Vers 17 h, je me rends sur le bateau "Rio Uaça", encore échoué sur la berge de l'Oyapock. Le capitaine m'a prévenu du départ hier soir: il était ivre mort, mais il a l'air sobre à présent. Nous avons perdu la marée de 11h car le gouvernail n'était pas encore réparé. A 19h, la pièce arrive, mais le bateau est toujours à sec.
Le fleuve Oyapock est dangereux en cette saison: des rochers affleurant, des bancs de sable, et une multitude d'îlots à l'embouchure font que l'on s'égare aisément: il faut trouver le passage vers le fleuve Uaça et le remonter d'environ 150km. (La carte ci-contre a été élaborée par Antonella Tassinari)
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Le bateau mesure une dizaine de mètres de long - en Guyane, on les appelle "Tapouyes". Il est en bois, avec une longue cabine, un toit en zinc. Dans la soute, des multitudes de bidons, de cartons de nourriture destinés aux différents commerçants du village. Mais il s'agit aussi de l'approvisionnement de ceux qui sont venus vendre de la farine de manioc à Oiapoque. Il y a une multitude d'adolescents qui ont passé ici l'équivalent du brevet des collèges.
La cabine est encombrée de hamacs: je cherche un endroit ou suspendre le mien, pas trop près du moteur, aussi près que possible d'une fenêtre. On ne manifeste pas une extrême curiosité à mon égard: certains me connaissent de vue mais cela n'influe pas sur leur taux de sérotonine.
Le bateau est encore vide: la plupart des voyageurs sont encore en ville, achevant leurs achats. Quelqu'un me demande 10 réaux, je réponds par la négative et lui taxe une cigarette. Je me rends dans la cabine de pilotage où les livreurs ont entreposé mon carton de nourriture: un côté a été arraché, et je demande au capitaine de descendre le carton en soute. Si le carton est ouvert, les rats vont y entrer, me dit-il. J'hésite puis lui demande de le faire quand même. Les enfants jouent sur la berge recouverte d'immondices, où les chiens galeux viennent se frotter le dos. Dix mètres plus haut, l'égout de la ville.
Commence une longue attente. La marée monte, le bateau se soulève lentement, la nuit tombe sur l'Oyapock. Le voyage se déroulera dans les pires conditions: l'Oyapock de nuit, et l'Uaça sous le cagnard. J'attends sur l'embarcadère, des gens sont massés un peu plus haut. Ce ne sont pas des Indiens. Je les entends discuter: "vingt euros, trente cinq réaux... je risque de perdre mon bateau..." Finalement on vient me voir: "Etes-vous gendarme, monsieur?" Sur ma négative, l'homme fait un signe, et descendent alors des vieux, des jeunes, des femmes, des enfants, armés de petites valises: ce sont des clandestins qui embarquent pour St Georges et se rendront à pied à Regina, à 100 km à l'intérieur de la Guyane, pour échapper aux contrôles de police.
Vers 22h, le départ est lancé: va et vient vers la gazinière qui se trouve à l'arrière du bateau: on découpe des poulets, on les fait cuire à l'eau, et l'on mange dans des gamelles saupoudré de farine de manioc et aspergé de tucupi (jus de manioc bouilli et infusé avec du piment jaune "de cheiro"). Les petits enfants maîtrisent mal l'usage des cuillers, ni ne contrôlent parfaitement leur sphincter. L'espace où poser les pieds se réduit, se réduit.
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Mauvaise surprise au coucher: un adolescent désirant flirter avec ma voisine a pendu son hamac en travers du mien. Il me suggère d'aller m'installer au fond du bateau, près du moteur et du réservoir de gazole. Je mesure trente centimètres de plus qu'un Galibi moyen: impossible pour moi de me frayer un passage sous les hamacs où dorment les femmes et leurs enfants tout en me faufilant entres cartons et les sacs empilés. Je dépends donc mon hamac et monte sur le toit du bateau, où les adolescents ont organisé une petite fête. On boit, on fume, on s'allonge sur les plaques de tôle amiantée qui garniront le toit d'une maison: les bouteilles de cachaça, les emballages de biscuits, et ces sacs irritants qui ne servent plus à rien, tout passe par dessus bord. La plupart sont déjà ivres: ils sont serviables, vont me chercher un seau pour me débarbouiller, j'ai même une tôle pour moi tout seul. Puis vient le séminaire de savoir indigène. Cela commence ainsi: "Ecoute, moi je suis Indien, indien Galibi-Marworno. J'ai de l'orgueil d'être Indien. Je sais beaucoup de choses. Je vais te dire quelque chose très important. Ecoute. Je suis Galibi-Marworno. Tu veux savoir des choses? Ecoute ce que j'ai à te dire, c'est très important." Son voisin acquiesce, un autre ajoute qu'il sait également des choses très importantes. Je leur demande s'ils savent également des choses sans importance? S'ils ont choisi le jour et le lieu de leur naissance? Je demande également si je pourrai jeter mes ordures dans le fleuve une fois entré dans l'Uaça: "Non, car c'est une zone protégée", me dit-on, offusqué. Cela dure quelques heures, puis je vais me coucher, toute cachaça bue, toutes cigarettes fumées. Parfois on vient me réveiller car on a oublié quelque chose de très important à me dire.
Au milieu de la nuit, le bateau s'immobilise, échoué sur un banc de sable. Les jeunes sautent à l'eau. C'est la pleine lune, l'embouchure de l'Oyapock est magnifique. La mer est calme, il faut attendre qu'elle remonte pour se désensabler.
Au petit matin, nous passons le village d'Encruzo. J'ai manqué l'entrée dans l'Uaça, il nous reste environ huit heures de trajet. Tout le monde dort sur le toit du bateau, je ramasse une cigarette et je regarde le fleuve.
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La chaleur monte, monte, cela devient irrespirable, tout le monde en a assez. Les enfants ont faim, les sodas sont chauds à présent.
Lorsque nous arrivons en vue de Kumarumã, panne de moteur. Vers 14 heures, un autre bateau (parti avant nous, mais égaré durant la nuit) vient nous dépanner. C'est le bateau du pasteur. Ouf! Le mécanicien s'y entend, et nous venons nous coller au ponton de Kumarumã.
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