Quelques éléments de réflexion concernant le terrain de Campo Alegre
Le terrain proprement dit s’est déroulé du dimanche 15 avril au mercredi 25 avril. Au cours de cette période, nous avons discuté avec une grande majorité des foyers, avec une attention particulière portée aux couples plus âgés.
Notre objectif était de reconstituer la genèse et les modalités de peuplement de la zone appelée « Campo Alegre ». Certains éléments d’information me font défaut : l’histoire de la mère de Dona Isabel (Tarsila) et de son époux, ainsi que les tableaux généalogiques.
Quelques remarques préalables : ce terrain présentait la particularité d’une profondeur temporelle assez faible (une quarantaine d’années) et d’un manque criant de récit collectif ; le concept de « communauté » doit donc être employé avec précaution (le fait qu’une communauté soit politiquement constituée n’implique pas que, d’un point de vue anthropologique, on tienne cette communauté comme allant de soi). Ce constat s’accompagne d’un autre : le peuplement de Campo Alegre s’inscrit dans une dynamique de déplacements régionaux, de migrations internes au bassin de l’Erepecuru. Toute tentative de considérer comme pérenne cette phase peuplement serait donc une erreur d’optique.
Hypothèses de travail
Afin de contribuer au débat sur la relation que les populations traditionnelles entretiennent avec leur territoire, je propose de fixer quelques hypothèses de travail qui nous permettront une réflexion collective et des comparaisons de terrain à terrain, sans sacrifier la particularité de ce terrain précis.
La première hypothèse est que l’interdiction du commerce de peaux, dans les années 1970, a entraîné une production accrue de farine de manioc, destinée à la vente, devenant pour ces familles une des sources principales de revenu. Un séjour à Campo Alegre durant la saison sèche nous permettra d’évaluer l’importance de la vente du poisson dans les revenus familiaux.
La deuxième hypothèse consiste à tenir pour pertinente non pas la famille en tant que telle, mais l’unité de production. Cette unité de production présente, pour la période allant de 1960 à 1990 (dates très approximatives), une constante : celle de regrouper plusieurs familles nucléaires au sein d’une famille étendue. Par famille étendue, nous cherchons à rendre compte de nos observations menées sur place, d’un chef de famille entouré de ses fils et de ses brus, ainsi que de leurs enfants. Il me paraît important de souligner ce phénomène qui me paraît majoritaire dans la région : le fondateur de l’unité de production garantit l’accès à une terre susceptible d’alimenter les différents noyaux familiaux. Ce qui va entraîner la fondation d’une nouvelle unité de production est, à un moment de l’histoire familiale, l’incapacité, pour le chef de famille, d’accorder à un ou plusieurs de ses fils une quantité de terre suffisante, pour des raisons diverses (terrain trop petit, menaces de mort, expulsion…). Cette affirmation repose sur l’observation et les propos qui m’ont été tenus : c’est le cas de la famille de Chagas, de Lazaro, de José Cativo Lira (père de Zezinho, « fondateur » de la communauté, et de Raimundo, époux de Maria Luzia Palheta), de João Sarmento). Quelques éléments concernant Tarsila et son époux, ou de Florêncio et Amância) permettraient de confirmer la stabilité de ce système d’organisation et de transmission de la terre sur plusieurs générations.
Ce qui permet d’expliquer l’efficacité d’un tel système est sa fonctionnalité, lorsque font défaut d’autres perspectives économiques que la vente de la farine de manioc. Un groupe de travail constitué du père et de ses fils parvenus à l’âge d’homme offre plusieurs avantages :
- production suffisante de farine pour alimenter des groupes d’une vingtaine de personne (en comptant les enfants) tout en dégageant un surplus destiné à être vendu ;
- ces populations ayant connu une forte instabilité foncière, l’implantation massive de plusieurs couples réunis au sein d’une seule unité permet de s’assurer l’exclusivité d’une zone particulière (île ou cabeceira). Le souvenir de cette instabilité me semble traduit dans la hâte et l’importance accordée à la plantation d’arbres fruitiers, qui permettent de faire reconnaître la possession du terrain.
D’autres éléments peuvent entrer en ligne de compte pour expliquer la constitution et le maintien de familles étendues : constitution d’une parentèle-faction, au sens politique du terme ; prestige lié à l’abondance des maisonnées et des ressources... Ces éléments me semblent toutefois moins pertinents, à Campo Alegre, que les arguments économiques que j’ai invoqués. Je n’ai pas noté d’espace institutionnel de négociation qui rendrait pertinente l’explication par les factions. Les unités de production sont en effet très autonomes les unes par rapport aux autres, ceci allant de pair avec un sentiment d’appartenance communautaire assez ténu.
Mutations du système
Le système que nous décrivons ne peut être considéré comme stable que dans une perspective purement théorique : caractère infini des terrains à subdiviser et absence de transformations sociales.
Selon nos observations, des mutations sont en cours qui fragilisent cette stabilité. La première mutation est une intégration accrue de la ville d’Oriximina dans l’espace fréquenté. L’emploi de l’adverbe « aqui », dans la bouche des habitants, désigne le plus souvent la cabeceira ou la maisonnée, mais servait à désigner également, à plusieurs reprises, le complexe régional « Campo Alegre-Oriximina ».
Cette intégration accrue repose sur trois facteurs, affectant toutes les générations : les plus âgés, et les mères, se rendent en ville mensuellement, pour toucher leurs allocations ; les producteurs, pour vendre leur production ; les adolescents, pour étudier.
Ce sont les adolescents et les jeunes adultes qui nous permettent d’observer l’impact principal de la vie urbaine sur l’avenir de Campo Alegre, en un phénomène généralisé à l’échelle du Brésil : celui d’une désaffection pour le travail « no duro » et la recherche d’une carrière professionnelle moins éreintante et contraignante. A ce titre, l’élevage de bétail ne me semble pas entrer dans les perspectives des natifs de Campo Alegre, puisqu’il est tout aussi contraignant que la roça. La liste des possesseurs de bétail révèle que pour la moitié d’entre eux (Joca, Renato et Quinho), ils sont d’arrivée récente et ont acheté le terrain dans l’intention d’en élever.
Les profils qui me semblent illustratifs de ce que nous décrivons sont ceux de Kléber, fils de Santo ; Everaldo, fils d’Otavio ; Josimar, fils de Mario Sarmento ; Saba, fils de Chagas. Ces quatre individus nous ont fait part de leur désir de vivre en ville et d’offrir des opportunités à leurs enfants. Tous quatre ont perdu l’habitude du travail de la roça du fait d’études plus longues que celles d’autres adultes de leur âge.
Lien communautaire
Dans une perspective purement wéberienne, il nous importe d’appréhender « ce qui fait communauté ». Dans le cas de Campo Alegre, l’entretien avec Zezinho fut assez décevant. Son récit de la « Première Messe » chez Tarsila, semble constituer un moment important et fondateur, mais comme signalé plus haut la priorité (y compris dans les cartes mentales recueillies) est accordée à la cabeceira occupée par sa famille, et non à l’ensemble de Campo Alegre. Les familles étendues constitueraient donc des noyaux de peuplement à part entière, certains étant d’ailleurs institués en Vila (Ilha do Roqueiro occupée par Chagas) ou manifestant l’intention de le devenir (Cabeceira das Antas). Une telle désaffection pour l’idée communautaire peut s’expliquer, partiellement, par l’absence de charisme de Dona Geralda, mais cela ne suffit pas.
Mon hypothèse est que la structure de l’unité de production associée à un bras d’eau précis est trop ancrée pour laisser la place à une communauté soudée comme on a pu les observer ailleurs. La transition s’opère de l’unité de production vers un modèle plus diffus qui tend à intégrer la ville d’oriximina dans les stratégies familiales d’occupation de l’espace, l’échelle de la « Communauté » tendant à être superflue.
Evidemment, il existe des systèmes d’alliances extra-familiales, le premier d’entre eux étant le mariage. Les autres alliances évoquées sont :
- le « compadrio » (devenir parrain ou marraine). Le compadrio peut devenir stratégique pour forcer une alliance avec une famille donnée. Dona Geralda semble ainsi avoir forcé la main de Créuza (épouse de Lazaro) afin de devenir la marraine de l’un de ses enfants. Toutefois, il existe un seul exemple, à ma connaissance, d’un parrain ayant effectivement pris en charge son filleul : c’est celui de Chagas élevant un certain Domingos dit « Sapo », qui disparaît ensuite de la circulation. Il semble qu’à la mort d’un des parents, c’est plutôt la famille de la mère qui préempte le ou les enfants (cas de Luzia, d’Aluisio – frère de Luzia- , de Leidiceilia).
- la « criação » : j’ai entendu si souvent (beaucoup plus qu’à Iratapuru, par exemple) parler de « pais – ou filhos – de criação » à Campo Alegre que l’on doit accorder à ce phénomène une importance toute particulière. Dans la mesure ou le décès des parents (ou l’excès de progéniture) implique une redistribution des enfants auprès des oncles et tantes, cela a certainement un impact sur les liens qui unissent les différents noyaux familiaux. Nous pourrons en rediscuter quand nous aurons mis nos informations en commun.
Attachement au territoire
Le peuplement de Campo Alegre est une étape dans les trajectoires familiales. Toutefois, cette étape est importante puisque trente ans d’occupation représente l’échelle d’une génération ; or, on observe couramment trois générations ensemble dans toutes les maisonnées : il ne faut donc pas minimiser l’attachement territorial des habitants. Simplement, il nous faut considérer la terre comme l’un des facteurs importants, parmi d’autres facteurs, dans les stratégies de subsistance. Ce qui tend à ébranler le caractère primordial des territoires familiaux, c’est d’une part l’épuisement des ressources (déploration de la « fartura » d’antan) mais aussi les stratégies individuelles : une conversion à l’évangélisme (Tarsila vendant à un certain Sapeca une portion de l’île Roqueiro), le désir de créer un élevage bovin à Castanha (Zé Francisco, fils aîné de Luzia et Raimundo Lira, vendant une partie de la cabeceira das Antas à Otavio), un relâchement des liens familiaux (Paulo Elison, gendre de Lazaro, vendant la parcelle octroyée par son beau-père à Rena, Joca et Jica).
Ces quelques éléments constituent des hypothèses destinées à alimenter notre réflexion. Elles sont destinées à être complétées par vos commentaires et le décryptage des entretiens. Nous ne devons pas perdre de vue que notre objet de recherche porte sur les usages et représentations territoriales chez les populations traditionnelles, mais que cet objet implique, à chaque terrain parcouru, de déterminer les éléments les plus pertinents afin d’en rendre compte sans trop « lisser » les comparaisons.
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