Montaigne écrivait: "les lois sont respectées non parce qu'elles sont justes mais parce qu'elles sont lois". Je crois hélas que Montaigne, pour une fois, se trompait du tout au tout : Certaines lois ne sont pas respectées, aussi justes soient-elles, parce qu'elles ne répondent pas à une détermination intérieure qui nous fait reconnaître qu'une loi est fondée.
Je reprends la conclusion de ma note précédente ("Principe d'incertitude, principe de précaution") pour rappeler cette image: les agents de la Police Fédérale brésilienne, bloqués dans leur action par dix mille employés de scieries clandestines, dans le district amazonien de Tailândia. Les élus locaux défendent les intérêts de leurs administrés: la saisie du bois illégal entraînerait l'effondrement de l'économie locale.
En quoi consiste l'économie locale d'un front pionnier amazonien ? Extraction illégale (or, bois, espèces protégées), appropriation et revente de terres, et bien sûr la logistique: masse salariale distribuée aux hommes de main, prostitution adolescente, vente d'alcool, de crack, etc. Si l'action de la Police Fédérale avait visé la prostitution infantile, nul doute que la position des élus eût été plus délicate. Difficile de porter sur la place publique le fait que l'économie est soutenue par des souteneurs, parfois les parents eux-mêmes, souvent des malfrats allant acheter ou kidnapper des gamines dans les Etats du Nordeste après les avoir droguées.
Or la destruction de forêts protégées, le trafic de bois, les incendies relâchant du CO2 dans l'atmosphère, les hectares dévastés emportant dans la même flamme des millions d'oiseaux, de batraciens, de reptiles, de mammifères dont un seul spécimen retenu illégalement chez soi serait motif à une amende voire à une peine de prison (selon la loi brésilienne), cela n'est pas considéré comme honteux, encore moins comme contraire à la loi. On peut alerter les médias et dire aux journalistes que le gouvernement fédéral ruine l'économie locale.
Dans les aéroports brésiliens, le touriste même distrait ne peut manquer de voir deux affiches, rédigées en portugais, espagnol, allemand et anglais, omniprésentes : la première signale que les relations sexuelles avec des mineurs en âge est un crime ; la deuxième signale que le trafic d'animaux et de plantes est un crime, aggravé si l'espèce est protégée. Deux lois, même code, même peine.
Or, me promenant sur le marché de Belém avec une amie anthropologue, je la vis s'arrêter à ces stands où pendouillent des potions contenant des morceaux de plantes ou d'animaux selon l'effet désiré. Récemment séparée de son mari, mère d'une fille adolescente, cette amie en plaisantant décida d'acheter une potion contenant un fragment de dauphin d'eau douce, le boto tucuxi. J'ai alors demandé au vendeur quelle était la matrice d'où il tirait ses potions ; je ne croyais pas si bien dire, puisqu'il me montra un récipient en verre où marinait un embryon de dauphin. Je prévins alors mon amie que la potion qu'elle achetait contenait réellement du dauphin d'eau douce, espèce protégée par la loi.
Elle plaisanta en affirmant qu'elle espérait bien qu'il en était ainsi, puisqu'elle voulait une potion efficace pour attirer les hommes (potion chama marido). Je lui demandai alors ce qu'elle dirait si je couchais avec une prostituée de l'âge de sa fille, pour ensuite en plaisanter avec elle comme elle le faisait à présent. Elle se rembrunit et répliqua que "ce n'était pas la même chose". C'est ce "pas la même chose" qui m'intéresse. La loi a été votée par le même Congrès National, elle est inscrite dans le même code pénal, fait l'objet des mêmes peines en importance, et pourtant elles ne sont pas considérées comme étant la même chose. Et je suis frappé de la justesse d'un propos de Schopenhauer, qui dit que le fondement de la loi n'est pas une idée ancrée en nous de ce que serait la justice, mais le sentiment d'injustice éprouvé par celui qui a été lésé.
La perception que nous pouvons avoir de ce qui est juste ou non dépendrait ainsi de ce que nous éprouverions si un autre agissait à l'encontre de la loi. Dans le cas de la prostitution d'adolescentes, le fait d'avoir une fille en âge d'en être victime rendait mon amie particulièrement soucieuse du respect de la loi. Mais s'agissant d'un morceau de dauphin, où est la victime ? Qui a été lésé ? Personne ? L'humanité ? La planète ? Termes vagues, la faute se dilue dans l'ampleur de notre monde commun.
Il a fallu du temps au gouvernement français pour faire admettre qu'un excès de vitesse, même s'il ne provoquait pas d'accident, était préjudiciable à la société. Mais les conducteurs pris sur le fait ne comprennent pas qu'on leur ait retiré leur permis. "Moi c'est différent... C'est mon travail... J'ai des heures de vol derrière moi..." Si, après cet épisode, ils respectent la loi tout en la trouvant inadaptée à leur cas, nous voyons l'hypothèse de Montaigne confirmée. J'aspire à ce que les lois environnementales, à défaut d'être perçues comme justes, soient appliquées et respectées. Mais la tendance actuelle, si l'on excepte les pollutions maritimes (qui portent préjudice à la pêche et au tourisme, donc comportent des "victimes"), est plutôt de maintenir ces lois dans la catégorie des aimables fantaisies législatives, sorties tout droit de la tête d'un Prince, et dont on se fiche éperdument d'un bout à l'autre de la chaîne.
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