Je n'ai pas encore terminé le livre de Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2008 [2002]. Si ce livre rencontre le succès qu'il mérite, il devrait singulièrement enrichir le débat sur le rapport entre l'homme et l'animal. Je craignais un parallèle entre solution finale et élevage industriel, mais il ne s'agit pas d'un parallèle: il s'agit d'une relation démontrée, preuves à l'appui. Il n'y a pas dans cet ouvrage une dimension pamphlétaire, mais une analyse historique.
Il est mesquin d'invoquer cela en premier lieu, mais la question me tient à coeur : l'un des éléments qui saute aux yeux est que Luc Ferry dans son Nouvel Ordre Ecologique avait tout faux. Je l'écrirais volontiers en majuscule. Mettons cela sur le compte de l'ignorance et de la légèreté. Ferry voulait démontrer le lien existant entre interdiction du gavage des oies par les nazis et solution finale (et donc entre "amour des bêtes" et nazisme). Patterson démontre l'inverse : la solution finale est intrinsèquement liée d'une part aux méthodes d'abattage industriel nées à Chicago en 1860, d'autre part à l'eugénisme international, dont les pôles furent les Etats Unis et l'Allemagne, qui s'est constitué en associant éleveurs et scientifiques soucieux d'améliorer le profil génétique de l'humanité. Les nombreuses allusions de Himmler à son passé d'éleveur de volailles, et la manière dont il s'est fondé sur cette pratique pour envisager la solution finale, est extrêmement éclairante.
Un autre point, parmi bien d'autres, est celui de la manière dont nous rabaissons d'autres hommes, à l'heure de les tuer, en les traitant d'animaux, de cafards, de porcs, de termites, de chiens, etc. Nous ne les traitons pas seulement ainsi verbalement : les Américains d'origine japonaise regroupés durant le 2de guerre le furent dans des étables, des écuries, des porcheries. Le transport dans des fourgons à bestiaux est un grand classique. La dégradation des Juifs à Auschwitz les amenait à sentir mauvais, marcher tête baissée, fuir les regards, etc.
Je cite Patterson (p.78): "Le philosophe allemand Friedrich Hegel soutenait que les Juifs ne pouvaient être assimilés dans la culture allemande car le matérialisme et l'avarice les incitaient à suivre 'une existence animale'." Plus loin, c'est un article de "Russie aujourd'hui", écrit par Vladislav Shumsky, qui est cité (malheureusement sans la date exacte): "Les Juifs ne sont pas meilleurs que les cochons et les chèvres, à cause de leur dépravation et de leur appât du gain excessif" (p.85). Hitler, cité p.79, déclare quant à lui que le Juif est comme "une troupe de rats qui se battent entre eux jusqu'à ce que le sang coule". (Parenthèse : les romans de Zola et de Verne sont aussi truffés de comparaisons animales intéressantes, par exemple, Zola : "Est-ce que deux loups, quand ils voient une femelle, ne se déchirent pas à coups de crocs... ?" cité de mémoire)
Le lecteur me pardonnera, mais mon interrogation ne porte pas sur les Juifs ainsi décrits, mais sur les "rats", les "chèvres", les "cochons" et plus généralement sur la conception de "l'existence animale" pour reprendre les mots de Hegel, que ces propos trahissent. Depuis quand les "cochons et les chèvres" manifestent-ils un "appât du gain excessif" ? Ce qui est évident dans ce type de stéréotypes, qu'ils soient appliqués aux Juifs, aux Noirs, aux Vietnamiens, ou à "ces cochons d'Allemands" de 1914, c'est non seulement qu'ils sont faux (à la manière dont peuvent l'être des stéréotypes, qui ne renvoient pas à une réalité mais à un schéma mental) mais qu'ils sont doublement faux. Car ils sont faux également dans leur définition de ce qui est "animal". Lorsqu'on entend dire que quelqu'un se comporte "comme un porc" ou "comme un chien", nous comprenons vaguement ce que cela veut dire ; mais le paradoxe est le suivant : les porcs véritables se conduisent-ils "comme des porcs" ? Les chiens véritables se conduisent-ils "comme des chiens" ? De même pour les rats, les loups, les "singes", les cafards, etc.
Eh bien NON. Ces "porcs", ces "chiens" sont purement conceptuels, ils n'ont pas de correspondant réel : dire que quelqu'un se conduit "comme un chien" équivaut peu ou prou à invoquer une créature imaginaire, un peu comme si nous disions que Untel se conduit "comme une licorne".
Il fait partie de tous les programmes génocidaires de disqualifier l'humanité des victimes afin de faciliter le travail des exécutants "non-psychopathes" (Patterson, p.77). Tant durant la guerre des Philippines(1905, je crois ?) où les Philippins furent regroupés en camps et livrés à la famine, que dans les camps nazis où Primo Levi montre bien la dévalorisation psychique induite par la déchéance corporelle et morale, facilitant de ce fait le travail ultime des bourreaux (pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Parce qu'ils sont des bêtes de somme, des bêtes de boucherie), le même processus est à l'oeuvre.
Mais ce processus ne culmine pas ici, pas plus qu'il n'y trouve ses racines. L'idée est quasi tautologique : à l'heure de les tuer, nous traitons les humains DE LA MEME MANIERE qu'à l'heure de les tuer, nous traitons les êtres vivants que nous appelons "animaux". C'est le même processus, c'est la même vision fantasmatique d'un être dévalorisé dont le signifiant n'existe pas. L'être qui se trouve là ne représente rien pour nous. Nous abattons et tuons des signifiés qui renvoient à des systèmes de représentations, et pas à des réalités. Mais leur mort est bien réelle.
Nous n'appelons pas "cochon" le cochon. Nous le traitons de cochon, nous le traitons comme un cochon. Il s'agit d'un être vivant que nous traitons de et comme un cochon, c'est à dire non plus une espèce vivante mais un être que nous avons volontairement dégradé, souillé, gardé dans des conditions abominables de saleté et de puanteur, et abattu sans remords, sous des railleries et des insultes autrefois, dans un silence glacé et sans recours aujourd'hui, comme condition de son abattage et de son utilisation. Et ce "cochon" dont on parle, je le répète, n'existe pas plus qu'un griffon ou une licorne. Ce n'est pas cela dont on parle quand on parle de cochon. Mais c'est bien là, oui, ce qu'on mange.
PS: pour poursuivre cette réflexion, une intéressante transcription d'une émission de France Culture où interviennent Florence Burgat, Elisabeth de Fontenay et Frédéric Gros, sur ce livre Eternal Treblinka. J'en suis presque désolé, mais je vois que mon idée sur "l'animalisation de l'animal" est employée ici dans les termes mêmes où je la concevais.
Pour le lecteur intéressé, voici deux petits films que j'ai tourné en Rondonia, dans une fazenda. J'ai été frappé par l'atmosphère de terreur qui régnait parmi les vaches, qui dans leur panique agissaient n'importe comment. Un observateur partial en eût conclu que les vaches sont des animaux stupides ou psychotiques. Il s'agit ici du couloir par où les vaches sont enfilées avant de monter dans les camions. Ici, elles étaient vaccinées. On en voit une tombée à terre, incapable de se relever, elle a reçu des dizaines de coups de talon mais je n'ai pu en filmer qu'un seul (c'est très bref, mais éloquent) :
Dans l'autre film, ses compagnes doivent lui sauter par dessus :
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