Tant Nicolas Sarkozy que Dominique de Villepin se sont formés dans le giron de gouvernements successifs. Tous deux sont au fait de la manière dont se prennent les décisions, et doublent le système institutionnel d'un réseau personnel que chaque profession met en place. Les membres du gouvernement, les conseillers, membres de commissions, les députés, les sénateurs, n'ont d'efficacité et de poids que dans la mesure où ils ont tissé des liens personnels qui leur permet d'être efficaces dans leurs propositions, de monnayer leur appui et de bénéficier de toute sorte de passe-droits, coups de pouce, pistons, bénéficiant à leurs conjoints, leur progéniture, leurs neveux et nièces, etc. Le fait d'être un moteur de proposition est fort secondaire par rapport à cela.
Informations financières, logements, appuis multiples, cooptation, népotisme, tout cela fait partie du quotidien du monde politique, au sens où ce monde est une corporation où pénètrent les représentants professionnels du peuple (tous ceux que l'on trouve depuis vingt ou trente ans à la tête de départements, de régions et/ou de partis politiques), d'une part, et d'autre part les administrateurs professionnels que sont les énarques, un peu à la manière dont la corporation des agrégés a pénétré le monde universitaire.
Le procès Clearstream fait donc apparaître une faille dont le grand public n'a qu'une idée très imparfaite, et dont on ne peut qu'estimer la profondeur. Or, à entendre la première sortie de Dominique de Villepin - "je suis ici par la volonté d'un homme, et je sortirai blanchi au nom du peuple français" -j'ai eu l'impression très nette que la faille pouvait s'agrandir, se dissoudre en craquelures devenant autant de failles nouvelles qui pourraient, qui sait, aboutir à un effondrement.
La tradition portée par Dominique de Villepin est de toute les mémoires: la "vieille France" d'une vieille Europe, riche d'histoire et d'implication dans les affaires du monde. Culte du Verbe, imprégnation culturelle, mais aussi héritière des équilibres issus de la Restauration post-napoléonienne où les conflits européens se sont résolus par leur externalisation, dont les empires coloniaux sont un avatar. Toute la difficulté éprouvée par les tenants de cette tradition est de maintenir la superbe qui permit à la France d'intégrer le Conseil de Sécurité alors même que le pays était exsangue et ses gouvernants sujets à suspicion. La force de cette tradition est qu'elle identifie la continuité de l'Etat à un principe métaphysique que Kantorowicz a popularisé par la théorie des "deux corps du roi".
Les tenants de cette tradition, s'ils se soucient des affaires courantes, s'affairent également à perpétuer ce que l'on appelle "la France éternelle". Que celle-ci soit un mythe ne change rien à la légitimité qu'on peut y puiser pour adresser aux Nations Unies un discours plein de panache et de références. Le passé a aussi sont poids, et dans les jeux d'influence les poids militaire ou économique ne sont que des éléments d'appréciation parmi d'autre. C'est toute la différence, mettons, entre la Grèce et les Iles Caïmans. Cela n'empêche en rien Dominique de Villepin et consorts d'user de l'Etat, ou d'en avoir usé, à sa guise, d'avoir bénéficié d'appuis indus, d'avoir appuyé des politiques injustes, d'avoir cédé aux pressions des lobbyistes qui forment le fonds de commerce des partis de droite. Il incarne ou veut incarner également autre chose, une chose immatérielle qui telle un feu-follet saute d'une génération à l'autre, passe d'un individu à l'autre, d'un de Gaulle à un Mitterrand, comme une idée qui vous pénètre et que vous finissez par incarner réellement.
Face à cela se dresse une tradition émergente, celle d'une génération politique qui n'a jamais tranché entre le monde de la représentation et le monde des affaires. Il ne s'agit pas là de double affiliation, ou de double allégeance: il s'agit véritablement de double appartenance. Chirac a bénéficié de passe-droits et continue de tirer profit, comme Mitterrand en son temps, d'amitiés nouées dans le monde des affaires. Mais cela ne faisait pas d'eux des hommes d'affaire. Nicolas Sarkozy n'établit pas la distinction entre gouverner un pays et gérer une entreprise. Il n'a qu'un seul univers de référence, et il lui appartient au même titre que les Dassault, les Bouygues, les Bolloré, les Lagardère, les Arnault, et consorts.
La puissance ne peut dériver, dans cette optique, que de l'argent, et en aucun cas d'une continuité séculaire. Ce que Sarkozy a fondé, c'est une oligarchie dont on ne trouve d'exemple que dans le Second Empire. La plainte déposée par Nicolas Sarkozy porte sur le fait qu'un faux compte bancaire lui ait été imputé. La justice doit se prononcer sur la manière dont a surgi ce faux compte bancaire. Mais le risque est grand de voir surgir une philosophie prédominante à la tête de l'Etat, qui associe de manière un peu trop insistante le pouvoir et l'argent. Dans La Curée, roman de Zola, un personnage d'affairiste déclare ingénument à la fin d'un repas, à propos de ce qu'il a mangé : "C'est que voyez-vous, quand on gagne de l'argent, tout est bon." Il est écrit dans le roman que "ces paroles glacèrent les hommes graves" - non parce qu'elles seraient fausses, mais parce qu'elles furent prononcées.
Le procès Clearstream offre de ce point de vue un espace inattendu: un espace de parole, où tout ce qui se dira sera de toute façon de ces choses qu'il vaut mieux ne pas dire.
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