Voilà qui n'était pas prévu. Ayant tenu des propos lyriques sur l'angoisse des départs, je n'avais pas songé que les retours anticipés étaient bien pires.
Mardi 7 août: J'ai commencé à me trouver vraiment mal hier soir. J'ai rêvé entre deux sursauts que je parcourais Athènes en taxi, et que nous étions soudain arrêtés par des hommes en uniformes blanc et vert, qui se sont mis à cogner la voiture, avant de finalement nous laisser passer. "Ce sont des officiers de Saint Pierre", me dit le chauffeur.
Lorsque je me réveille, j'ai un goût de sang dans la bouche, et depuis je crache du sang sans arrêt, dès que je me racle la gorge. Ma cousine Anne, à distance, me dispense des conseils. Je traverse le fleuve vide - le soleil est tout juste levé - pour me rendre au dispensaire de Saint Georges. Il est six heures, le médecin n'est pas arrivé. L'infirmière de garde me donne des analgésiques et j'attends. Lorsque le médecin arrive, il m'envoie faire des radios à Oiapoque. Je ne peux quasiment plus marcher, je ne peux plus respirer, le moindre mouvement des côtes me fait mal. Carol vient me chercher chez Rona, m'emmène à l'hôpital d'Oiapoque, et je repars avec mes radios sous le bras. Retraversée.
A St Georges, on décrète que ces radios brésiliennes sont illisibles, et on me réserve une ambulance pour Cayenne.
Pour ne pas ennuyer le lecteur, disons que j'arrive à Cayenne à 15h, et que durant cinq heures, je reste sans soins car le médecin des urgences ne s'intéresse pas à mon cas, ne lit pas la longue lettre que le médecin de St Georges a rédigée, orienté par ma cousine qui lui a fait un historique de mes antécédents. Comme je ne peux plus parler, et qu'il veut que je lui réexplique tout, nous sommes dans une impasse. Il me laisse donc tomber.
Une aide soignante vient me poser une perfusion, après quelques heures. Elle débute, elle veut apprendre, elle plaisante avec l'infirmière qui la guide; mais le sang gicle : "Berk!" crie-t-elle.
Je ne peux plus tenir les yeux ouverts, je tourne de l'oeil sans cesse. En un dernier effort, je ramasse mon sac à dos et le pose sur ma civière. Je peux enfin m'évanouir.
Vers 20h arrive celle qui me sauve la vie : le Dr Isabelle Coupez, qui en deux heures me fait faire les examens nécessaires. J'ai à présent si mal que je ne peux tenir dans le scanner sans étouffer. On finit par me laisser ramener mes bras le long du corps. On me dit "ne respirez pas" mais il m'est impossible d'inspirer et de garder de l'air dans les poumons. Enfin le médecin émet son diagnostic - pneumopathie à traiter par antibiotiques - et m'envoie en pneumologie. "Dans 48 heures vous pourrez reprendre votre mission", me dit-elle gentiment. A minuit, je passe les portes du service de pneumologie, où je resterai huit jours.
Ma chambre:
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8 août: je voudrais prévenir ma mère, mais je suis à l'isolement, je dois porter un masque et je ne puis sortir du service. Mon téléphone portable n'a plus de crédits, je n'arrive pas à le recharger. Je supplie un infirmier d'autoriser ma mère à téléphoner au bureau des infirmières. Il me donne un faux numéro. Ma mère s'affole, il me faut 15 minutes pour pouvoir la rappeler.
Vers midi entre dans ma chambre le Dr B. qui sans me saluer s'écrie: "Qu'est ce que c'est que cette odeur!" - en fait une odeur de goudron due aux ouvriers qui imperméabilisent le toit. Elle a une cinquantaine d'année, ne jure que par l'alcool et les cigarettes. Pour elle je suis la proie idéale: j'ai rempli mon questionnaire à la va-vite, signalé que je fumais deux paquets par jour ces derniers temps, etc. Elle me farcit la tête de métaphores: "Notre corps est un château-fort dont les muqueuses sont le pont-levis". Elle refuse de m'écouter. Je lui demande s'il lui plaît de monologuer: elle me prédit un cancer et des métastases si je retourne sur le terrain. Pour elle, j'ai une embolie ou un cancer du poumon. Pour le Dr N., c'est la tuberculose. Personne ne veut contacter mon médecin traitant ("elle est bien gentille, mais elle n'est pas pneumologue"), ni tenir compte du diagnostic du Dr Coupez. Comme si j'étais monté par un tube pneumatique et craché dans un cul-de-sac hospitalier.
9 août: cela s'aggrave. Plus aucun médecin ne veut prendre de décision me concernant (le Dr N. me dit que personne n'aime à s'occuper des malades qui ont des médecins dans leur famille), seule le Dr B. veut à tout prix que j'arrête de fumer. Elle croit que je vais contaminer les Amérindiens par mes vices, elle me parle avec émotion d'une "petite amérindienne" qu'elle a connue et soignée, je lui explique que les Indiens boivent et fument plus que moi, et qu'il serait impensable que je ne boive pas lors des fêtes où je suis invité. Elle me demande alors d'expliquer aux Indiens qu'il ne faut pas boire ni fumer. "Ce sera dur pour les chamans dont les pouvoirs viennent du tabac", lui dis-je.
Je comprends progressivement mon erreur: le Dr B. a pris ma mission tellement à coeur qu'elle fera tout pour m'empêcher d'y retourner. Ma mission est tellement importante, pense-t-elle, que je dois absolument être parfaitement rétabli pour y retourner. Donc aucune sortie en vue. J'ai l'impression d'être plongé dans le film Misery, où une infirmière séquestre un écrivain blessé et lui casse les jambes pour l'obliger à réécrire la fin de son dernier opus. Pire encore: ayant examiné mon questionnaire de tabacologie d'un peu plus près, le Dr B. commence à se demander si mes missions en Amazonie ne correspondent pas à des élans suicidaires, et si, plutôt que de m'envoyer chez des cardiologues, il ne faudrait pas plutôt m'interner en hôpital psychiatrique.
10 août: les ouvriers brésiliens qui travaillent sous mon balcon me fournissent en cigarettes. Les billets de 5 euros tombent, les paquets montent. Mais je continue de cracher du sang et fumer devient vraiment difficile. Ma chambre donne sur la piste d'hélico, il y a eu un ballet toute la nuit, probablement un accident grave quelque part en Guyane. Je commence à comprendre que la seule solution est d'être rapatrié, car on ne me lâchera pas ici tant que je n'ai pas fait de fibroscopie - or le service d'ici n'est pas équipé au cas où je ferais une hémorragie. Donc: métropole.
Episode kafkaïen: j'ai demandé à mon assurance de m'appeler au bureau des infirmières. L'infirmière vient me chercher, me fait mettre mon masque, me conduit au bureau, et retourne s'assoir. L'écouteur du téléphone est posé bien en évidence sur la table. ET LA: "Non, Monsieur Anthropopotame, vous n'avez pas le droit de parler au téléphone!" Interloqué, je demande pourquoi. "Parce que les résultats de la tuberculose ne sont pas tous arrivés". Donc le téléphone est là, mon assureur est au bout du fil, et l'infirmière m'interdit de lui parler, même à travers mon masque. Elle me l'interdit sans rien proposer ou suggérer quoi que ce soit, comme par exemple: je vais parler à votre place. Je file donc chercher une jeune externe qui prend le téléphone et explique la situation à l'assurance.
Samedi: je fais le mur. Je dois retourner à St Georges et Oiapoque pour récupérer mes affaires. Le taxi collectif (le même qu'au premier jour) vient me chercher à 7 heures. Je dépose mon ordinateur portable dans le bureau des infirmières et je pars en courant. Je reviens à 16h., crevé.
Dimanche 12 août: je suis retourné voir le Dr Coupez au Urgences pour la remercier. Elle a une voix posée et j'ai l'impression, en lui parlant, d'avoir affaire à une personne de confiance. Elle comprend la décision du rapatriement et m'assure que selon elle, il n'y a pas de cancer du poumon. Je ne sais s'il s'agit du syndrome de Stockholm mais je la trouve très belle.
On m'annonce un rapatriement pour mercredi seulement: l'assurance veut que je sois accompagné d'un médecin et d'un infirmier, j'en déduis que le Dr B. a dressé un tableau très sombre de mon état de santé. La douleur continue parfois, elle passe de droite à gauche, me traverse tout entier, saute du thorax à la hanche, et de là à l'épaule: certainement quelqu'un joue, quelque part, à transpercer une statuette où l'un de mes cheveux s'est pris par mégarde. C'est un chaman que je dois voir, pas un pneumologue.
Lundi 13 août: "Faites-m'y penser": leitmotiv à l'hôpital de Cayenne. Il faut savoir, d'abord, que l'on peut absolument tout demander aux médecins et aux infirmières: du pain de savon au dossier médical, de l'oreiller à l'accès internet, on ne vous refusera rien, on vous demandera juste "d'y faire penser", manière habile de ne rien concéder. Exemple: je demande au Dr N. s'il me serait loisible d'accéder à Internet. "Ma foi, dit-il, je demanderai aux externes, ils sont généralement absents entre 14 et 16 heures, leur poste sera libre". Le lendemain, je me présente au bureau des externes: le Dr N. n'a pas laissé d'instructions, me dit la secrétaire. "Pourriez-vous lui demander s'il confirme son autorisation", lui dis-je. "Il sera là dans une demie-heure, répond-elle. Faites-moi penser à lui demander". "Mais c'est précisément ce que je suis en train de faire", lui dis-je. "Oui, mais revenez dans une demie-heure, car d'ici là j'aurai oublié", conclut-elle. Sortant de là tout échaudé, j'entends le Dr B. qui m'interpelle: "Monsieur Anthropopotame, faites-moi penser à vous emmener consulter l'ORL demain matin à 9h". "Je ne suis pas un agenda, lui réponds-je. Je vous suggère d'y penser toute seule."
Le 14 août, je refuse tout nouveau prélèvement: mes avant-bras sont bleus à force de piqûres. Une semaine d'enfermement: parenthèse dans ma vie? Leçon d'existence? Le médecin de l'assurance et l'infirmier passent me voir l'après-midi pour constater mon état: je saute dans tous les sens tant j'ai hâte de partir. Départ le lendemain matin, dix heures.
Ma prochaine délivrance m'autorise à passer mes nerfs sur l'infortunée Dr B. qui de bourreau est devenue souffre-douleur. En réalité, après les frictions initiales, nous avons trouvé un modus vivendi où je détruis une à une ses illusions sur les amérindiens. Parce que je suis ethnologue, elle en a déduit que j'aimais les Indiens; pas plus, pensé-je, qu'un pneumologue "n'aime" les poumons. A mesure que les jours passent, elle est de plus en plus gentille et serviable. Elle se démène pour que j'aie accès à Internet, elle rédige un CR hospitalier de 5 pages où figure même le fait que j'ai mangé un Mars à la cafétéria - à placer dans la colonne "pulsions suicidaires".
Elle réside depuis 10 ans à Cayenne, et cet isolement dans lequel elle se trouve fait qu'elle ne parvient plus à dissocier registre affectif et registre médical. Tout devient affaire personnelle, les médecins sont bons dès lors qu'ils sont ses amis, etc. Elle veut à tout prix me sauver la vie, quitte à m'enfermer pour toujours.
Après huit jours de ce régime, j'explose. Je crois que tout le personnel de l'étage est soulagé de me voir partir.
Dans la nuit, je rêve: On m'a volé ma voiture; je fais du stop, un corbillard s'arrête et je monte à l'arrière. Une jeune fille blonde habillée de noir m'accueille: elle participe d'une campagne de promotion des corbillards, pour inciter les gens à en emprunter davantage. Elle cherche à me convaincre, elle me fait même des avances auxquelles je cède, avant de la repousser.
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