"Rappelons tout de même que Hitler a interdit le gavage des oies, et que l'amour des bêtes se décline souvent en haine du genre humain" (Roger-Pol Droit, cité de mémoire)
"Il a été amplement démontré que bien souvent, végétarisme et racisme sont liés" (sans plus de précisions - Marie-Josée Pernin, citée de mémoire)
Je me suis souvent demandé d'où dérivait ce type d'affirmations, et j'ai cru reconnaître une source possible, ou une certaine cristallisation de ce genre de propos, dans l'ouvrage de Luc Ferry intitulé Le Nouvel Ordre écologique, publié en 1992. Il s'agissait, tout au moins en partie, de répondre au Contrat Naturel de Michel Serres et d'affirmer l'avènement d'un nouvel Humanisme, héritier des Lumières mais respectueux des différences, donc moins eurocentré.
1992, c'est aussi l'année du Sommet de la Terre, à Rio, année cruciale puisque pour la première fois des chefs de gouvernement (et non pas des sous-ministres) s'accordaient pour constater que la planète allait fort mal et qu'il était temps de s'en préoccuper. Le livre de Luc Ferry allait un peu à contresens, mais son but était noble, puisqu'il entendait dénoncer les dérives de "l'écologie profonde" en montrant son ancrage dans les théories nazies, législation du Reich à l'appui.
L'écologie profonde (et elle n'est pas la seule) affirme que l'espèce humaine est une espèce parmi d'autres, et qu'elle ne peut sans se poser une question morale croître indéfiniment aux dépens des autres êtres vivants, ce que résume Lévi-Strauss : "L'humanité est devenue sa propre victime, n'ayant pas compris que ses droits cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces". Lévi-Strauss intervenait alors dans un débat parlementaire où il était question de refondre la législation française en s'interrogeant sur ses fondements, en l'occurrence la liberté. Lévi-Strauss suggérait que de la liberté (fondée sur l'individu) on passe à l'existence elle-même, c'est-à-dire que les droits dérivent du fait même d'exister, dans la lignée, donc, de Michel Serres.
Luc Ferry a beau jeu de rabattre ces prétentions. En effet, la nature est "muette", elle ne saurait donc être partie contractante. Cet argument a fait florès, nous y reviendrons régulièrement (disons que pour ma part j'ai signé un contrat avec "l'Université de Tours" sans avoir la naïveté d'y voir un être conscient et agissant). Quiconque défendrait cette possibilité d'un "contrat naturel", tout aussi virtuel d'ailleurs que l'est le "contrat social" (car qui donc a réellement signé un "contrat social" à la naissance ?) adopte une posture anti-humaniste. En effet, selon Ferry, la position morale n'est pas pertinente pour aborder ce domaine : car il ne voit autour de lui que des êtres emportés par "l'amour des bêtes", animés par la "zoophilie" (sic) la plus noire, car "dérivant en haine du genre humain". La nature est muette, et l'amour est aveugle. D'ac !
Faisant fi de ce que l'on a produit depuis quarante ans d'éthologie méthodique, où l'on a cessé enfin de croire que le comportement animal se révélait en laboratoire, à coup de décharges électriques, ignorant souverainement les travaux sur les chimpanzés, les gorilles, les loups, les dauphins, les éléphants, les babouins, les vervets, les macaques, les orang-outang, les orques, les baleines à bosse, Ferry préfère placer sa réflexion sur la base des deux seuls spécialistes mondialement reconnus pour leur connaissances animales, Kant et Descartes. Avec, parfois, un coup de chapeau à Rousseau.
Descartes permet d'écarter la question du fondement du droit suggéré par certains (Singer par exemple), selon qui la question pertinente serait : est-ce qu'ils souffrent ? Est-ce que les animaux expérimentent la souffrance ? En effet, Descartes assène qu'il ne saurait y avoir de souffrance sans sujet. L'animal se débat et gémit, mais c'est une réaction organique, il n'éprouve pas subjectivement la souffrance comme le fait un humain. Voilà qui tout au moins justifierait que l'on cesse de tester les anti-dépresseurs sur les rats ou les chiens.
Kant permet d'éviter le décentrement de la question qui consisterait, plutôt qu'à nous demander si les animaux ont des droits, à nous demander si nous avons des droits sur eux. Kant nous ramène, une fois encore, à la question du sujet, comme être moral, pourvu de responsabilité, donc de droits, ce qui forcément lui donne primauté et privilège sur ceux qui n'en ont pas.
Luc Ferry reprend et actualise la démonstration kantienne de manière magistrale, clouant le bec des zoophiles de tout poil. Qu'est-ce qui fonde le droit? C'est un processus à étage: la conscience (de soi) fonde la liberté, la liberté fonde la responsabilité, la responsabilité fonde le droit en instaurant des devoirs. D'inspiration chrétienne (le libre-arbitre), cette démonstration repose sur l'alliance inextricable de la responsabilité individuelle et du binôme droit/devoir (base du contrat social). Sortis de là, nous n'avons que le "vaste et orageux océan" dont Kant appelle à nous défier.
Philippe Descola s'est penché sur ce problème dans Par delà Nature et Culture, publié en 2005. Il observe (et cela ébranle quelque peu les prétentions universalistes du Nouvel Humanisme) que d'autres peuples ne partagent pas cette opinion selon laquelle l'homme, et lui seul, serait pourvu de subjectivité. C'est la notion de "perspectivisme" ou "multinaturalisme", fréquente dans les sociétés chamaniques, qui s'oppose frontalement à l'idée occidentale de l'unicité de la Nature et de la multiplicité des cultures. Selon certains peuples amazoniens, sibériens, asiatiques, la culture est unique, les natures sont mouvantes, fluctuantes: on en change quand on change de peau, quand on retire ses vêtements de jaguar pour fumer une bonne pipe ou ce qui en tient lieu. On rétorquera: il s'agit là d'une croyance et non d'un fait observable. Mais l'on vous répondra: et qui vous dit que le jaguar n'a pas conscience de lui-même sinon votre croyance à vous?
Descola a démonté le raisonnement, reste à le pousser à l'extrême limite. Nous sommes partis, donc, de l'expérience subjective d'être au monde, qui est notre individualité. L'Humanisme n'admet pas d'autre principe, car il est le seul que l'on puisse qualifier d'universel. On pourra renvoyer le lecteur à Montaigne et à son Apologie de Raymond Sebon pour la vaine recherche d'un droit "naturel": la prétention à découvrir un principe universel de droit ne date pas d'hier, et le bon sens humaniste a tranché : seule la culture occidentale peut se prétendre universelle, car elle a vocation à cela dès l'origine (Christianisme, Droit Romain, Encyclopédie, etc.). On ne saurait ébranler les Droits de l'Homme au motif que chez certains peuples, l'affirmation frénétique du droit individuel aboutit à la désagrégation sociale, pour des raisons culturelles ; ces conséquences fâcheuses ne peuvent entrer en ligne de compte dans l'affirmation de l'Humanisme.
C'est le fait que les hommes sont des individus et non des "spécimens" qui fait qu'on peut, à titre individuel, leur accorder des droits, dans la mesure où la responsabilité (dérivant de la liberté de choisir) leur impose des devoirs.
Si ce raisonnement est valide, une grande partie des postulants sont écartés. D'une part, observait Lévi-Strauss, l'universalité du principe n'a jamais empêché que des pans entiers de population soient exclus de la sphère du droit, ou n'en jouissent que partiellement (femmes, esclaves, peuples indigènes...). D'autre part, on ne peut s'empêcher de s'interroger : à partir de quel âge un enfant passe-t-il l'épreuve du miroir? Un enfant qui ne se reconnaît pas dans un miroir a-t-il des droits? Un individu dans un coma végétatif a-t-il une conscience individuelle? Si non, peut-on lui octroyer des droits? Et d'ailleurs, quels seraient ses devoirs? Un vieillard en fin de parcours d'Alzheimer a-t-il une conscience individuelle? Comment prouver qu'il souffre? Un autiste répond-il aux devoirs que lui impose le fait d'être un citoyen?
A toutes ces questions, la réponse est oui, oui, oui: ils ont des droits, mais leur état ou leur âge ne permet plus ou pas encore de leur imposer des devoirs. Et voilà que se révèle l'extraordinaire tour de passe-passe postkantien : partis de l'individualité, nous arrivons à ce constat que l'homme bénéficie de droits, quel que soit son état, sa conscience, sa responsabilité. Même à l'état embryonnaire, et même dans cet état clinique vulgairement appelé "mort", il a des droits. C'est donc que ce droit s'applique de fait à l'espèce, et non à l'individu. Il s'applique individuellement aux hommes en tant que représentants de l'espèce humaine, et absolument pas en tant que consciences subjectives atomisées.
Admettons ce glissement progressif de l'individu à l'espèce: nous parvenons à ceci que les droits s'appliquent aux hommes parce qu'ils sont des hommes, et non parce qu'ils sont pourvus de subjectivité et disent des choses intéressantes. Ce fait culmine dans la proclamation des Droits de l'Homme, qui entérinent ce principe. Mais reconnaissons alors que ce droit-là est tout bonnement régalien, et que l'on est donc parfaitement fondé à contester que les autres espèces n'en aient aucun. Quand une démonstration se mord la queue, on ne peut s'en valoir pour proclamer que les droits de l'homme sont fondés et les autres, non. C'est juste une démonstration qui se mord la queue, id est un syllogisme.
Or, pour s'en tenir à la lettre de la démonstration, le raisonnement kantien englobe d'autres espèces, ce que Kant ne pouvait qu'ignorer à la fin du XVIIIe siècle, et nous lui pardonnons. Que Luc Ferry, en revanche, ignore que les chimpanzés, les bonobos, les orang-outang, les éléphants, les dauphins, les orques, les perroquets ont une conscience de soi, et franchissent sans encombre l'épreuve du miroir, qu'il ignore que les loups, les mandrills, les macaques, les babouins, les lions, ont conscience de leurs devoirs en société, est plus grave et traduit un manque criant dans sa bibliographie. Que faire? Elargir le droit à ces différentes espèces? Ou bien retirer leurs droits aux nourrissons, aux comateux, aux autistes, et aux vieillards grabataires? Il y a dans toute loi une part d'arbitraire, d'incohérence - eh oui, nous ne sommes que des hommes ! Que la société étende sa préoccupation morale à la douleur des mères et aux enfants morts-nés est une belle et noble chose, mais les comités d'éthiques poursuivront-ils notre auto-sacralisation jusqu'à statuer sur nos rognures d'ongles, tandis que le monde vivant, autour de nous, est réduit à l'état de machine à viande ou purement et simplement exterminé?
Passons à Hitler maintenant. La législation du IIIe Reich, selon Luc Ferry, fut la première à envisager une protection de la nature pour elle-même, c'est-à-dire indépendamment de son utilité (pratique, économique, esthétique) pour l'homme. Luc Ferry cite abondamment ces textes de loi, dans lesquels je lis cette justification: "la contemplation de la nature est utile à l'édification de l'homme allemand" (je cite de mémoire). Voilà qui écorne un peu la "nature pour elle-même" mais soit. Ce qui me fascine, c'est le lien de cause à effet que Ferry établit entre cette position philonaturelle et les camps d'extermination. On peut penser en effet qu'interdire le gavage des oies n'est que la première étape qui mène à la dénaturalisation des juifs, puis au port de l'étoile jaune, puis au génocide. Mais pourquoi devrait-on le penser?
Luc Ferry a la générosité de proposer à notre appréciation d'autres lois du même IIIe Reich, décrétant le droit des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes et condamnant l'impérialisme de la France et de l'Angleterre. Y a-t-il un lien de cause à effet entre anticolonialisme et extermination des juifs, des déviants, des tziganes, etc.? Ou bien n'y a-t-il là, en fin de compte, qu'une preuve d'incohérence ? Pourquoi Luc Ferry n'établit-il aucun lien entre les proclamations généreuses de ces lois et l'abomination des camps ? Pourquoi ce privilège serait-il réservé à l'interdiction des mauvais traitements infligés aux animaux ? Je l'ignore tout à fait. Voilà en tous cas le ressort ultime de "l'amour des bêtes dérivant en haine du genre humain", une affirmation que l'on peut ranger parmi celles que Derrida, dans son ouvrage posthume L'Animal que donc je suis, rangeait dans la catégorie des bêtises, c'est-à-dire tout ce que les philosophes ont pu dire sur les animaux dans la plus parfaite ignorance de leur réalité. Ignorance parfaite, et satisfaite !
Luc Ferry, en conclusion, n'a pas senti le vent tourner. Il n' a pas fait preuve de dons de visionnaire. En 2007, c'est à Michel Serres, et non à Luc Ferry que se réfère le directeur général de l'UNESCO, Koïchiro Matsuura:
"Mettre un terme à la guerre à la nature requiert aujourd'hui une nouvelle solidarité avec les générations futures. Pour ce faire, faut-il que l'humanité conclut un nouveau pacte, un "contrat naturel" de codéveloppement avec la planète et d'armistice avec la nature ? Sachons faire prévaloir une éthique du futur si nous voulons signer la paix avec la Terre. Car la planète est notre miroir : si elle est blessée ou mutilée, c'est nous qui sommes blessés et mutilés. Pour changer de cap, nous devons créer des sociétés du savoir pour combiner la lutte contre la pauvreté, l'investissement dans l'éducation, la recherche et l'innovation, en posant les fondements d'une véritable éthique de la responsabilité."
Voir à ce sujet Bruno Latour à propos de l'ouvrage de Luc Ferry
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