Il y a à Kumarumã, près du ponton, face à l'église, comme un îlot de maisons entourant une venda, une boutique proposant sucre, café, lait en poudre, sodas divers, et toutes sortes de produits de première nécessité. La particularité de cette venda est qu'elle est de couleur rose pastel, qu'elle comporte deux étages, avec des balcons blancs. C'est la maison de Manoel Firmino dit Funai, entourée de celles de ses enfants. Sur un calebassier à l'arrière de la maison est posée une nichée d'anhingas, oiseaux pêcheurs de la famille du cormoran.
Manoel Firmino m'a appelé un jour et m'a demandé si je voudrais bien m'entretenir avec lui: nous fixons le rendez-vous au lendemain, neuf heures.
Son véritable nom est Fernando Iaparra, il a été élevé par sa mère et son ami qui était Palikur. Comme le nom de Iaparra est aussi celui d'un clan Palikur, je me demande si l'ami de sa mère n'était pas tout simplement son père. Manoel Firmino a 64 ans, et m'explique qu'il a participé à la construction de l'union des peuples de l'Oyapock.
Nous commençons les enregistrements, et là, surprise: je découvre que Manoel Firmino est une source intarissable. Il m'explique en détail la fondation de Kumarumã, à degré de minutie qui fait que je m'y perds et m'arrache les cheveux. Les cassettes défilent, trois heures, quatre heures de monologue à voix basse, parmi les cris des poules et le chant des coqs, le couteau de cuisine de son épouse s'abattant sur une planche. J'ai beau demander à Firmino de recentrer son propos, d'en venir aux années 60, il persiste à me parler du premier poste du SPI et de l'arrivée d'Eurico Fernandes et de son frère Raimundinho qui martyrisait les Indiens.
Progressivement je découvre le jardin secret de cet homme: une série de cahiers où il a soigneusement noté tous les détails qu'il me raconte aujourd'hui. Dans ce flot de paroles, j'apprends quelque chose qui, si elle était confirmée, me ferait faire un pas énorme dans ma recherche sur les rapports entre chamanisme et politique: à l'arrivée d'Eurico Fernandes, en 1936, le cacique n'était pas Camilo Narciso, mais Chinois, le fameux pajé, père de Leven. Comme chacun vivait dispersé à l'époque, les Galibi-Marworno n'avaient pas de représentant officiel. Il est probable que Chinois était à l'époque celui qui jouissait du plus grand prestige, d'où le fait qu'on demandât à Eurico d'attendre son arrivée avant de l'autoriser à débarquer. Bien vite Chinois passa la main, car il ne parlait pas portugais, et ce fut donc Camilo Narciso qui prit sa place, acceptant d'être, à la demande d'Eurico, la voix de la communauté. Ce fut sous son caciquat, donc, que fut choisi l'emplacement d'un nouveau village réunissant les habitants. Ce fut l'île de Kumarumã, inhabitée, qui fut défrichée et accueillit la première école.
Manoel Firmino m'apprend aussi que le pajé aujourd'hui ne sait que "chanter et danser, et c'est tout ce qu'il sait faire". Les pajés anciens, eux, ressuscitaient les morts. S'ils jetaient à la rivière une arête de poisson, l'arête se recouvrait de chair et commençait à nager. J'écoute, j'apprends, je note, et tous les matins Manoel Firmino m'attend dans sa cuisine et se remet à parler. Enfin, il me demande de lui rendre un service: c'est de le photographier comme il lui plairait de se voir, vêtu en Indien mais avec les marques de son savoir historique: son grand livre scolaire et son nom et son niveau d'éducation écrits sur un papier qu'il a bien du mal à accrocher autour de son cou sans dissimuler ses colliers. Je lui suggère de le pendre à sa ceinture, et voici le résultat:
Progressivement, je découvre que Manoel Firmino m'a menti - ou plutôt qu'il a répondu "oui" à toutes mes questions. Soda m'apprend qu'il n'est pas un leader, qu'il a toujours vécu à l'écart des autres car il éprouve à l'égard de son épouse une jalousie maladive. "Il a été un temps chef de poste de la Funai, c'est pourquoi on l'appelle Funai. Mais il n'est pas resté longtemps, car il a peu de famille et peu d'amis."
Un mois plus tard, j'apprends que Manoel Firmino est le principal suspect dans l'affaire des possessions démoniaques, que l'on a envisagé de brûler sa maison et de l'expulser du village: ce qu'il en coûte d'avoir une petite famille et peu d'amis.
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