Julien, dévoré par sa "noire ambition", rêve de commandement militaire, d'épiscopat, d'une carrière à la mesure du néant de sa naissance. Homme d'idéal, il demande à haute voix: l'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre doit-il passer comme la tempête et faire le mal comme au hasard?
Et pourtant l'ambition de Julien est assouvie par la conquête de deux femmes. Peu avant de mourir, il songe: pour les autres je ne suis tout au plus qu'un PEUT-ÊTRE. Or le voici parvenu à 23 ans, et "fatigué d'héroïsme" il se tient quitte envers l'existence pour ces quelques jours qu'il peut encore passer avec Madame de Rênal.
La beauté du roman réside en ceci que la conquête, l'ambition, les stratégies de Julien sont contenues en et par Madame de Rênal et Mathilde : elles suscitent l'aspiration, elles en sont les moteurs, et cette aspiration est incarnée en elles, et aspire à y retourner. C'est là, je crois, le seul rapport entre Julien et le Quichotte, lorsque celui-ci dit à Sancho : Ella pellea en mi, y vence en mi, y yo vivo y respiro en ella, y tengo vida y ser.
Julien ne fait que refléter ce qu'elles ont provoqué, et les voilà inspirées, audacieuses, lui rendant au centuple l'audace qu'il a montrée : Madame de Rênal écrivant de fausses lettres, Mathilde prête à la roture pour affirmer sa noblesse. Le récit fonctionne en cercles fermés, comme deux roues d'un carrosse vu de profil, l'épisode de Besançon brinqueballant sur le chemin de la guillotine comme le corps du fiacre ; et la leçon de l'abbé Pirard résonne et retombe sur l'ensemble du roman : Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te haïr ; et s'ils feignent de t'aimer ce sera pour te trahir plus sûrement.
Or Stendhal dispense Julien du fardeau d'avoir des compagnons. Ceux-ci ne se révèlent finalement qu'à l'heure du verdict, et pour le condamner. Mais de son vivant Julien fut libre, et maître de ses mouvements.
L'épisode le plus extrême, le plus enivrant, outre la séduction lente et belle de Madame de Rênal, est l'écriture des cinquante lettres à la Maréchale de Fervaques, manoeuvre compliquée destinée à Mathilde. Durant tout cet épisode, Julien n'a plus la force de penser. On lui offre une ligne de conduite : il l'étreint, il s'y tient, il laisse ses sentiments dormir. Il se repose. Tout dépend désormais de Mathilde, et comme s'ils ne pouvaient vivre à l'unisson, elle se met à souffrir quand Julien est comme anesthésié par la douleur. Je suis au fond un être bien plat, pense-t-il, bien vulgaire, bien ennuyeux aux autres. Stendhal parle ici "d'imagination renversée": on juge sa propre existence et l'on se condamne soi-même ; ainsi se réunit parfois en nous un tribunal. En Julien, il siège en permanence, et le jury final, le public dans la salle, tout cela n'est que l'extension de ces autres qu'en fin de compte Julien a ignorés, tenant tous les rôles, changeant les perspectives pour se mieux observer. Alternance d'observation et de passage à l'acte ; il s'agit de contempler en vue d'agir, et en cela Julien diffère de tant d'autres personnages de romans, indécis ou ineptes, ou creux à force de précipitation.
J'ai entendu dire que la place du coeur n'était pas dans la boîte crânienne. Il est vrai que la vie de Julien peut sembler bien étrange. Mais je la relis sans cesse et m'émerveille de la grâce qui touche chaque ligne de ce roman. Parfois je m'étonne à penser : "c'est pourtant vrai qu'ils n'existent pas". Mais à voir évoluer Julien, Madame de Rênal et Mathilde, on se prend d'interrogations un peu vaines : sont-ils vraiment contenus dans l'espace du roman ? Sont-ils prisonniers de cette mécanique parfaite ? L'histoire de Julien repose-t-elle uniquement en ce début et cette fin ? En clair, n'avons-nous là que des personnages, confinés dans leurs pensées et dans leurs actes ? Si tel était le cas, sans doute à ma trentième relecture j'aurais pensé : voilà qu'ils se répètent, Julien a déjà pris trente fois la main de Louise, trente fois il a remis la vieille épée dans son fourreau, trente fois Mathilde a baisé son front livide, et Madame de Rênal n'en finit pas de mourir en embrassant ses enfants.
Mais non : on les regarde agir comme on voit un tableau, beau dans les détails, mais beau surtout par son effet d'ensemble. Ces actes et ces pensées se fondent, il se dégage d'eux une force irrésistible, et il me semble que si mécanique il y a, elle est de celles qui n'ont d'autre but que de créer un mouvement constant, de la fin au début, en scènes juxtaposées un peu comme au hasard, dont l'ordre finalement importe peu. L'apprentissage n'est rien, et personne n'apprend rien - ils ne sont pas là pour apprendre. Ils se déploient comme des univers déjà formés, en expansion, qui se rencontrent au hasard, à un point de leurs vies.
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