Depuis un peu plus d'un mois déjà je m'efforce d'assurer mes cours en fac de lettres, bloquée depuis 10 semaines, car j'ai la flemme de me rendre en fac de sciences, à l'autre bout de la ville. A part un léger épisode de violence au début, tout allait bien.
Mais les étudiants bloqueurs, voyant la fin du semestre approcher, commencent à se poser des questions : "Bin zut, alors nous on se sacrifie et nos camarades suivent des cours en dépit du blocage? Si cela continue, l'année risque d'être validée :(..."
Donc on observe une recrudescence d'opérations coup de poing. Les bloqueurs sont informés, par ceux de nos étudiants qui sont grévistes, des lieux où se dérouleront les cours prévus.
Ainsi, ce matin, ils étaient cinq à m'attendre, dissimulés parmi mes trente étudiants. Ils me bloquent l'accès à une première salle. Je les prends en photo. "C'est pourquoi ces photos?" "Pour la commission de discipline", leur dis-je. Ils font obstacle avec leur corps en disant "Il faut pas s'énerver, pourquoi vous vous énerver, hein?" Je leur ai fait observer que j'étais on ne peut plus calme. Deux collègues grévistes me tombent dessus, rameutés par les bloqueurs : "C'est quoi ça, qui êtes vous d'abord, il est interdit de faire cours aux Tanneurs!! Il paraît que vous prenez les étudiants en photos, à quel titre?" Et l'un, excité, disant appartenir à la fac de Droit (dont ce ne sont pas les locaux): ""S'il arrive un accident c'est vous qui serez responsable! La sécurité n'est pas assurée en Lettres!" - alors que les cours de concours se déroulent normalement un peu partout dans le même bâtiment...
Bien. Allers-retours au secrétariat, et je décide de donner cours dans la salle des enseignants, où se trouvent nos casiers, et qui se ferme au digicode. J'explique aux bloqueurs que cette salle ne leur est pas ouverte, et demande à mes étudiants d'entrer. Seules DEUX étudiantes entrent décidément dans la salle. Les 28 autres reculent, reculent. Je referme la salle et vais les chercher: "Ecoutez, ils sont cinq, vous êtes trente, de quoi avez-vous peur? Personne n'a de batte de base-ball ici" "Ben si c'est interdit de faire cours..."
"Interdit de faire cours": superbe résultat obtenu par les bloqueurs. Je leur annonce donc que je donnerai cours aux deux personnes présentes dans la salle, et j'y retourne. Une fois enfermé à l'intérieur, les bloqueurs tambourinent, battent la porte etc... jusqu'au moment où l'une d'entre eux, radieuse, ouvre la porte grâce au digicode... Je remercie le collègue qui le leur a donné - et je vois peu ou prou qui c'est.
Scène deux: trois étudiants bloqueurs s'installent dans la salle, je leur propose d'assister au cours "Certainement pas! Moi je suis solidaire de mes camarades!" J'apprends que cette étudiante est en psycho, et je lui demande en quoi elle est concernée par la mastérisation des concours? "Je suis solidaire!"
Je salue son courage. "Bravo lui dis-je, vous faites preuve de courage et de fermeté. Et il en faut pour annuler un semestre universitaire ! Votre courage ne consiste pas uniquement à renoncer à votre diplôme, mais aussi à faire en sorte que tous vos collègues y renoncent en même temps. Je m'incline."
Ils chantent Edith Piaf, font jouer leur téléphone, tandis que je donne tranquillement cours, en demandant à mes étudiantes de lire et parler normalement, sans élever la voix. J'entends des bloqueurs dehors - la porte est ouverte depuis 20 minutes- , venus en force, parlant de moi : "Le mec à l'intérieur veut pas arrêter son cours".
Un étudiant barbu m'interrompt quand je parle à mes étudiants, fait des jeux de mots sur mon nom - je le lui ai donné mais il n'a pas voulu me donner le sien - je lui demande à quel moment je lui ai adressé la parole? Il ne répond rien.
Une autre - celle de psycho - m'entame son refrain en langue de bois "Mais vous ne comprenez pas qu'il faut être tous unis face à la situation !" J'observe que je n'empêche personne de faire grève, et que j'apprécierais que l'on me laisse, en retour, ne pas faire grève. "Vos étudiants ont jugé votre attitude infantile, oui monsieur, infantile!" "Mmmmh, lui dis-je, il me semble qu'ils ont plutôt jugé votre attitude à vous terrorisante."
Une autre bloqueuse, à peine sevrée, s'installe dans la chaise à côté de moi, et d'un air de défi pose son café sur la table, comme si la situation devait durer, qu'elle prenait donc ses aises. A la voir si jeune et si menue je ne puis m'empêcher d'être attendri. Je lui demande si elle aurait l'amabilité de m'en apporter un également. Stupéfaite, elle se récrie : "Ah ça! Ben non ! Certainement pas!"
Bref, cela dure une demie-heure, après ils se fatiguent de crier, chanter, se relayer (ils sont désormais une vingtaine à la porte mais bizarrement n'osent pas entrer à plus de deux ou trois), ils finissent par s'en aller et finalement je donne les deux dernière heures de cours tout à fait normalement.
C'est ubuesque cette situation! Ca fait un petit bout de temps que j'ai quitté les bancs des facs françaises mais la situation semble se dégrader un peu plus chaque année. Pensée unique quand tu nous tiens.. Difficile d'entamer le dialogue il semble ! Bon courage en tout cas !
Rédigé par : Elo | mardi 14 avr 2009 à 21:48
Vous êtes bien aimable pour eux! Vous appelez ça une pensée, vous!?... C'est justement cette absence (bavarde!) d'analyse qui est saisissante. Je dirais confort, conformisme, réflexe, et ceci, ce lyrisme de pacotille, va bien plus loin que leur jeune âge... Et tout ce que cela renvoie de notre époque, toute la partie immergée, est terrifiante...
Rédigé par : lataupe | mercredi 15 avr 2009 à 12:53
Je crois que le seul élément un peu amusant et qui donne à réfléchir est : combien de temps, en minutes, peut-on tambouriner à une porte, entrechoquer des chaises, chanter faux Edith Piaf, faire sonner son portable, avant de se trouver stupide ?
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 15 avr 2009 à 13:28
Super recit.
Rédigé par : Le Piou | mercredi 15 avr 2009 à 19:23
@ Le Piou: si ce récit t'a plu, je suis payé de mon humiliation ;-)
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 15 avr 2009 à 20:07
Tu devrais leur faire un cours (aux bloqueurs puisqu'ils sont là) sur le mouton de Panurge mais en abordant la question d'un point de vue anthropo avec exemples piochés dans l'Histoire.
Sinon j'ai aussi bien aimé ton récit et je brule de découvrir tes journaux de voyage.
Rédigé par : mouton | jeudi 16 avr 2009 à 02:37