De culture allemande dans une ville tchèque, juif dans une société antisémite, dans l'atmosphère déliquescente des dernières années de l'empire d'Autriche-Hongrie, étranger à l'engagement sioniste ou socialiste de ses proches, vivant chez ses parents dans une atmosphère d'incompréhension mutuelle, et finalement écrivain ne parvenant pas à s'intéresser aux querelles littéraires de son temps, Kafka a vécu jusqu'à sa mort dans une forme d'exil intérieur, source de sa création, qu'un travail alimentaire menaçait d'ébranler. La figure de Kafka est fréquemment associée au labyrinthe, ce lieu dont chaque paroi est un obstacle dissimulant d'autres obstacles, lieu de passage et de perdition par excellence, dont la seule fonction est de vous entraîner à chercher une sortie. Cette sortie existe-t-elle ? Cette question est celle du sens, comme finalité, comme nécessité, comme justification.
Elle est posée de manière perceptible dans le texte inachevé "Les Recherches d'un chien", où apparaît un chien philosophe qui s'est exclu de la société de ses semblables :
"Quand je pense aujourd'hui au passé et que je me remémore les temps où je vivais encore au milieu de la société canine, un chien parmi les chiens, participant à tous les soucis des autres, je trouve, en regardant de plus près, que de tous temps quelque chose boitait; il y avait une petite fêlure; un léger malaise s'emparait de moi au cours des cérémonies les plus vénérables de notre peuple, et parfois même dans mon milieu familier; (...) le simple spectacle d'un congénère-chien qui m'était cher pouvait, vu en quelque sorte d'un autre œil, m'emplir d'embarras, de frayeur, de désarroi et même de désespoir."[1]
Cette fêlure entraînant désarroi et désespoir est née du spectacle de sept chiens dansant et chantant, ou se livrant à une activité apparentée à la danse et au chant, alors que notre chien était encore enfant. A cela le jeune spectateur découvre des explications mais ces explications ne portent que sur telle attitude ou sur tel instant. Aussi doit-il renoncer à cette première approche pour remonter aux origines, et ce parcours l'éloignera toujours davantage de ses semblables. Mais il faut remarquer que ce spectacle brise l'insouciance du chiot non parce qu'il ne peut trouver d'explication, mais parce qu'il ne peut s'empêcher d'en chercher une : cette recherche fera de lui un exilé.
Or dans les textes les plus fameux de Kafka, et particulièrement dans ses romans Le Procès et Le Château, la démarche diffère. Les protagonistes subissent un exil involontaire, ils ne sont que l'instrument de la recherche : une péripétie trouble leur existence sans leur accorder ni distance ni pouvoir de connaître, car c'est leur situation, non leur conscience, qui devient brusquement excentrique. L'éthologie est fertile en expériences de ce genre, consistant par exemple à peindre une abeille en bleu et à la réintroduire dans la ruche. Mais personne ne vient ici nous expliquer l'expérience en cours, ni ses tenants, ni ses aboutissants. C'est ainsi que Kafka nous oblige à accomplir nous-même ce trajet qui mène au désarroi et jusqu'au désespoir, à devenir nous-même le chien dont l'insouciance est brisée devant un spectacle qu'il ne comprend pas.
Le labyrinthe
La première étape consiste à soustraire un individu à son milieu, tout en l'y maintenant : c'est l'aliénation. L'exemple le plus frappant en est la nouvelle "La Métamorphose" : le lien entre Grégoire Samsa et sa famille est rompu par la transformation du premier en coléoptère. Par cette circonstance absurde, inexplicable, le personnage est exclu de l'univers auquel il appartient indépendamment de sa volonté. Loin de prendre ses distances avec le réel, il ne demande qu'à s'y réinsérer. De même, l'existence du fondé de pouvoir Joseph K. bascule du jour où on lui intente un procès, celle du géomètre K. lorsqu'il se voit refuser son entrée en fonction dans l'administration du château. Or cette exclusion est symbolique, ou à tout le moins, inefficiente. Joseph K reste libre de ses mouvements, nul ne viendra l'importuner, lui explique le brigadier venu l'arrêter :
"Vous êtes arrêté, certainement, mais cela ne vous empêche pas de vaquer à votre métier. Personne ne vous interdira de mener votre existence ordinaire."[2]
Et le géomètre, lui, n'est nullement sommé de partir, les fonctionnaires du château n'entravent en rien ses démarches :
"Au lieu de cela, ils laissaient K. s'insinuer partout où il voulait, du moins à l'intérieur du village, et par là le gâtaient et l'affaiblissaient, excluant là toute espèce de combat et renvoyant K., en revanche, à l'existence trouble et étrange qui n'avait pas trait à l'administration et dont il ne pouvait avoir aucune vue d'ensemble."[3]
Ce qui entraîne le récit, ce n'est donc pas le procès en soi, ni les lourdeurs administratives, mais bien plutôt l'activité des protagonistes, qui au lieu d'attendre les convocations ou les entretiens, se démènent, se hâtent, cherchent à tout prix à protester de leur innocence et de leur bon droit. Or, cette innocence et ce bon droit sont perdus progressivement, car il leur est impossible de les justifier. K. et Joseph K. doivent absolument prouver le bien-fondé de leur existence, doivent démontrer leur nécessité, mais cette nécessité n'existe qu'à l'intérieur du système dont on les a exclus, car la vie et le système sont liés, ainsi de l'administration du château :
"Jamais K n'avait vu nulle part l'administration et la vie à ce point imbriquées, tellement imbriquées qu'on avait parfois le sentiment que chacune avait pris la place de l'autre".[4]
Les personnages sont confrontés à un casse-tête, car si le système leur est nécessaire pour subsister, l'inverse n'est pas vrai. Le fait d'entreprendre des démarches est dangereux, car l'exclusion, de symbolique, pourrait devenir totale :
"Il fallait éviter à tout prix de se faire remarquer, rester tranquille même si on éprouvait la plus grande répugnance, tâcher de comprendre que cet immense organisme judiciaire restait toujours en quelque sorte dans les airs et que si l'on cherchait à y modifier quelque chose de sa propre autorité on supprimait le sol sous ses pas, se mettant ainsi en grand danger de tomber, alors que l'immense organisme pouvait facilement - tout se tenant dans son système - trouver une pièce de rechange et rester comme auparavant, à moins - et c'était le plus probable - qu'il n'en devînt encore plus vigoureux, plus attentif, plus sévère et plus méchant."[5]
Mais le fait de ne pas entreprendre de démarche peut se révéler tout aussi néfaste. L'individu laissé à lui-même ne serait plus qu'un électron libre, qui n'aurait plus aucune raison d'être, comme l'expérimente K. lorsqu'il a perdu, par sa faute, toute chance de rencontrer le mythique Klamm :
"Lorsque la seule lueur restante qui retînt un peu le regard errant fut la fente de la galerie de bois, là-haut, K. eut le sentiment qu'on avait coupé toute liaison avec lui, qu'il était désormais certes plus libre que jamais et qu'en ce lieu naguère interdit il pouvait attendre aussi longtemps qu'il voulait, qu'il avait conquis cette liberté de haute lutte comme personne d'autre ou presque et que nul n'avait le droit de le toucher ou de le chasser, ni même de lui adresser la parole, mais (et cette conviction était au moins aussi forte) qu'il n'y avait rien de plus dépourvu de sens, rien de plus désespéré que cette liberté, cette attente, cette invulnérabilité."[6]
En effet, hors du système, plus rien ne justifie l'existence du géomètre ou du fondé de pouvoir, aussi ne peuvent-ils même songer à renoncer : "même dans le cas ou l'espoir est très faible, je n'ai pas le droit de ne pas courir ma chance"[7], dit un autre accusé à Joseph K., car c'est le sens même de la vie qui est
en jeu ici; mieux vaut se perdre dans les arcanes de ces systèmes que d'en sortir, car la justification de l'existence se trouve à l'intérieur. Or il en va de ces systèmes ou organismes, machine de la Justice, de l'Administration, comme de ces mécanismes aberrants où une bille lancée fait tourner une crémaillère, libère un poids, heurte une boule en équilibre sur un jet d'eau, et où chacune de ces actions déclenche d'autres mécanismes, qui se reforment de manière détournée, toujours plus complexe, ou se dispersent à l'infini, de sorte que l'esprit du personnage - et du lecteur - se perd dans les méandres des causes et des effets et ne peut s'apercevoir que l'ensemble n'a pas de justification, ni de finalité, et donc qu'eux-mêmes, partie de l'ensemble, sont sans motif ni fondement, donc sans nécessité. Et c'est l'absence de nécessité de la réalité, et non le fait que celle-ci soit hostile, qui la rend incompatible avec la conscience.
Le cul-de-sac
Si nous pensons à présent à l'apologue de la loi que Joseph K. entend dans la cathédrale, et qui augure la fin du procès, nous pouvons suggérer que la loi, cette enceinte où l'homme de la campagne cherche à pénétrer, mais dont un gardien lui interdit l'entrée, est cette nécessité que l'homme recherche, et dont les portes ne s'ouvrent que lorsque accablé par les ans il n'a plus la force de se lever. C'est de son propre chef que l'homme de la campagne va à la rencontre de la Loi, Loi à laquelle il appartient déjà. Pour découvrir la Loi, il lui faudrait s'en abstraire, ce qui lui est impossible ; tant que l'homme vit au sein de la Loi, le problème de sa justification au sein de la Loi d'une part, et de la justification de la Loi d'autre part, ne se pose pas. Mais dès lors qu'il cherche à penser et à se penser au sein de l'ensemble où il évolue, il s'affranchit de cet ensemble et ne peut plus trouver aucune justification à la Loi, puisque, s'en abstrayant, il a renoncé à sa propre justification. La recherche du sens, de la nécessité de sa propre existence, était pour cet homme la nécessité, mais cette découverte ne peut intervenir que trop tard, lorsqu'à la mort la recherche doit forcément s'achever.
L'illusion de la nécessité serait donc, pour la conscience, aussi indéracinable que l'est pour l'inconscient, l'illusion de l'éternité[8]. Quiconque recherche la nécessité est voué à une quête sans but, car sans
fondement. Seule la mort pourrait enseigner à la conscience que la nécessité n'existe pas, de même que l'inconscient, le moi profond, ne pourrait se voir mort qu'une fois mort, c'est-à-dire quand il ne peut plus se voir. Citons à ce propos ce passage du De Kafka à Kafka, de Maurice Blanchot :
"On peut dire de l'absurde dont on voudrait faire la mesure [de la pensée de Kafka] ce qu'il dit lui-même du peuple des cloportes : "Essaie seulement de te faire comprendre du cloporte : si tu arrives à lui demander le but de son travail tu auras du même coup éliminé le peuple des cloportes". Dès que la pensée rencontre l'absurde, cette rencontre signifie la fin de l'absurde."[9]
Ce n'est pas la pensée qui met fin à l'absurde. Qu'un cloporte s'interroge sur le but de son travail, et il cesse d'être un cloporte pour n'être plus qu'une interrogation sans réponse. La fin de l'absurde ne peut être atteinte que par la fin de la pensée, donc par la mort ; car le but d'une existence n'est que d'arriver à son terme ; le terme, c'est la mort ; le découvrir, c'est mourir. C'est pourquoi Joseph K. et K. doivent à tout prix réintégrer l'univers auquel ils appartiennent, pour que cesse l'interrogation, car la logique les amènerait à découvrir la vanité de leur quête - à savoir qu'ils n'ont eux-mêmes aucune nécessité. La conscience a besoin de sens, elle élude l'absurde tout comme l'inconscient élude la fin d'une chute en nous réveillant en sursaut. Pour préserver l'individu, la conscience et l'inconscient marchent main dans la main, ce qui fait dire au narrateur du Procès :
"La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre."[10]
Ce n'est qu'une fois mort que l'on peut affronter l'idée que la vie n'a pas de sens, qu'elle est donc insensée, folle, absurde, et que le seul terme à l'absurde est la mort. Mais insuffler cette idée que leur existence n'a aucun sens au géomètre ou au fondé de pouvoir, tout comme transmettre cette idée au lecteur, relève de la gageure, de même que l'on pourra lui présenter mille scènes d'agonie sans le persuader intimement qu'il va mourir : toute démonstration, tout raisonnement fait appel à la logique, est voué au sens, et aucune logique ne peut aboutir à nier son propre fonctionnement - ainsi la conscience gardera-t-elle l'illusion de sa nécessité, en préservant la nécessité du monde. En mourant "comme un chien", Joseph K. éprouve la honte de voir sa nécessité niée. Quant au personnage du Château, son obstination fait que le récit ne peut avoir de fin, puisque le château lui-même n'a pas de finalité, et qu'il ne peut y avoir de réponse à la question, sinon par la mort du questionneur.
Pour un écrivain, la difficulté réside en ceci que l'absurde, le non sens, ne peut-être expliqué, ni compris. La démonstration de l'absurde est une démonstration par l'absurde : elle ne se fonde pas sur l'explication, mais sur l'aporie. Le raisonnement est mené jusqu'à l'impasse pour faire surgir l'impasse, non pour la franchir.
L'enjeu, pour Kafka comme pour Schopenhauer, ne se situe pas dans la réponse, mais dans la question. Comme le dit celui-ci :
"Si donc un homme ose soulever cette question : "pourquoi le néant n'est-il pas plutôt que ce monde ?", le monde ne peut se justifier de lui-même, il ne peut trouver en lui-même aucune raison, aucune cause finale de son existence, il ne peut démontrer qu'il existe en vue de lui-même, c'est-à-dire pour son propre avantage."[11]
Le monde restera muet, mais devant l'absurde, la conscience s'accrochera toujours à quelque bribe de sens, seule alternative au néant, d'où le sentiment équivoque d'irritation et d'angoisse du lecteur en achevant un récit de Kafka. On ne peut, sans susciter un trouble, ôter son sens au réel, c'est-à-dire lui retrancher précisément ce qui fait sa réalité, selon le sens commun, pour vérifier qu'il recouvre bien le non-sens, le hors-sens, le rien.
[1] KAFKA Franz, "Les recherches d'un chien", trad. C.David, in Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1980, vol.II, p.674
[2] KAFKA Franz, Le Procès, trad. A.Vialatte, Gallimard, Folio, 1995, p.39
[3] KAFKA Franz, Le Château, trad. B.Lortholary, GF Flammarion, 1995, p.86 - C'est moi qui souligne.
[4] Château, p.86
[5] Procès, p.158
[6] Château, p.140 - c'est moi qui souligne.
[7] Procès, p.217
[8] Cf. FREUD Sigmund, "Notre relation à la mort": "C'est que notre propre mort ne nous est pas représentable et aussi souvent que nous tentons de nous la représenter nous pouvons remarquer qu'en réalité nous continuons à être là en tant que spectateur (...). Dans l'inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité." in: Essais de Psychanalyse, Payot, 1981, p.26. A noter que Schopenhauer soutient le même avis (MVR, p.358 passim): la mort n'existe que dans la représentation, pas dans la volonté, aussi l'homme, sachant qu'il va mourir, ne peut se pénétrer de cette idée, car ce n'est qu'une réflexion provenant de notre esprit rationnel, qui ne peut rien contre la voix de la nature qui nous garantit l'éternité du présent.
[9] BLANCHOT Maurice, De Kafka à Kafka, Gallimard, "Idées", 1981, p.65
[10] Procès, p.279
[11] MVR, p.1342
Merci d'avoir rétabli ce fort intéressant billet, cher anthropopotame.
Je vous livre juste un petit commentaire, pour le seul plaisir de jouer un peu sur les mots de votre titre - que j'aime beaucoup.
Un labyrinthe pourrait, après tout, être défini comme une accumulation et un enchevêtrement d'impasses et de chemins.
Venir heurter, encore et encore, des pieds, des poings et de la tête, les mêmes stupides murs qui nous barrent la route, et nous forcent à retourner en arrière ne signifie pas qu'il n'y a pas de chemin à chercher. Simplement qu'il reste à trouver.
Rédigé par : Fantômette | dimanche 15 fév 2009 à 22:12
C'est un texte déjà ancien. Je n'avais pas trente ans quand je l'ai écrit. Aujourd'hui je dirais bien sûr que la fin de la pensée n'est pas la mort mais la folie.
Le fait est que l'espèce humaine ne devrait pas se soucier de ces choses là. Mieux vaut aimer, se rencontrer, croire toujours que quelque chose est possible - ce qui est vrai parfois.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 15 fév 2009 à 22:18