A plusieurs reprises (ici et ici), j'ai mentionné en passant le conflit opposant riziculteurs et Indiens dans l'état le plus septentrional du Brésil, l'Etat de Roraima, à la frontière du Venezuela et Guyana. Depuis 1977, avec une accélération dans les années 90, ont été lancées des enquêtes afin de délimiter les Terres Indiennes de cet Etat, prérogative du Ministère de la Justice, sachant que six ethnies principales sont très anciennement attestées.
Depuis les années 80, le front de colonisation s'est progressivement emparé des terres pour planter du riz, et le caractère pionnier de cet Etat a rendu toute légalisation des terres à la fois simple (corruption) et compliquée (lorsque la légalité commence à s'exercer). S'agissant d'une zone frontalière, le conflit est aiguisé par le soutien de plus en plus marqué de l'Armée brésilienne à la cause des fazendeiros qui s'estiment spoliés. Comme nombre d'Indiens survivent en travaillant dans les exploitations rizicoles, les riziculteurs les ont organisé et poussé à manifester leur mécontentement au vu du chômage qui s'annonce.
Voici deux photos extraites du blog Pajuaru.com, de Jessé Souza, journaliste, indigène, dont je citerai plus bas un article. Pour l'heure, il s'agit seulement d'éclairer le fonctionnement de l'industrie rizicole, qui s'approprie les cours d'eau, aplanit les sols et fait ce que bon lui semble sur une terre qui manifestement lui revient de droit divin (les photos sont de Jessé Souza, il me pardonnera je l'espère de les faire apparaître ici):
La Terre Indigène a finalement été homologuée par signature du président de la République. L'option retenue a été celle d'une démarcation continue, afin de ne pas entraver la circulation des groupes, au long de la frontière. La surface totale couvre environ 1.6 millions d'hectares, soit 55% de la surface de l'Etat de Roraima. Mais dans ces 55% on compte des terres appartenant déjà à l'Union (la République fédérale du Brésil), c'est-à-dire les Parcs Nationaux, les routes et voies ferrées et leurs abords, et la bordure frontalière de 150km. Que représentent les 45% laissé aux colons ? Une superficie supérieure à celle de l'Etat de Pernambouc, pour une population six fois inférieure.
Seule manque, désormais, l'étape de l'enregistrement notarié, les Terres Indigènes étant des biens inaliénables de l'union, dont les Indiens ont l'usufruit (sauf pour le sous-sol), droit reconnu par l'article VIII de la Constitution. Il ne s'agit donc pas d'une "cession", ni d'une "spoliation", et quant à la délimitation en zone de frontière, les Indiens sont aussi Brésiliens que les autres, les riziculteurs désappropriés.
Mais alors s'élève un tollé comme on n'en avait pas entendu depuis vingt ans. Un discours décomplexé, raciste, nationaliste, outrancier (il en est fait mention ici et ici, à propos des ONG en Amazonie), qui pour un Brésilien au fait de l'Histoire et du génocide amérindien a quelque chose d'hallucinant et de terrifiant, comme si l'on entendait, à Paris, des commentaires sur le fait qu'il y aurait "trop de Juifs". Ce discours outrancier n'est absolument pas anodin, ce n'est pas un prurit, il est l'expression d'une frange importante de l'opinion brésilienne, et ce qui est pire, de l'opinion éclairée, propre à manipuler les masses. C'est un discours que je ne sais comment qualifier, il n'est pas fasciste, ni nazi, il renvoie à un mouvement historique au Brésil, le mouvement "intégraliste", qui défilait dans les années trente en chemises vertes. Mélange de Positivisme (Indiens comme obstacle au Progrès), Catholicisme (Valeurs famille/travail/discipline), Nationalisme (les Indiens étant assimilés aux étrangers, et ceux-ci à des rongeurs).
Cette mouvance a porté l'affaire devant la Haute cour de justice (Supremo Tribunal Federal). Malheureusement, le premier rapporteur de leur requête (il y aura dix votes en tout), le ministre Ayres Britto, a écarté leurs prétentions au motif de leur inconstitutionnalité. Face aux protestations de l'armée et des ruralistes, le président du STF a décidé de reporter la décision à octobre ou novembre, ce qui est de mauvais augure et le signe d'un repli manifeste.
Je ne suis pas "Indigéniste", mais cette décomplexion me donne un haut le coeur. Je ne reconnais pas mon pays, le Brésil, qui sut au long des temps se montrer généreux, au point d'aller contre ses intérêts. C'est cela qui fait qu'un pays est aimable, ou qu'il ne l'est pas.
Ce discours "intégraliste" est illustré par le premier article que je cite (et traduis), publié par un député d'Etat dans un journal à grand tirage. L'argument central est que dès lors que les Indiens "contrôlent" 15% du territoire national, ce sont les "Blancs" qui doivent être considérés comme "pauvres et désemparés":
Titre : les Indiens ne se contentent plus de sifflets à roulette
(...) La population indigène, au Brésil, est clairsemée, quasi inexistante – au contraire des indigénistes (ces derniers se rencontrent à chaque coin de rue, et tous parlent un anglais impeccable).
Je cours le risque de sembler « politiquement incorrect », mais je ne puis taire mes sympathies pour les causes et aspirations des « blancs ». Il suffit de regarder pour comprendre: les indigènes, en pratique, jouissent déjà des prérogatives qu’ils réclament en justice [il les a comparés plus haut à des « nababs »]. Avec cet avantage supplémentaire qu’ils font les premières pages de la presse internationale et comptent avec son soutien inconditionnel.
(...)
Je ne suis pas adepte de l’école des “politiquement corrects”, et je n’ai pas le catéchisme des clercs progressistes. Je ne dois d’obligation à aucun courant idéologique. C’est pour cela que je n’éprouve aucune gêne à manifester ma sympathie illimitée à la cause des “blancs”. Tout ce qu’ils veulent, c’est travailler. Mon Dieu, est-ce que sous un gouvernement PT cela est devenu un péché ?
João Mellão Neto, journaliste, député d’Etat, a été député fédéral, secrétaire et ministre de gouvernement. Publié dans O Estado de São Paulo, 29/08/2008
Le contre-discours est tenu par un journaliste d'ascendance indigène, dans un journal local de Roraima. C'est un article courageux, étant donné l'état de siège officieusement proclamé à Boa Vista, et je désespère de voir dans des colonnes mieux divulguées des intellectuels brésiliens, autres que Viveiros de Castro et Carlos Fausto, qui sont ethnologues, exprimer une position aussi claire. Si les questions de l'autochtonie, de l'environnement, doivent toujours mettre au prise un front "ruraliste" (lobby agro-alimentaire) face aux indigènes et ONG, cela trahira l'incapacité de ce que l'on appelle intelligentsia à s'approprier les débats nationaux autres que ceux portant sur les favelas et la culture afro.
Voici donc intégralement l'article en question (éditorial cité par l'ISA):
Un ex-astronaute de la Nasa a récemment donné une interview où il disait que les USA maintiennent des contacts extraterrestres depuis les années 60, un sujet étouffé par le plus grand secret pour des raisons évidentes : le monde s’effondrerait si les hommes venaient à découvrir que nous ne sommes rien, que notre économie est du bluff, notre technologie une farce, nos transports, des charrettes à roues carrées, et nos croyances, un fiasco.
Plus personne ne croirait en les Eglises, les Gouvernements, les Puissances mondiales, et tout le monde apprendrait que tout cela est dépassé autant que les sodas à bouchon de liège. Nous découvririons, finalement, d’où nous venons, où nous allons, mettant fin au mystère de la vie et au sens de notre existence. Ce serait la fin.
Je considère le vote du ministre du Tribunal Suprême (Haute Cour de Justice) Ayres Britto, à propos de la Terre Indigène Raposa-Serra do Sol, comme le secret des extraterrestres révélé au monde politique local de Roraima. Les 108 points qu’il soulève sont effrayants, c’est pourquoi ce vote doit être contrecarré pour la survie de la façon locale de faire de la politique, pour maintenir le faux nationalisme, l’alarmisme au sujet d’une invasion étrangère et de la menace à la souveraineté.
Point par point, le jugement du ministre détruit chacun de ces arguments, tuant les monstres, détruisant les paranoïas, éclaircissant les lois et plaçant la Constitution Fédérale
à sa juste place, pour sauvegarder la véritable souveraineté et les droits des peuples indigènes.Chaque point évoqué par le ministre démasque les rodomontades, les faux arguments, la xénophobie, les rhétoriques, les préjugés et le racisme. Ligne après ligne, Ayres Britto rend à l’Histoire sa vérité, jugeant à qui revient le droit, et qui sont ceux qui le transgresse, qui envahit, qui véhicule des rumeurs d’apocalypse.
Si le vote du Ministre n’est pas contré par l’élite agraire et économique, tous ses discours deviendront obsolètes, et ils devront trouver de nouveaux arguments, de nouvelles paniques, de nouvelles paranoïas, de nouvelles façons de faire de la politique.
Ils devront refaire des plans, étudier de nouveaux comportements, respecter les lois, obéir à la Constitution, et considérer les peuples indigènes comme des gens, munis de droits, ayant contribué à la Nation.
Le vote d’Ayres Britto est un extraterrestre que le pouvoir local doit détruire et dissimuler. Sinon, la population locale va découvrir qu’une fois encore tout cela n’est rien d’autre que du raffut afin que les élites se maintiennent au pouvoir, par la grâce d’une panique qui paralyse, d’une incertitude qui permet d’engranger des voix et de maintenir un statut.
Les gens découvriraient que les sacs de soja ne protègent pas la souveraineté, et que le Brésil est composé de différences, un pays où les lois doivent être respectées et les institutions préservées, y compris contre les cocktails molotov. Jamais un vote ne fut plus terrifiant pour un pouvoir qui se juge au dessus de toute loi et de tout soupçon.
Par Jessé Souza, rédacteur en chef du journal Folha de Boa Vista (02/09/2008)
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