Imaginons, même si cela paraît impossible, notre planète devenue noirâtre, couverte comme Vénus de nuages épais chargés d’acide sulfurique, toute vie étant désormais impossible si l’on excepte, peut-être les vers marins des fonds abyssaux. Un milliard d’années d’évolution et de complexification des êtres vivants, de l’organisme monocellulaire aux oiseaux et mammifères, réduits à néants, et le système solaire dorénavant entré dans le bal des astres vides.
Quand bien même une moitié seulement de la planète sombrerait, l’autre moitié parvenant cahin-caha à subsister – avec ou sans humains : cette perspective pose la question de l’intelligence de l’homme, cette intelligence portée aux nues. L’ingéniosité technique et scientifique, les grandes œuvres d’art, ont toujours été brandies comme la marque d’une suprématie indéniable de l’esprit humain, et partant, d’une primauté de l’espèce humaine sur le reste du vivant.
Or cette ingéniosité ne nous mène pas à tirer le meilleur parti de la nature, mais à la piller, à spolier les autres espèces, animales et végétales, de leurs ressources : on peut donc s’interroger sur ce qui fonde la primauté, maintes fois défendue, sinon une forme d’autoconsécration.
Les formes les plus évidentes de pillage et de spoliation sont la pêche hauturière et la destruction des forêts – mais il existe des formes d’exploitation éhontée – élevage industriel, industrie pharmaceutique, commerce de peaux et fourrures… qui elles aussi doivent nous pousser à nous demander : serons-nous jugés pour avoir fait cela ?
Les notes qui vont suivre sont destinées à exposer au lecteur, vaille que vaille, la complexité du monde naturel que nous sommes en train d'ébranler. Je le ferai sans ordre arrêté, et surtout, en fonction de ce que j’en ai compris moi-même au fil de mes lectures et de mes voyages.
Qu’est-ce que la biodiversité ?
Un ensemble d’organismes adaptés à un milieu naturel, qui interagissent, maintenant un équilibre global, stable dans le temps, même s’il procède par rééquilibrages permanents, par avancées et par reculs. Forêt, mangrove, sont en fait des organismes complexes, en constant déplacement, sur une échelle imperceptible à nos sens et à notre temporalité.
Je les appelle « organismes » car la forêt est davantage que la somme d’individus ou d’espèces qui la composent. Ces individus ou ces espèces ne peuvent se maintenir que grâce à l’ensemble : chaînes trophiques et dispersion des graines, mais aussi maintien de conditions hygrométriques favorables, de même qu’enrichissement permanent du sol. Le noyer du Brésil est un arbre protégé, interdit d’abattage. Ces géants se retrouvent donc parfois isolés en plein champ, où ils meurent en quelques années : vulnérables aux assauts du vent, sensibles au desséchement de l’atmosphère et du sol, désormais contraints de lâcher leur graine à leur pied, sans qu’aucun mammifère ne vienne les disperser, cette protection ne sert à rien qu’à retarder de quelques années leur mort inévitable. Il en va de même de toute les tentatives de sauver isolément une espèce végétale ou animale : jaguar tournant en rond dans un jardin zoologique, plante isolée dans un jardin botanique : cette focalisation sur quelques individus au sein d’une espèce ne préserve pas la diversité génétique, non plus que la diversité biologique : combien de plantes épiphytes ou parasites exterminées, de même que les organismes associés à ces plantes (batraciens, insectes, mousses, champignons)… Les milieux naturels sont symbiotiques : l’ensemble des organismes qui y coexistent ont évolué de concert.
On connaît les ravages des introductions, par l’homme, de végétaux ou animaux étrangers à un milieu. Le chat d’un gardien de phare a suffit à exterminer une espèce d’oiseau ayant perdu la faculté de voler, dans une île de Nouvelle-Zélande. L’extinction d’une espèce, bien souvent, condamne les organismes symbiotiques – les parasites, naturellement, mais aussi, dans ce cas, les plantes dont la stratégie de dissémination passait par cet oiseau, puis les insectes se nourrissant de ces plantes, puis les animaux se nourrissant de ces insectes : on ne peut mesurer les extinctions en chaîne qu’entraînent la disparition d’une espèce.
Ce genre de catastrophe, la terre en a connu d’autre, principalement du fait de la dérive des continents, mettant « brusquement » en contact des populations ayant évolué séparément – c’est le cas de l’Amérique du Sud où les marsupiaux avaient connu un remarquable succès évolutif jusqu’à la réunion avec l’Amérique du Nord : les tigres à dents de sabre, les mastodontes, les chevaux, ont remplacé des populations entières de marsupiaux et de xénarthres (paresseux, tatous, fourmiliers), modifiant considérablement les équilibres biologiques. Il est difficile de se représenter l’histoire de ce continent car les échelles de temps sont trompeuses. On peut supposer qu’une mégafaune s’est imposée dans les paysages sud-américains, aménageant de vaste plaines semblables aux savanes africaines, où des troupeaux d’herbivores sont accompagnés dans leurs déplacements par des carnivores puissants, félins et canidés. On ignore la raison de la disparition de cette mégafaune, qui a persisté jusqu’il y a 10000 ans environ. Prélèvements excessifs de la part des chasseurs cueilleurs ? Sécheresse ? Les plaines laissèrent en tous cas place à de vastes étendues de forêt, regagnant progressivement, sans doute, un terrain déjà occupé par elles auparavant.
Mais ces bouleversements faunistiques se font sur de longues échelles de temps/ Les organismes et les liens symbiotiques se modifient, s’adaptent, se déplacent, s’éteignent parfois. Les équilibres d’ensemble sont préservés.
Une vision parfaitement faussée mais hélas permanente est celle de la « loi de la jungle », le plus fort mangeant le plus faible, la compétition des plantes vers la lumière, etc. Lutte, combat, festin, banquet : vision spectaculaire du monde naturel, dont témoignent des titres anciens tels que La Griffe et la Dent, montrant complaisamment la prédation des hyènes sur des jeunes rhinocéros ou gnous.
La métaphorisation oriente la vision : débarrassons-nous des métaphores encombrantes empruntées au domaine de la lutte et de la compétition et voyons simplement que ce qui se déroule n’est pas un drame, mais une coopération à grande échelle, qui ne se pense pas elle-même, mais qui fonctionne parfaitement grâce à des millénaires d’adaptations.
La vie sur terre est le résultat des adaptations millimétriques qui favorisent la complexification du vivant : durant des millions d’années, des algues proliférant à la surface des océans ont progressivement chargé l’atmosphère en oxygène, créant les conditions de la vie telle que nous la connaissons. A petite échelle, tant spatiale que temporelle, chaque milieu naturel crée les conditions de sa propre survie, par des agencements millimétriques. Certaines flores et faunes subissent les contraintes du milieu sans guère influer sur elles : c’est le cas des steppes, des toundras, de la faune et flore de montagne (si l’on excepte leur frein posé à l’érosion). D’autres ensembles, en revanche constituent le milieu qu’elles occupent, influant sur le climat, le relief, les conditions générales : c’est le cas des forêts, des mangroves et des récifs coralliens. Ici, la vie crée les conditions de la vie. On connaît mieux, dorénavant, le cycle du carbone, matière première du vivant, et la manière dont il circule entre les êtres, les sols, l'océan et l'atmosphère. Stockage et libération alternés entraînent de lentes évolutions mais permettent toutefois une remarquable stabilité des climats, des courants et des températures à notre échelle d'existence. La déstabilisation d'un système autorégulé par une espèce appartenant au reste du vivant, cela en deux cents ans à peine, est une catastrophe planétaire, dont nous ignorons les conséquences à long terme.
Il est probable que l'espèce humaine survivra, aux dépens du reste du vivant, aux dépens sans doute d'une large part de l'humanité elle-même, défavorisée, souffrant de famine, de pollution de l'eau et de l'air.
Rédigé par : |