J'essaye de me souvenir. Trois ans passés à la moulinette noire, seuls quelques moments me restent, des moments aigus.
Les mots avaient davantage de sens qu'ils n'en ont aujourd'hui. N'importe quelle phrase prononcée pouvait soudain prendre une résonance particulière, comme gravée dans la pierre.
Je venais de soutenir mon doctorat. La soutenance fut horrible. Je vivais avec une femme et tombais amoureux d'une autre, comme on s'approche d'un précipice.
Il y eut un mois de latence: cauchemars, insomnie, difficulté à me lever. Je me souviens qu'il me fallut plusieurs jours pour remplir un formulaire contenant mon nom et mon adresse - il en fallait deux exemplaires. Je ne parvenais plus à orthographier mon nom. Le "H" se baladait en avant, en arrière, et je réécrivais, et cette seule perspective parfois m'empêchait de me réveiller: remplir encore une ligne de ce formulaire.
Noël approchait, et mon anniversaire, et ce qui vient avec. Je me souviens de mon dernier dîner d'homme à peu près sain d'esprit: le 18 décembre 1997. Mon amie partie pour l'Italie, je suis resté à Neverland. Je sentais venir quelque chose d'inéluctable.
Je ne peux pas l'exprimer, mais à l'époque deux morceaux de Schubert contenaient cette menace bien mieux je ne puis la décrire.
D'abord, le premier mouvement du quatuor Rosamunde:
Ensuite, l'air "Gretchen am Spinnrade" chanté ici par Elisabeth Schwarzkopf :
Ils ont quelque chose en commun, une même harmonique. Ces deux morceaux s'insinuaient en moi comme du poison, suivant les méandres de mon cerveau, une hémisphère après l'autre. Je ne pouvais m'en détacher et pourtant ils m'étaient douloureux. S'ils me parlaient, c'était un langage d'abandon, de renoncement, d'inanité de toute chose.
Jusque-là, j'allais et je venais. Bien sûr, j'avais souvent envie de pleurer; bien sûr les tâches quotidiennes m'apparaissaient insurmontable. Mais j'étais encore moi-même à ce moment-là, juste un peu vulnérable.
C'est au matin du 19 que cela s'est produit. Mon corps est devenu immatériel. Je le sentais s'enfoncer, s'enfoncer dans le matelas, traverser le sommier. Je me débattais faiblement, je revenais à la surface. Je ne savais plus ce que j'étais, ni homme, ni femme. Quand je remontais, c'était le plafond qui commençait à descendre, à m'écraser. Je cherchais ce que je pouvais bien avoir dans la tête; je sentais qu'il s'était passé quelque chose d'irréversible, mais je ne savais quoi. Je regardais à l'intérieur de moi, mais au lieu de discerner des souvenirs, ou quelqu'image qui me serait familière, je ne voyais que mon cerveau devenu noir, comme une éponge carbonisée.
Tout va bien, nous avons trouvé l'antidote à ce sale poison schubertien :
http://www.youtube.com/watch?v=xTa28a8QKo4
Michael Kiwanuka, qui sort son premier album super cool au printemps 2012, parfaitement, juste avant (voire pendant (ou même après)) la fin du monde.
Un autre avant-goût :
http://www.youtube.com/watch?v=RpSH-XVFC1w&feature=related
Ça va mieux, tout de suite, non ?
Rédigé par : Zelda | samedi 12 nov 2011 à 23:07
Mais, Zelda, je parle de 1998, je n'ai pas dit que je n'allais pas bien :)
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 13 nov 2011 à 11:53
Mais oui, bien sûr.
Et tous ces commentaires, ça fait chaud au cœur, hein ?
(smiley suicidaire)
Rédigé par : Zelda | dimanche 13 nov 2011 à 23:18
Franchement, je ne vois pas ce qu'on peut avoir à dire à un gars qui évoque sa dépression !
Vous devez avoir quelque chose de particulier pour espérer secouer quelqu'un comme ça.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 13 nov 2011 à 23:29