Le 6 juin
Le temps était incertain ce matin, je ne suis pas allé au champ. Mais ma cousine Isabelle nous a invités à déjeuner, avec Cyril et Amandine, et je file voir mes amies à peine les salutations achevées. Elles étaient côté nord, réunies avec celles du champ d’à côté, en longs conciliabules. Allongées pour la plupart. Je me suis approché lentement, en m’accroupissant régulièrement, pour qu’elles soient sûres que c’était bien moi. Je me suis senti envahi de joie à les sentir contentes. Je ne sais comment de tels sentiments se diffusent, mais elles m’ont entouré avec une curiosité mêlée de gaité. Pour la première fois, je les caresse, mais elles s’écartent aussitôt. De retour chez Isabelle, Cyril m’explique qu’elles sont assez lunatiques, peuvent être de franchement mauvaise humeur certains jours et toutes guillerettes un autre.
Il m’annonce également que le taureau avec l’abcès est parti à l’abattoir la semaine dernière. Il n’a fait aucune difficulté pour monter dans la bétaillère qu’il connaissait déjà. « L’abattoir n’a pas appelé, ça veut dire qu’il n’y avait pas de problème [de santé ou d’hygiène]. » Le taureau avait cessé de s’alimenter depuis quelques jours – je crois que son abcès était si douloureux qu’il n’arrivait plus à passer la tête par-dessus le parapet bétonné.
Nous mangeons du rôti de bœuf, tiré d’une des vaches de l’exploitation. La viande est ferme, les fibres serrées. Encore une fois nous parlons de la difficulté à manger des animaux que nous connaissons. Cyril répète que ça ne lui pose pas de problème, mais il ne pousse pas la curiosité jusqu’à vérifier le numéro de celle que nous mangeons. Je lui demande si elles se laisseront caresser par moi un jour ; il pense que oui, et me raconte qu’il avait au début une vache de prédilection, qui le laissait monter sur son dos quand elle était couchée. C’était une meneuse, il y était attaché, mais à son premier veau l’accouchement s’est mal passé, le veau est mort né. « Bon, c’est une meneuse, on ne va pas la sacrifier maintenant, on va la garder et voir ce qui va se passer » L’année suivante, même chose, le veau meurt. « Ah là! Là, c’est plus possible. On peut pas garder une vache comme ça à l’exploitation. »
A 18h30, après la sieste, je reviens au champ, bien décidé à y passer la nuit. Le temps est variable, il ne fait pas chaud, mais j’ai peur de n’avoir plus d’autre occasion. Je pends mon hamac dans l’enclos, enfile mon sac à dos dans un sac plastique, pends ma lampe à la corde du hamac. Elles sont à l’est, près de l’étang.
Cristina est isolée au sud est, coincée dans un bout de champ.
Son œil droit est très irrité, presque purulent, plein de mouches. C’est
vraiment une vache majestueuse, massive, puissante. Je me sens bien avec elle.
Elles ont brouté l’herbe à ras, mais ont laissé quelques épis. Il y a du vent
et de gros nuages mais Cyril pense qu’il ne va pas pleuvoir. Le troupeau est
reparti, je reste seul avec Cristina, je la regarde faire. Son cou est comme
marbré par les replis. De grosses veines parcourent l’intérieur de ses cuisses.
Elle fait des aller-retour dans l’espace réduit, arrachant la pointe de l’herbe
pas bien grande, n’en laissant que deux ou trois centimètres.
Maria vient à son tour, je la reconnais à ses oreilles déchirées. Elle broute à un rythme plus rapide que Cristina, avec des mouvements plus brusques. Je suis assis là où elle voulait brouter, elle vient me renifler. Ce n’est pas un reniflement d’identification, elle n’émet pas de petits souffles rapides, juste quelques longues inspirations à trente centimètres de mon cahier et de mon visage, puis se détourne tranquillement. Elle est pleine de plis et de replis sur le menton et sur le cou.
Puis viennent Laura, Yasmina et Julia. Laura a une tête d’aurochs, une mèche blanc-grisâtre sur le front, les cornes bien levées. Elle broute soigneusement le même endroit. Un petit salut au passage (se dirige vers moi, s’arrête à cinquante centimètres, hoche la tête, se gratte le flanc d’un coup de corne, et poursuit son chemin).
Yasmina, beige presque crémeuse, comme aspergée par un peintre de traînées rousses. Museau court, tête large et haute, oreilles velues. Ses pis sont gonflés déjà. Elle vient me voir en me contournant, préfère me renifler le dos.
Aïe, la suivante est Marta. Elle fonce droit sur moi, souffle, balance la tête. Colle son museau à l’objectif de l’appareil photo, me pousse, écarte violemment mon pied quand je le lève. Elle n’arrête que quand je me redresse, et va deux mètres plus loin. Elle est plus svelte que les autres, on ne dirait pas qu’elle est enceinte.
19h15 : plus personne à l’est du champ. Cristina est repartie aussi, après une longue inspiration face à moi. Les grillons commencent à chanter, et les merles.
19h35 : je m’amuse avec les vaches du champ d’à côté
qui ne me connaissent pas. Se bousculent pour me voir mais se débrouillent pour
pousser leurs compagnes au contact, se tenant à l’abri derrière elles tout en
ayant une vue dégagée. L’une, toute jeune, a un air stupéfait.
Elle se tient
bien droite, prête à bondir ; on la pousse à l’arrière, elle fait un saut
de côté et se retourne comme pour dire « Mais
arrrrêêêêêt-heu ! » Il y a deux vaches plus âgées, qui sont là pour
discipliner les génisses. Je me mets à longer la bordure du champ en
courant : elles galopent, ruent, font des bonds, s’écartent puis
reviennent en caracolant. Du coup l’agitation gagne mon petit troupeau et
Madalena vient aux nouvelles en courant, ainsi que Manuela (7654). Je reste
debout face à Manuela qui ne comprend pas ce que j’ai de si intéressant. Je lui
caresse le flanc en passant à côté d’elle.
Basilic est venu à son tour, non vers moi mais vers ses
jeunes concubines hors de portée. Il meugle doucement, gravement, à intervalle
assez lent. Il fait les cent pas devant la clôture et observe les belles
jeunettes de l’autre troupeau.
Quand le trouble se communique, ce peut être de très loin, et elles mettent un moment à se calmer, cinq à dix minutes.
Luisa, un peu plus loin : petit air de Droopy, toute tassée et fripée.
Voilà plus d’une heure qu’elles broutent (et broutaient avant mon arrivée). Il n’y a plus grand-chose à manger : les éleveurs les mettent au régime avant l’accouchement, afin que leur gras n’entrave pas le travail.
A 19h55 : j’observe et je filme Basilic de très près, dans ses manœuvres pour garder l’attention des blondes d’à côté. Meuglement bref, toutes les cinq à dix secondes. Je le contourne pour mieux le filmer, et voilà que ça l’énerve et déploie le même meuglement contre moi, grattant la terre, me suivant sur quelques mètres, jusqu’à ce que je m’éloigne de la clôture qu’il est en train de surveiller.
Je me mets dans le hamac, et cela énerve encore plus Basilic, qui n’essaye toutefois pas de m’approcher.
A l’abreuvoir, sur lequel j’ai une vue dégagée, Yasmina et Julia en pleins câlins. Luisa les écarte. Elles reprennent leurs marques d’affection puis s’éloignent l’une de l’autre. Je crois qu’elles sont sensiblement du même âge, toutes les deux (cinq ou six ans). Luisa a dix ans et plus.
A 20h, elles repartent à l’est. Il y a des grillons partout. 20h10 : elles reviennent. Le champ est entièrement brouté à présent, elles se dépensent beaucoup plus pour assouvir leur faim, et cela, je suppose, leur creuse l’appétit. A 20h40, ce doit être leur dixième aller-retour en deux heures. 21h paix totale. Dans tous les champs les vaches broutent. Basilic longe toujours la clôture nord, à mi-chemin entre les deux troupeaux.
21h15 : long câlin entre Eva et Marta à l’abreuvoir – équivalent pour elles de la machine à café dans nos bureaux – je prends plein de photos puis la batterie meurt. Le froid tombe.
Marcia et Basilic broutent ensemble un long moment. Je crois que je viens de voir passer un engoulevent. Elles n’ont pas l’air de vouloir se coucher ; pourtant demain c’est lundi.
21h50 : dans le champ d’à côté, un combat corne à corne qui s’éternise. Comme il n’y a ni vainqueure ni vaincue, j’en déduis qu’elles sont en train de jouer.
22h : l’une s’est enfin calmée (notes hachées car à mesure que je les recopie la petite chatte du jardin essaye de monter sur la table de la cuisine). C’est Cristina je crois. Elles sont revenues par ici, Madalena et Marcia sont venues flairer mon hamac.
Lucinda les écarte pour me
flairer à son tour. Elles viennent s’abreuver, éternuent, sont assoiffées après
ces trois longues heures passées à brouter.
Ma cousine passe me voir. Je la laisse approcher pour voir si les vaches vont réagir, mais non, soit elles la reconnaissent (elle vient parfois se promener par ici) soit elles sont fatiguées. Lucinda qui mange au seau la regarde sans bouger. Aurait-elle réagi si elle avait été accompagnée ? Un héron passe. Marcia à la mangeoire demeure pensive.
Ma cousine entre, vérifie que je n’ai besoin de rien. Une hulotte volette à un mètre du sol, zigzague entre les vaches couchées, mais ne trouve rien à manger. Une voiture noire longe le champ. Comme il semble que l’on m’ait maintes fois dénoncé (on a livré le numéro de ma voiture à Cyril, disant qu’un type restait près des vaches en notant des choses sur un cahier), je dévisage les deux hommes qui ralentissent et me dévisagent lourdement. « Ma réputation est faite » dit ma cousine. Etrange l’attitude de ces hommes qui montrent qu’ils estiment tout cela fort louche, mais ne s’arrêtent pas pour demander tout simplement ce qui se passe.
A 22h15, je laisse la paix et le froid m’envahir. Le hamac est déjà trempé par le serein. Elles sont cinq couchées à présent, toutes sont au nord sauf Yasmina au sud et Laura au centre, debout, qui rumine.
Elles soufflent, comme des baleines posées sur la mer verte.
Je fais un tour au milieu d’elles. Yasmina inquiète se relève, dos arrondi, me regarde du coin de l’œil – on voit la sclérotique. Ce n’est pas la première fois que j’observe cela, quand elles éprouvent de l’inquiétude, elles regardent d’un seul œil et l’attention ou la focalisation font pencher leur œil vers le bas ou l’arrière, et on aperçoit le blanc de l’œil. Je ne sais si c’est le résultat d’une lutte intérieure où elles observent tout en voulant se détourner. Ou une manière de saisir les regards sans les croiser ? (j’ai observé cela chez des enfants).
22h20 : moment crucial : je teste la couette et vérifie qu’elle me couvre de la tête au pied. La partie extérieure est gorgée d’humidité. Mes chaussures sont posées, j’y ai enfilé lunettes, cigarettes, téléphones, clés, et je les recouvre d’un sac qui se couvre de gouttelettes. Presque toutes sont au nord, couchées autour de Basilic.
A 22h30, une seule est encore debout. Elles ruminent, elles sont dispersées, aucune n’est couchée à touche-touche avec une autre. Gros du troupeau au nord, trois au sud. Toutes les odeurs de la prairie commencent à s’élever. L’une se relève, lèche sa patte, se déplace lentement en se frappant les flancs et le dos de sa queue. On les distingue à peine dans l’horizon grisâtre.
22h35 Deux sont encore debout, au sud, broutent côte à côte. Puis l’une va rejoindre le gros du troupeau. Deux sont couchées au sud, isolées, c’est étrange. La première étoile apparaît au nord, Orion ? Vénus ?
A 22h45 il fait franchement sombre mais l’une continue de brouter. Des papillons de nuit passent et repassent. Dix minutes plus tard, cesse de brouter et se couche en plein milieu du champ.
Je suis nul comme observateur : je m’endors, pelotonné dans le hamac, le problème à résoudre consistant à couvrir ma tête, à laisser dépasser mon nez vers l’extérieur tout en rejetant l’air chaud, par ma bouche, à l’intérieur de la couette. Une partie de la nuit s’écoule dans la tentative de résoudre cette difficile équation. Pas de bruits étranges ni inquiétants.
7 mai, 05h30, réveillé par les oiseaux du bosquet voisin. Je veux les enregistrer mais le petit appareil digital affiche « battery low », lui aussi. Les vaches se détachent difficilement dans la brume, mais elles ne semblent pas avoir bougé depuis la veille. Elles se lèvent, arrondissent le dos, font pipi, et se recouchent.
Basilic a meuglé par intermittence en pleine nuit. A présent elles se détachent sur le ciel rose.
A six heures, toujours pas levées, sauf Basilic qui est allé réunir les vachettes du champ d’à côté. Certaines mâchonnent encore.
A 6h05, la brume n’est toujours pas levée, ni les vaches. Au sud, il y en a trois, dont Sonia, mais elles sont moins au sud qu’hier soir, me semble-t-il. Mais la dynamique s’est mise en place. Pour se lever, certaines esquissent un mouvement de balancier, d’avant en arrière, pendant 10 secondes ou plus, puis relèvent brusquement le bassin, laissant suivre les pattes arrière, puis avant. Il est 06h15, la plupart se lèvent et s’étirent, leur queue balayant leur dos, puis elles se dirigent à l’est comme un seul homme.
A 07h15, je reviens du café chez Isabelle. Basilic a regroupé les vachettes du champ d’à côté qui l’écoutent discourir. Mon petit troupeau broute au sud-ouest et je passe au milieu d’elles pour ranger le hamac et la couette dans la voiture. A l’abreuvoir, une vache lèche le cou et la joue de Sonia. Quand elle veut arrêter, Sonia la pousse un peu avec sa corne, puis tend l’oreille pour que l’autre la lui lèche.
Je n’ai pas appris grand-chose. Si je dors au lieu de les observer, évidemment, cela ne fait pas avancer mon enquête. A ma décharge, la lune en croissant ne s’est levée qu’un peu avant le jour. Il faisait froid et humide et sans doute remettrai-je ça en juillet. Je n’ai pas d’éléments nouveaux sinon le fait qu’elles ne remarquent plus tellement ma présence, même quand j’arrive brusquement.
Sarah la chienne
Le lendemain matin (ce matin) je me suis à nouveau réveillé avant six heures, mais cette fois dans mon lit. Sarah m’attendait au bas des escaliers comme elle le fait toujours. Allongée dans le noir, au milieu du passage, elle risque de nous faire trébucher. A peine ai-je ouvert la porte de la cuisine qu’elle est sortie dans la bruine, est allée boire dans la poubelle où nous récoltons l’eau de pluie, s’est grattée, léchée, s’est aérée le bas ventre qui semble la démanger, assise à la manière d’un ours, pattes arrière écartées, pieds levés. Puis elle est allée se gratter le dos au buisson d’hortensia, en poussant des grognements de plaisir. Elle s’en est éloignée ravie, battant la queue.
Elle manifeste de plus en plus ses émotions, après des premières années presque autiste, renfermée sur elle-même, tournant inlassablement autour du rond de l’entrée, cependant que Marquise, la setter irlandaise, s’apprivoisait un peu. Les deux ne s’entendaient pas, Marquise préférant les chats, mangeant et dormant avec eux, faisant avec eux des virées nocturnes dans les poubelles du voisin, ce qui lui a coûté la vie ainsi qu’aux chats qui l’accompagnaient. Lorsque Sarah est devenue le centre d’attention, elle s’est épanouie, a cessé ou diminué ses comportements obsessionnels (tourner autour du rond, se mordre la queue), guettant toujours l’affection. Tandis qu’autrefois elle nous poussait au jeu de manière obsessive, fourrant sa gueule entre nos jambes pour y déposer une pomme de pain ou un bâton, aujourd’hui elle veut moins jouer que recevoir des caresses.
A mon arrivée samedi, pour la première fois, elle a gémi de joie en me voyant, gémi ou grogné je ne sais, ne sachant comment exprimer son ravissement. C’est un mouvement réciproque : plus elle semble m’aimer, plus je l’aime, plus je lui porte de l’attention. Je sens combien son intelligence est vive et pondérée, combien elle est attentive à bien se comporter, patiente avec les chats (elle en a tué deux autrefois, parce qu’ils approchaient de sa pâtée), demandant l’autorisation avant d’entrer, comprenant d’un mot ce qu’elle ne doit plus jamais faire (se coucher sur le tapis du bureau, courir après la voiture) – comme si tout son effort visait à nous complaire afin que nous vivions en bonne entente, et qu’elle ne soit plus jamais abandonnée.
Et le résumé, oublié ? Je propose: Ah la vache !
Rédigé par : evelyna | mercredi 09 juin 2010 à 21:42
Non, ma chère E., pas de résumé car j'ai pensé que tu pouvais te contenter des images.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 10 juin 2010 à 08:02
Les photos ne montrent pas le taureau abattu. j'ai cru un instant que c'était Basilic. Tu vois cowboy que je te lis.
Rédigé par : evelyna | jeudi 10 juin 2010 à 15:20
Je ne comprends pas pourquoi vous habitez à Paris.
J'ai pas beaucoup de temps en ce moment pour mes pauses lecture mais je me suis régalée en lisant votre texte.
L'odeur des champs, l'agitation du jour qui s'éloigne, l'humidité qui tombe, les premières étoiles, le froid d'une nuit blanche, le chant des oiseaux avant le lever du soleil. Que saudade...
Rédigé par : Guga | vendredi 11 juin 2010 à 01:31
Ma foi, Guga, c'est à Paris que j'ai statistiquement le plus de chances d'assurer mon succès reproductif. Aucun éleveur vendéen n'a voulu de moi pour assumer cette fonction.
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 11 juin 2010 à 07:10
Qu'elles sont belles ! Cela détend de les regarder...la lumière est belle aussi...Eva et Marta...trop mignonnes !
Rédigé par : Euterpe | lundi 14 juin 2010 à 17:02
Euterpe, je suis d'accord concernant Eva, c'est un ange venu du ciel. Mais je serais vous, je me méfierais de Marta :(
Rédigé par : anthropopotame | lundi 14 juin 2010 à 18:53