Deuxième conférence d'Eduardo Viveiros de Castro, aujourd'hui, à l'Institut d'Etudes Avancées. C'est vraiment l'endroit où il faut être, "pour voir et être vu" comme on dit au Brésil. Comme je n'ai pas lu Deleuze et Guattari, j'étais un peu largué, mais n'ai cessé pour cela de prendre un air concerné. En réalité, je pensais à autre chose, à une proposition de Lévi-Strauss inspirée de Saussure sur le mythe comme maladie du langage - je pensais que la philosophie peut-être était une maladie similaire, ou un virus mythique muté, qui dérive du fait que les hommes tentent en permanence de trouver une adéquation entre les mots et le monde.
Mais ce fut aussi l'occasion d'une expérience anthropologique intéressante. Comme le lecteur attentif a dû le remarquer, votre serviteur a vécu une humiliation hier, une double humiliation. Le directeur du comité de rédaction de l'Homme m'a écrit avant-hier pour m'annoncer que mon article ne correspondait pas à la ligne éditoriale, sans plus de précision. Croisant Descola hier, je m'en ouvre à lui, et il m'apprend qu'il est un des relecteurs de mon article (qu'il démolit au passage) mais s'avoue surpris car il n'a pas encore envoyé son commentaire à la rédaction. C'est pourquoi, croisant Jean Jamin dans le couloir, je lui ai demandé des explications. Bon, cela, c'était hier.
Aujourd'hui, l'esprit léger (j'ai un nouveau pantalon), je me rends à la conférence d'Eduardo. Bonjours et rebonjours, présentations, etc, et l'on me présente de ci de là, et je présente les uns aux autres, bref, mondanités. Sauf que certains, entendant mon nom - Anthropopotame - avaient des réactions étranges, comme s'ils se disaient "Ah oui, c'est le gars qui prétend entendre la voix des chats". Puis, croisant une vieille amie, elle me regarde avec étonnement, et me demande ce que je fais ici, alors qu'elle me croyait à Berkeley, en train de donner un cycle de conférences. "Mais non, lui dis-je, je suis allé à New York, et c'était pour voir ma soeur".
On comprend donc que mes collègues entretiennent deux perceptions fort différentes de ce que fait un Anthropopotame: pour les uns, il est crédible, et on l'invite même aux Etats Unis. Pour d'autres, c'est un illuminé zoophile. Bref, situation amusante, qui m'a donné l'occasion de raconter longuement l'histoire de mon nouveau pantalon.
Le mythe comme maladie du langage ?
En quoi le mythe - ou la philosophie - ou quoi que ce soit d'autre, d'ailleurs - seraient-ils susceptibles d'être ainsi qualifiés ?
Rédigé par : Fantômette | vendredi 16 jan 2009 à 14:31
Il s'agissait d'une boutade de Saussure, que reprend Lévi-Strauss. Saussure voit le langage comme système de différences (au niveau phonologique, des unités discrètes organisées par paires minimales d'opposition). Lévi-Strauss voit le mythe comme extension des règles génératives du langage à l'intelligence de l'univers, que le mythe décrit sous forme de paires d'oppositions (masculin/féminin, nature/culture, cru/cuit, etc.). Donc le mythe serait, en quelque sorte, une manière de faire coïncider le cosmos et le langage, en pliant le premier aux règles du second, puis de régler sa conduite en accord avec le résultat. Si l'on pense que le langage et le monde, n'étant pas de même nature, ne peuvent être réduits l'un à l'autre, alors il y a une forme de dérive illusoire à prétendre décrire le monde et à l'expliquer avec des mots. Si l'on pense, en revanche, qu'il y a coïncidence, alors le mythe n'est plus une maladie, mais un système descriptif adéquat.
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 16 jan 2009 à 15:43
J'ai souvent pensé que les mythes devaient être une forme de langage en soi. Vous écriviez ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, que le langage était une sorte d'encodage de la réalité permettant la communication entre personnes parlant la même langue.
En ce sens, il me semble que l'on peut voir dans le mythe un langage, ou, disons, une sorte de méta-langage, qui lui-même encode la réalité, et solidarise les membres d'un même groupe autour de la vision commune du monde que ce mythe leur suggère.
Aujourd'hui, il me semble pertinent d'assimiler au mythe le discours scientifique bien plus que le discours philosophique.
Rédigé par : Fantômette | vendredi 16 jan 2009 à 16:37
Je ne suis pas d'accord, Fantômette.
D'abord, la philosophie est une science au même titre que les autres. Le discours philosphique est donc un discours scientifique.
Ensuite, et c'est en cela que la philosophie émarge au sein des sciences humaines, elle prétend, tout comme la physique, être de portée générale. Aucune philosophie n'avouera, au sujet d'elle-même, qu'elle serait valable de ce côté-ci des Pyrénées mais pas de l'autre: elle est forcément universalisante et englobante. L'anthropologie, la socio, la géo, etc. sont posées comme étant des savoirs partiels, portant sur des fragments de réalité. La philosophie est à l'anthropologie ce que le mythe est à l'anecdote. Où réside, selon vous, la plus grande part de réalité?
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 16 jan 2009 à 17:13
Au passage, je constate que vous ne dites rien au sujet de mon nouveau pantalon.
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 16 jan 2009 à 17:32
Eh bien, de fait, je ne suis certaine que le mythe contienne moins de réalité que l'anecdote. Qu'il contienne une réalité différente, moins littérale, ou moins lisible, c'est possible. Mais qu'il en contienne moins... ?
Voilà le mythe :
"Dans le film... Aukê est l'esprit qui pousse les Indiens à se suicider. J'ai remarqué que subtilement, le réalisateur annonçait sa présence par le chant d'un oiseau, la Matinta Pereira... La Matinta Pereira peut être oiseau ou esprit. Elle est oiseau si elle répond quand vous l'appelez. Si elle se tait, c'est un esprit qui cherche à vous égarer."
Voilà l'anecdote :
"La première fois que je l'ai entendue, j'étais à Kumarumã, c'était la nuit, ma chambre donnait sur le marais, et j'ignorais que ce cri fût celui d'un oiseau, tant on dirait un homme qui siffle. J'ai été soudain paralysé, j'étais à l'écart du village et on aurait dit qu'un homme passait et repassait sous la fenêtre".
Alors ? Où réside selon vous la plus grande part de réalité ?
Rédigé par : Fantômette | vendredi 16 jan 2009 à 17:46
Vous savez, je fréquente surtout des hommes en robe, de fait. Je n'ai donc pas un goût très sûr en matière de pantalon.
Rédigé par : Fantômette | vendredi 16 jan 2009 à 17:50
Le mythe d'Aukê est un mythe compliqué, à rebondissements. La matinta perera n'y fait aucune apparition, c'était le choix du réalisateur de placer son chant ici. La "matinta perera" n'est pas un mythe, c'est un oiseau réel qui est entouré d'une aura légendaire. Pour répondre à votre question, eh bien je trouve que mon anecdote est plus réelle que le mythe d'Aukê!
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 16 jan 2009 à 17:54
"Vous savez, je fréquente surtout des hommes en robe, de fait. Je n'ai donc pas un goût très sûr en matière de pantalon."
Dommage. Nous étions faits l'un pour l'autre...
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 16 jan 2009 à 19:43
"eh bien je trouve que mon anecdote est plus réelle que le mythe d'Aukê!"
D'accord, je vous suis.
Mais la qualité d'un anthropologue ne réside t-elle pas dans sa capacité à trouver la réalité qui se cache à l'intérieur des mythes ? La réalité que le mythe dissimule et révèle pourtant, sur ceux qui l'ont construit, ceux qu'il met en scène, ceux qui le racontent, ceux qui le transmettent, ceux qui le contestent parfois peut-être ?
Rédigé par : Fantômette | samedi 17 jan 2009 à 11:42
Entendons-nous sur le terme "réalité". Le mythe expose des "réalités" mentales, c'est-à-dire des conformations de l'esprit humain face à certaines données ou configurations du cosmos. Cette conformation de l'esprit humain est lié à la capacité langagière. De ce point de vue, un mythe ne peut être soumis à l'épreuve de réalité, parce qu'il n'est ni vrai, ni faux : il est une production mentale adaptée à l'outil langagier dont nous disposons. Ce que nous retirons de l'analyse des mythes, c'est une disposition des populations concernées à l'égard de tel ou tel aspect de leur existence.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 17 jan 2009 à 11:51
Voici l'exemple d'un mythe Pataxo qui dérive d'un fait historique (la destruction de comptoirs portugais en 1560 par des Indiens dits "Aymorés"), exemple tiré de mon bouquin sur les Pataxo:
Dans les temps anciens, disent les Pataxó, les Portugais fondèrent une ville à la pointe de Juacema. Ils chargeaient sur leurs navires de l'or et des pierres précieuses et vivaient en paix avec les Indiens de la région. Mais un jour, le fils du capitaine portugais vola un bem-te-vi (Pitangus sulphuratus, oiseau de la famille des tyrannidés) qui appartenait au fils du chef indien, et il le tua. Alors les Indiens firent appel à des Tapuios, les Baquirá ou Bacurá, et leur demandèrent d'expulser les Portugais. Ces Tapuios vivaient sous terre ; pour se déplacer, ils creusaient des tunnels. Un jour, ils surgirent, émergeant de trous énormes qu'ils avaient creusés, ils massacrèrent les Portugais et détruisirent la ville, n'en laissant nulle trace. Puis ils retournèrent à leur domaine souterrain. Les Portugais, effrayés, décidèrent d'aller fonder leur capitale plus au nord, et ce fut Salvador. Les Baquirá laissèrent de leur passage les gigantesques puits verticaux qui ponctuent la terre rouge par endroits. Nul n'en connaît le fond, ni l'étendue souterraine. Et personne n'a plus habité en ces lieux : une lagoa tola, ou rivière folle, naît à quelques pas de la mer mais s'enfonce vers l'intérieur des terres. Dans un point d'eau enchanté (lagoa encantada) apparaît de temps en temps un coffre rempli de pierres précieuses, gardé par un caïman couleur d'or. Ceux qui veulent s'en emparer s'enfoncent dans la boue. Certains n'ont fait que l'apercevoir : c'est le cas d'Itambê, pajé* de Coroa Vermelha, qui reconnaît en être devenu fou, au point de ne plus penser qu'aux trois diamants énormes qu'il a entrevus, à la fortune qu'il a laissé échapper.
Les récits abondent sur cet endroit frappé d'enchantement. L'anthropologue Pedro Agostinho raconte que l'on retrouvait bien, sur la falaise, des morceaux de métal et de céramique prouvant l'existence d'un comptoir portugais mais aussi d'une ancienne présence indigène. Dans les années 1960 l'endroit fut mis en vente et aplani avec un bulldozer : on ne trouve désormais plus de traces matérielles de ce passé lointain.
« Ces Tapuios, explique Manoel Santana, vivaient sous la terre. Ils vivent toujours sous la terre ». Selon lui – selon d’autres également – le passage par Juacema fut rendu difficile, des années après cet épisode et jusque récemment, par les Indiens sauvages qui guettaient les voyageurs, dissimulés en haut de la falaise, pour les cribler de flèches. Juacema est donc avant tout un lieu où persiste et se manifeste, sous une forme ou sous une autre, un passé reculé, marqué du sceau du mythe et de l’enchantement. Les « Tapuios » qui sont ici mis en scène semblent en effet relever d'un arrière-plan mythologique très ancien, partagé par de nombreux peuples amérindiens : au commencement des temps, un pan de ciel s'est effondré pour former notre terre. Ce faisant, il a enseveli une humanité plus ancienne qui continue de peupler un monde souterrain.
Il est remarquable qu'un substrat mythologique si ancien permette aux Indiens d'aujourd'hui de penser un épisode historique. Les opposants aux revendications pataxó, ceux qui dénoncent si vivement leur « acculturation », voient ici une bonne partie de leur argumentation s'effondrer : quelle que soit l'ampleur de la catéchèse subie par eux, elle n'a pas étouffé la mémoire plus ancienne qui justifie qu'ils invoquent leur culture indigène. Mais il y a plus : il nous semble que l'histoire de Juacema est aussi un véritable « mystère » au sens religieux du terme, une mise en image d'une représentation mentale complexe. Nous nous rapprochons ici de la « vision cumulative » que décrit Chaumeil (1997 : 104), celle « d’un temps qui s’ajoute, comme des éléments qui s’empileraient les uns sur les autres. »
Ce récit d’inspiration historique mais de formulation mythique ouvre en effet quelques pistes de réflexion. En tant que mythe, il serait possible de l’analyser structuralement, en relevant les oppositions marquées : Indiens/Portugais, haut/bas, terre/mer. De plus, la mention de l’oiseau bem-te-vi me paraît liée symétriquement au nom des Tapuios en question, « Baquirá » ou « Bacurá », ce qui n’est pas sans évoquer le nom commun de l’engoulevent – bacurau (Chordeiles podager) – oiseau couleur de terre, qui passe ses journées blotti contre le sol où il se confond avec le tapis de feuilles mortes, pour ne chasser que la nuit. Lévi-Strauss souligne, dans la Potière jalouse (1985 : 53), la « connivence anciennement attestée de l’Engoulevent avec la mort et le monde souterrain », sous forme d’oiseau familier des esprits des morts, bons ou néfastes. Faute d’un corpus régional suffisant, nous ne faisons que mentionner cette piste, avec toutefois la certitude qu’elle nous donne que l’histoire de Juacema et des Indiens Tapuios est un mythe qui contient certaines grandes lignes des représentations pataxó, et tout particulièrement leur représentation du monde ancien.
Il pourrait s’agir ici d’une mise en image qui convertit le temps en espace ; on peut lire cette image comme une vision d’un temps qui échappe à la remémoration car il se situe hors du continuum des générations. Les Pataxó savent qu’ils ne sont pas des descendants, au sens biologique du terme, des « rudes Tapuias ». Un lapsus culturel les en sépare. Mais le lien qu’ils établissent avec ces prédécesseurs chtoniens, mués en ancêtres mythiques, est fondé sur la continuité de l’espace, espace conçu verticalement, diachroniquement ; l’une des manifestations les plus révélatrices de cette présence souterraine sont les urnes et ossements issus de traitements funéraires pratiqués dans les temps anciens, et qui affleurent parfois, ou sont découverts lors de la construction d’une maison. L’endroit est dès lors réputé hanté, et abandonné.
Rédigé par : anthropopotame | samedi 17 jan 2009 à 11:58