7 octobre, dimanche, 7h du matin.
A Kumarumã baignée par la pluie. Nous sommes allés hier chercher les œufs de tracaja et je n’ai pas cherché à en apprendre davantage. Tous les concernés semblaient frappés de gueule de bois, accablés par les révélations d’Aniká. Un pajé aurait acheté le village et tout ce qu’il contient pour se l’approprier, en éradiquant les habitants. Soudain transparaît dans toute son ampleur le pouvoir des pajés, la crainte qu’ils provoquent, et leur capacité à dissoudre toutes les unions. La grande coalition des PIO dans les années 70 aurait été rendue possible justement par la mise à l’écart de ces pajés. A présent qu’ils ressurgissent, des tréfonds de la terre, le soupçon renaît avec eux. A présent que l’union se fissure, il y a à nouveau une place pour les esprits de discorde.
Le mal a frappé ceux qui s’investissent dans la vie du village. Ceux qui appellent aux réunions, se qui se rendent à Oiapoque, à Macapá, les conseillers…
J’attends que les seaux se remplissent d’eau de pluie (il n’y a pas d’eau depuis deux jours). Dans la foulée, j’irai à la réunion des lideranças concernant toute cette affaire…
8h30 J’ai parfois le sentiment que les soupçons me retombent dessus. Paulo est très méfiant à mon égard, je lui ai demandé s’il y avait malentendu quant à ma présence ici et il m’a fait entendre que oui.
José Luís, sur le pas de l’église, m’explique à nouveau la dureté de la fonction de cacique, et le fait que le village ne peut demeurer sans autorité sous peine d’implosion. Aniká lui a expliqué qu’il ferait un traitement collectif car il ne servirait à rien de délivrer les petites pour laisser ensuite les esprits vagabonder dans le village. Il a perçu sept bandes d’esprits, dont l’une est celle des cachorros brabos – la petite qui aboyait. Quelqu’un a appelé les esprits du cimetière proche grâce au livre de St Cyprien, quelqu’un qui n’est pas pajé et ne sait contrôler ces fantômes. Il y aura réunion à dix heures et José Luís attirera l’attention de la personne en question sur le risque qu’il encourt si d’autres cas surviennent. Je crois comprendre qu’Aniká voulait s’assurer de la solvabilité communautaire avant de se lancer dans traitement collectif. Il est intéressant de voir que nous sommes entrés dans une autre logique : il y a un mois, la tendance était de minimiser le rôle des pajés.
Une chose remarquable est de voir à quel point les Indiens sont sensibles à la fonction des uns et des autres : ils ont parfaitement saisi l’utilité de Marcia, la psychologue de la FUNASA, au point qu’Aniká lui a dit vouloir converser avec elle.
Croisé le pajé, aussi, qui allait voir D. Cecilia chez Manuel Rufino : « depois a gente conversa », m’a-t-il dit, en me faisant signe de m’en aller. Je dois prendre conscience de ce que leur attitude ne dit long sur l’état de désarroi dans lequel ils se trouvent. Ils ne veulent pas de regard extérieur. Ils se sentent menacés, le bruit court que le village a été vendu – José Luis m’expliquait qu’une petite vieille lui avait demandé si moi, le Blanc, j’étais venu pour voler leur terre. Ils se sentent menacés par leur propre nombre : idée de diviser le village, comme le suggérait Felizardo, afin de le rendre contrôlable.
11h Firmino est venu me voir au poste pour me réexpliquer ce qu’il avait dit à Marcia : qu’il avait fait de son mieux pour guérir les malades, à cause d’un rêve qu’il a fait ; Dieu lui expliquait qu’il fallait aux malades du vin Dom Bosco et des bougies. Il en avait parlé publiquement et Lucivaldo, qui est pourtant fonctionnaire et habite maintenant Oiapoque, l’a accusé de dissimuler le nom du coupable. Il est tout perturbé à présent.
Je suis allé au culte et le pasteur était le sieur Cardoso, qui dirige les travaux d’électricité ici. Il a passé son temps à crier à propos de la parole de Dieu. Incroyable comment ils arrivent à parler pour ne rien dire.
Sr Cardoso : « A palavra de Deux nos fala sobre vocaçao. [A Biblia é estrutura.] A Biblia traz pro crente uma vocaçao, a Biblia traz pro crente uma coragem, a Biblia traz para o crente a ousadia, a Biblia traz para o crente a autoridade, a Biblia traz na vida do crente – aleluia – algo que o mundo nao entende, quando nos temos de fato a palavra de Deus dentro do nosso coraçao, nos nao falamos palavras vãs, nos nao falamos besteira, nos nao desejamos mal a nosso semelhante porque nos temos dentro de nos a luz que ilumina o nosso caminho, que reflete em nos a iluminaçao do que Deus quer para nos, a certeza que Deus criou o homem com uma perspectiva de vida, a certeza que Deus colocou o homem nesta terra para fazer a obra sagrada, para fazer a obra da redençao. Amém.
A palavra de deus também nos fala sobre mordomia. O Pastor, mordomia... quem nao gosta de mordomia? Eu esta manha quero me ater a coisas espirituais. As coisas materiais sao reflexo das coisas espirituais da vida. Nos temos que buscar ter uma vida espiritual em santidade com o senhor.
(Il hurle) Eu falo nesta manha de uma igreja santificada pelo espirito santo, nos nao tamos aqui para nos contentar com palavras
Quant à moi je ne me sens pas en sécurité. Les regards suspicieux qu’on me jette en disent long sur le fait que personne n’a envie que des informations sortent d’ici pour parvenir à la FUNAI. Très vraisemblablement je ne pourrai plus remettre les pieds ici. Je me sens mal à l’aise, une sorte de voyeur involontaire, un voyeur qui penserait avoir mieux à faire, qui penserait perdre son temps ici. Cela fait un bail que je n’ai pas revu M., ni la France. Je commence à me sentir étranger par essence, nulle part chez moi, sans chez moi… Je n’aime pas le rôle que je joue ici. Je n’aime pas non plus la plupart des gens qui vivent ici, leur regard par-dessous, leur patois, leurs traits, tout me détourne d’eux.
Etonnant de voir combien ma propre incapacité à m’intégrer, à me sentir à l’aise, à susciter de l’amitié éclate ici au grand jour. Manque de chaleur ? Manque d’ondes positives… Je ne sais. Mon mal de dos revient subrepticement.
J’oubliais : ce matin Sodá me raconte qu’ils ont évalué l’oficina d’Ugo, et que le seul reproche qu’il avait à adresser était précarité du transport et du logement (dans la paroisse, horriblement chaude). Leurs amis se moquent d’eux, Agents ambientais : est-ce que la TNC ne pourrait pas vous payer un moteur puisqu’elle vous convoque à des réunions ?
Deux fillettes viennent ramasser du bois près du poste. Un petit oiseau vient se poser : elles lui jettent des pierres. Il revient, elles le bombardent jusqu’à ce qu’il s’éloigne.
14h30 Je me sens archi-déprimé, après ce déjeuner de tucunaré frit au goût de vase. Tous les poissons ont ce goût ici, ce n’est pas le cas ailleurs. Antônio veut faire une nouvelle tentative en amont de l’Uaçá après l’échec d’aujourd’hui, en aval. Il y a deux cents œufs réimplantés déjà, mais je pense que les Indiens se sentent décomplexés par l’idée qu’on a sauvé un quota de tracajá et qu’à présent ils peuvent piller encore plus de nids. Je crois que je vais retourner dormir, car il n’y a rien d’autre à faire. Je n’ai même pas envie de savoir ce qu’a donnée la réunion de ce matin, car ma présence est mal perçue et j’en ai assez, je veux changer à nouveau, je vois bien que je n’arrive pas à être quelqu’un de bien ; je suis envieux et pleutre, je ne parviens pas à lier d’amitié car je suis misanthrope.
Nous sommes le 7 octobre, encore presque vingt-quatre jours à passer ici. Mais enfin, nous sommes dimanche et le temps passera vite.
19h30 Je réfléchissais pendant ma sieste aux événements d’ici : le village miné de l’intérieur par l’incivilité, les esprits appelés du cimetière que plus personne ne parvient à contrôler, les flux souterrains drainant les ectoplasmes, et tout cela vaincu par la bonne volonté et l’esprit de concorde : c’est le scénario de SOS Fantômes épisode II…
Maciel à l’instant, à propos de l’indien qui ne chasse que pour manger, dit qu’il a tué une fois 18 pacas pour les vendre à l’école de Sta Isabel. Il s’en excuse en disant : je ne les ai pas tuées de mon propre chef, on est venu me chercher, comme on vient me demander deux pirarucus pour telle ou telle réunion. Ils affirment ne tuer que pour manger, mais ils disent en même temps que le kg de paca atteint 4 reais ; c’est donc bien que vous en vendez, leur dis-je ; et Soda de répondre, oui mais à l’intérieur de la communauté. L’esprit humain est riche en artifice. En tous cas je vois de tout côté confirmé qu’il y a crise d’autorité au village depuis l’absence d’Evandro Narciso, réputé être dur : il avait prohibé la collecte d’œufs de tortue, et il semble que chacun respectait l’interdit ou tout au moins ne prélevait qu’en cachette…
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