Excellent article de Laurent Mermet et Farid Benhammou dans Ecologie et politique 31 (2005) : "Prolonger l'inaction environnementale dans un monde familier : la fabrication stratégique de l'incertitude sur les ours du Béarn".
L'article explique comment, alors que les études les plus précises sur l'écologie et la démographie des ours des Pyrénées étaient achevées en 1980, les quinze années d'inaction qui suivirent entraînèrent la population ursine jusqu'au seuil de non-retour. Cela parce que la mission ours fut confiée à un Institut du Patrimoine du Haut-Béarn (IPHB), constitué d'élus locaux, qui loin de jouer le jeu démocratique (mettre en place un programme de gouvernement ayant fait l'objet d'une large concertation) s'empressèrent de dénoncer le diktat des scientifiques, opposant aux arguments issus des enquêtes d'autres arguments, issus de la sagesse populaire. Les auteurs de l'article parlent "d'anti-expertise" puisqu'elle consiste à mettre sur le même plan les chiffres issus de dénombrements et ceux qui arrangent les chasseurs et les bergers: "Combien y a-t-il d'ours? 5 selon la police, 8 selon les manifestants" déclare le directeur de l'IPHB, cité par les auteurs, le programme de gouvernement étant assimilé à "la police".
En février 2003, Roselyne Bachelot (citée par les auteurs), ministre de l'Ecologie, relayait ces chiffres devant un parterre d'élus: "j'ai le sentiment que l'on ne sait pas exactement ce qui se passe, que la question scientifique n'est pas totalement réglée, et quand on dit 'il y a une population de 5 à 8 ours' la question n'est pas du tout la même". Roselyne Bachelot poursuit en expliquant que s'il ne reste qu'une femelle, la population est condamnée, s'il y en a deux, elle est sauvée. Rappelons, avec les auteurs, que le chiffre de huit ours est le fruit d'un "sentiment partagé" par les associations de chasseurs et de bergers.
Mais ce qui transparaît dans cette querelle de chiffres, c'est la volonté pernicieuse de casser un programme gouvernemental en se servant des armes du "principe de précaution", qui est rigoureusement inverse. Quand une espèce animale, protégée au niveau mondial, atteint un seuil d'extinction, le principe de précaution devrait s'appliquer, de larges espaces alloués à sa protection exclusive, en vertu d'accords internationaux que la France a signés (CDB, 1992). Le principe d'incertitude, qui emploie la même argumentation, la retourne afin de paralyser l'action préventive en jetant la suspicion sur la validité de l'approche scientifique.
Dans le cas de l'ours, cette position est allée extrêmement loin puisque les associations de chasseurs et de pasteurs, minoritaires mais armés, ont su imposer le silence à leurs adversaires locaux, interdire la tenue de manifestations sur place (telle celle que voulait organiser le WWF), discréditer et entraver les missions d'expertises dépêchées sur les lieux, et enfin, abattre la dernière ourse de souche pyrénéenne, Canelle, qui venait de mettre bas, en organisant une battue sur le territoire où elle avait été observée.
Cet exemple, fort bien décrypté par les auteurs de l'article, donne à réfléchir. Il y a 25 ans de cela, on ridiculisait les environnementalistes en les taxant de sentimentalité ("nostalgiques du bocage et des frais vallons", "amoureux des bêtes"). Aujourd'hui, on les discrédite en les taxant de dictateurs. Reconnaissant la validité de leurs analyses à l'échelle globale, on leur dénie toute expertise au niveau local ("ces messieurs de Paris", "ces technocrates de Bruxelles"), en un discours démagogique que personne ne dénonce (un élu local, connu pour sa grève de la faim, parlait de "bruits de botte" et "d'heures sombre de notre histoire" à propos des hélicoptères cherchant à repérer un ours slovène sorti du périmètre de protection. Celui-ci fut empoisonné, semble-t-il, un peu plus tard). Plus grave encore : si l'on observe la composition des gouvernements de ces quinze dernières années, on voit figurer en bonne place deux ministres de l'éducation représentant des tendances minoritaires et préjudiciables à l'action concertée internationale (Luc Ferry dénonçant l'écologie 'radicale' selon ses critères à lui, Claude Alègre héraut de la lutte anti-anti-réchauffement) et Roselyne Bachelot, entretenant la schizophrénie propre aux ministres de gouvernement ayant des ancrages locaux.
Si l'on extrapole, on s'aperçoit que la polémique qui a cours actuellement au Brésil, portant sur la reprise accélérée de la déforestation, repose sur les mêmes mécanismes. Lula humilie publiquement sa ministre Marina Silva au motif que les chiffres qu'elle détient sont contestés. La tendance à la reprise est attestée, mais l'inaction est possible si la polémique s'amplifie. Et l'on assiste à ce tableau absurde, véritable miroir de ce qui s'est produit dans le Haut-Béarn lors du lâcher d'ours slovènes : 10000 hommes, encouragés par des propriétaires de scieries clandestines dans le district de Tailândia, en Amazonie, interdisent à la Police Fédérale de confisquer 15000 mètres cube de bois illégalement coupé, les élus locaux dénonçant l'action du gouvernement au motif qu'elle "tuerait l'économie locale" quand bien même serait-elle criminelle.
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