J'ai relu hier quelques passage du livre de Michel Serres, Le Contrat naturel (1992), et j'ai été frappé par leur puissance et leur justesse.
Sur ce qu'il appellera "le mal propre/malpropre", thèse selon laquelle l'homme pollue pour s'approprier :
p.59-60 « (…) J’ai souvent noté qu’à l’imitation de certains animaux qui compissent leur niche pour qu’elle demeure à eux, beaucoup d’hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu’ils restent leur propre ou les autres pour qu’ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu’on appelle pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d’actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. Allons déjeuner ensemble tout à l’heure : quand passera le plat commun de salade, que l’un de nous crache dedans et aussitôt il se l’approprie, puisque nul autre ne voudra plus en prendre. Il aura pollué ce domaine et nous réputerons sale son propre. Nul ne pénètre plus dans les lieux dévastés par qui les occupe de cette façon. Ainsi la souillure du monde y imprime la marque de l’humanité, ou de ses dominateurs, le sceau ordurier de leur prise et de leur appropriation. Une espèce vivante, la nôtre, réussit à exclure toutes les autres de sa niche maintenant globale : comment pourraient-elles se nourrir de ou habiter dans ce que nous couvrons d’immondices ? Si le monde sali court quelque danger, cela provient de notre exclusive appropriation des choses. (…) La Terre exista sans nos inimaginables ancêtres, pourrait bien aujourd’hui exister sans nous, existera demain ou plus tard encore, sans aucun d’entre nos possibles descendants, alors que nous ne pouvons exister sans elle. De sorte qu’il faut bien placer les choses au centre et nous à leur périphérie, ou mieux encore, elles partout et nous dans leur sein, comme des parasites. »
Sur la philosophie et les sciences humaines en général:
p.53 « De quoi nous occupons-nous ? De données numériques, d’équations de dossiers, des nouvelles sur le marbre ou les téléscripteurs : bref, de langue (…). De temps en temps, tel expert, climatologue ou physicien du globe, part en mission pour recueillir sur place des informations (…). Mais l’essentiel se passe dedans et en paroles, jamais plus dehors avec les choses. Nous avons même muré les fenêtres, pour mieux nous entendre ou plus aisément nous disputer. Irrépressiblement, nous communiquons. Nous ne nous occupons que de nos propres réseaux. Ceux qui, aujourd’hui, se partagent le pouvoir ont oublié une nature dont on pourrait dire qu’elle se venge mais qui, plutôt, se rappelle à nous qui vivons dans le premier temps et jamais directement dans le second, dont nous prétendons cependant parler avec pertinence et sur lequel nous avons à décider. Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégies ; et nos philosophies, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique. Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons. »
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