les partisans d’un droit élargi s’en tiennent à l’Apologie de Raymond Sebon, afin qu’elle y adhère plus aisément ?
Surtout que l’on n’aille pas chercher d’idées dans le monde réel et dans l’état réel de la planète, comme le fait ce coquin de Hans Jonas, car on ne s’en sortirait plus ! Voyons d’abord ce qu'en disent Aristote, Leibniz et Husserl (connus pour leurs longs terrains parmi les éléphants et les chimpanzés), et là, oui, on pourra vraiment discuter : « L’abominable et génial mécaniciste qu’est Malebranche a eu un mot superbe : la raison a toujours du mouvement pour aller plus loin. On voudrait le lui reprendre, ce mot, pour caractériser la générosité qui distingue la raison quand Aristote l’institue, quand Leibniz et Husserl la réinstituent, et qu’ils se risquent, les uns comme les autres, au gradualisme, à l’analogie, au comme et au comme si. Leibniz a fait retour, contre Descartes, à Aristote ; Husserl est aristotélicien et leibnizien à sa manière. Trois figures qui se ressemblent et qu’on est en droit d’assembler en ce qu’elles témoignent d’une décrispation de l’exception humaine » (p.178)
Ah oui, la réflexion a beaucoup progressé, à coup d’institution et de réinstitution. On est « en droit d’assembler trois figures » : ma foi, comme elle y va ! Ce droit est exorbitant. Pourquoi s'embarrasser de toute la production scientifique des trente dernières années ? Elle n’a pas lu, ce me semble, Schaeffer (La Fin de l'exception humaine, 2007) qu’elle cite pourtant, et qui lui aurait épargné ces audaces de pensée : à ce rythme de raisonnement, les poissons rouges auront des droits avant mille ans. L'exception humaine fondant la dignité équivaut à l'Immaculée Conception : Pie IX l'a proclamée, il n'y a rien d'autre à dire.
La proposition ultime de Fontenay va dans le sens de refonder ou de créer un droit ad hoc. Je suis perplexe toutefois qu'une telle conclusion, partant de prémisses fausses, soit recevable.
Une remarque pour finir, et je serai sincère. Continuant dans cette voie d'affirmer (et on ignore pourquoi une telle obstination) notre "différence" non plus spécifique, mais "significative", Elisabeth de Fontenay ajoute :
"Dans cette même perspective on peut, en déplaçant l'accent, se demander si ce n'est pas dans le pouvoir métaphorique que se loge la différence: "Un chien qui meurt et qui sait qu'il meurt comme un chien et qui peut dire qu'il sait qu'il meurt comme un chien est un homme" (Erich Fried). L'usage de la métaphore et l'expérience tragique récapituleraient à la fois le rapport singulier des hommes aux hommes, au référent, aux animaux, au monde. En cela consisterait cette signification de l'humain que je refuse, pour des raisons éthiques et historiques, d'abandonner à la liquidation positiviste." (souligné par l'auteure)
Je ne voudrais pas céder à l'ironie. Je fais appel à l'intelligence du lecteur : avons-nous là autre chose que du langage suspendu dans le vide, ne tendant "aucun rameau fraternel" à l'esprit de l'interlocuteur ? A quoi riment ces métaphores incessantes, sur l'homme, le chien, savoir, signifier ? Par quoi sommes-nous menacés ? Par les chiens ? Par les gorilles ? C'est bon, nous avons gagné cette guerre. Nous avons écrasé le reste des créatures, c'est fait, il n'y a plus qu'à nettoyer.
Je me demande sincèrement pourquoi ces cocoricos, comme si nous étions de fragiles gazelles égarées dans un troupeau de lions. Combien d'hommes mangés par les tigres, combien de tigres mangés par les Chinois ?
Quel homme meurt-il en se disant qu'il meurt comme un homme ? La dernière image en date est celle de cet Italien exécuté en Irak qui a dit qu'il mourrait, non comme un homme, mais "comme un Italien" - paix à son âme, mais c'est cela, la conscience, la signification ? Pourquoi l'homme ne songerait-il pas qu'il meurt "comme un mammifère" , "comme un Albanais" ? Pourquoi d'ailleurs devrait-il songer à quelque chose, sinon, à l'heure de mourir, à ceux et celles qu'il a aimés ? Je ne comprends pas, je l'avoue humblement, en quoi la jolie phrase sur la mort du chien qui sait ceci ou cela porterait en elle quelque mystérieuse leçon. Le chien se sentirait-il plus digne d'être un homme, en mourant ? Désolé, mais il n'y a pas d'autres remèdes que de rappeler les dérives - autrement plus menaçantes - des dignités exclusives et autoproclamées. Il y a cent ans on aurait dit d'un Indien bugreiro (tueur d'Indiens au service des colons) qu'il est mort "comme un Blanc", et cela dans le but de l'élever et d'honorer sa mémoire.
Je repense à la fin du Procès, où K. est exécuté au matin et qu'il meurt "comme un chien". Un homme qui meurt comme un chien et sait qu'il est chien est un chien ? S'il s'agit de la faculté de se penser soi-même, un chien qui meurt en songeant qu'il est un chat est-il un chat, un chien ou un homme ? Un chien qui ne songe à rien de tout cela est un simple chien, un "juste-chien" ? Un homme qui ne songe à rien n'est rien, même pas un homme ?
Les ouvrages d'Elisabeth de Fontenay ne sont pas nuisibles, comme le sont ceux d'un Allègre ou d'un Ferry qui se haussent du col dans les cercles du pouvoir ; mais ils sont tout bonnement vains.
PS: Pour une critique plus constructive, je renvoie le lecteur au compte-rendu publié par Eric Baratay dans La vie des idées. Citons l'idée sur laquelle Baratay construit son argumentation, qui mériterait de très amples développements : "Ce sujet est de plus en plus arpenté par les philosophes, mais ils éprouvent quelques difficultés à le penser sereinement et surtout à nouveaux frais, sans ressasser les mêmes références, d’Aristote à Hegel, souvent jugées indépassables pour l’animal – alors même qu’elles paraîtraient dépassées, voire déplacées, pour penser le statut actuel de la femme, de l’enfant, de l’étranger, de l’autre et de l’homme en général."
Cher ami,
me voilà, à te lire, et à entendre quelques jeunes filles végétariennes (mais n'ont elles pas souvent un problème avec la nourriture et leur obsession de ne point grossir)arguer de la souffrance animale, me voilà donc attirée par un article du Monde 2 et interview de JB Jeangène Vilmer. Il a écrit "Ethique animale" aux PUF, un éclairage sur les enjeux philosophiques et un pourquoi/comment la France est lanterne rouge du "bien être animal".
Je progresse grâce à vous...
Rédigé par : Evelyne | lundi 08 sep 2008 à 14:27
Chère amie, Marcel Proust écrit que l'on est quitte envers l'existence quand on peut se dire: je n'ai pas fait souffrir les gens que j'aime. Je ne me vois pas en ayatollah de l'antiviande. Entre un ami et un mouton je choisis l'ami. Mais l'amitié consiste aussi à éviter aux autres les choix douloureux.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 13 sep 2008 à 00:59