Retour de Fontainebleau avec Anna : dans le train, conversation avec un jeune homme, intéressé par notre discussion sur le principe d'incertitude comme moyen de neutraliser le principe de précaution (je reviendrai sur ce très intéressant principe, qui consiste à dire que nous ne sommes pas sûrs, par exemple, qu'une transformation radicale du bassin amazonien modifierait les régimes de pluies tropicales, ou qu'il est vain d'introduire des ours dans les Pyrénées car nous ne sommes pas sûrs que l'écosystème peut les absorber).
Ce jeune homme nous explique qu'il est végétarien par principe, et qu'il souhaite trouver du travail dans une ONG environnementale ou solidaire. Il craint, dit-il, de fatiguer ses proches en leur expliquant la cruauté infinie que nous montrons à l'égard des bêtes que nous mangeons. Je lui réponds que son travail est vain, car tout le monde le sait. L'effort de l'humanité a porté précisément sur la neutralisation du sentiment de culpabilité : depuis les rituels chamaniques jusqu'au silence qui règne dans les abattoirs, tout est fait pour apaiser notre gêne, soit par l'idée de compensation à l'égard des esprits maîtres, soit par l'idée que les animaux sont des corps sans âmes et indolents.
Puis vient la question de l'utilité de nos recherches. Je réexplique ce que j'exposais à Radio Aligre l'autre jour : dans un monde parfait, nos travaux orienteraient les politiques publiques, et seraient précisément destinés au pouvoir publics, puisque nous sommes payés par les contribuables. Dans le monde réel, nos travaux font tourner la machine et n'intéressent que nous.
Le jeune homme alors me demande d'où me vient mon cynisme. Et je me vois assis face à lui qui cherche du travail, tout pénétré moi-même de l'importance de mes recherches, un peu comme ces écrivains persuadés de leur génie parce qu'ils ne sont pas lus. Persuadé que nos travaux sont nécessaires alors même qu'ils n'ont aucune incidence et n'ont pas sauvé le moindre hectare de forêt.
Une masse énorme et indistincte fait son chemin dans l'histoire de la planète, masse sourde, aveugle, et les appels à la modération et à la protection de ce qui reste debout ressemblent aux cris poussés ça et là : "Avancez là-devant!", "Poussez pas là-derrière!", dont on ne tient nul compte.
Lorsque viendra le seuil critique, nul doute que la réaction finale sera : dépêchons-nous d'achever ce qui reste avant que d'autres s'en emparent! Et le dernier collier fait avec le dernier morceau de corail vaudra, certainement, tout l'or du monde.
Cynique ? Pas au point cependant de renoncer à déposer une remarquable contribution sur le site "animal et société". A moins que ce ne soit seulement pour attirer de nouveaux lecteurs sur votre blog. Dans ce cas, c'est réussi, puisque me voilà.
Comme le jeune homme du train, je suis végétarienne. C'est venu peu à peu, et maintenant, je ne peux plus faire autrement. Est-ce que "j'aime" les animaux ? A ma façon, sans doute. Théodore Monod, qui était lui-même, si mes renseignements sont exacts, végétarien, disait "les animaux ne demandent pas qu'on les aime, mais qu'on leur fiche la paix". En se sens, il les "aimait" certainement autant que les pauvres mémères à toutous aiment leur toutous. Mais pas avec les mêmes conséquences pour les toutous. Le mien se montre d'ailleurs assez cynique avec moi, ce qui est dans l'ordre des choses, et qui ne m'empêche pas de me montrer humaine avec lui.
J'avoue pourtant me sentir parfois un rien découragée quand je vois ce que je vois, que je lis ce que je lis, que j'entends ce que j'entends, par exemple, cette manie de faire rimer "pur" avec "dur" en parlant de ces gens étranges qui ne mangent pas de bêtes. On n'en mérite pas tant.
Concernant la vanité du combat du jeune homme, sous un certain angle, elle n'est pas absolument certaine. Quand il m'arrive d'évoquer pour quelques amis omnivores les ravages de la culture du soja et de l'élevage en Amazonie, sans passer pas sous silence la part qu'il y prennent en consommant leur steak élevé aux OGM, je vois poindre parfois comme une lueur d'intérêt dans leur regard. Pas pour le sort des vaches, bien sûr. Je ne me leurre pas sur la lueur. Mais elle me redonne un peu d'espoir.
Rédigé par : Nicole | mardi 29 avr 2008 à 18:49