Une famille Palikur s'est installée à Kumarumã dans les années 50, sans toutefois s'établir à l'intérieur du village. Il s'agissait de membres de la famille Labonté, emmenés par le pajé Uraté. Durant de nombreuses années, ce pajé vécut dans une maison surplombant la rivière, à laquelle on ne pouvait accéder, en saison humide, qu'en pirogue. Ses enfants, Manoel et Jerome, ont épousé des Galibi-Marworno, mais continuent de vivre de manière excentrée. Manoel habite l'îlot Aratu, avec son épouse, ses beaux-frères, et son père qui l'a rejoint pour cause de maladie.
Manoel vient me chercher en pirogue pour que j'aille déjeuner chez lui. Nous traversons des buissons d'arums aquatiques par les couloirs tracés entre les joncs. En cinq minutes, nous arrivons. Il y a là quatre ou cinq maisons. Un tiers de celle de Manoel a été transformée en école, et je vois là le signe d'un rejet viscéral de la vie communautaire. Ici, on ne parle pas portugais, et mon patois est rouillé avant même d'avoir été forgé. Ce que désire Manoel, avant tout: une boîte de cartouche calibre 12. Je lui demande en échange une paire de maracas pour une petite fille. Comment se déroule la vie, ici? Manoel répond: "Si tu chasses, si tu pêches, tu manges. Si tu ne chasses pas, si tu ne pêches pas, tu ne manges pas."
Son épouse a préparé une fricassée d'agouti, très bonne. Je suis gêné par la présence, sous la table, d'une iguane femelle chargée d'oeufs, les pattes attachées dans le dos. C'est durant la période de ponte qu'elles sont le plus vulnérable: elles entrent en léthargie tant qu'elles n'ont pas pondu; il est alors facile de les extraire de leurs terriers. Ci-contre une photo du biologiste Fabio Maffei illustrant la manère dont les iguanes sont conservés:
On voit sur ces photos qu'en absence de liens, ce sont les propres tendons de l'iguane qui servent à l'attacher, après que l'on a arraché sa griffe.
Après le déjeuner, Manoel me fait visiter l'îlot. Il est défriché, mais il reste quelques grands arbres, et des hérons vivent tout près de sa maison. Manoel veut à tout prix me montrer les ornements de Turé de son père, les bancs et les mâts. Nous gravissons les quelques marches de la maison ouverte d'Uraté. Sur les poutres maîtresses sont posés les mâts défraîchis. Au sol, des bancs inachevés. "Les bancs principaux sont de l'autre côté" - là où repose le pajé. Nous traversons la cloison, les bancs sont là, sous le hamac fermé; ils sont peints de couleurs vives, presque criardes: violet, vert foncé, orange. Soudain le hamac s'ouvre et une tête décharnée ouvre la bouche et crie: c'est Uraté, à l'agonie. Grands yeux pâles qui se posent sur moi. "Mon père est très malade, me dit Manoel, il a fait une hémorragie cérébrale et il souffre de maux de tête horribles". Je me retire, horriblement gêné.
Manoel me raccompagne à Kumarumã. "Tu n'oublieras pas les cartouches", me dit-il. "Ni toi les maracas!" Comme nous nous séparons, il précise: "Calibre 12, n°2".
Cinq jours plus tard son père est mort; on l'a enterré à St Georges.
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