Répondant hier à mon aimable interlocuteur, j'affirmais éprouver le plus grand dédain pour l'engagement. Même si je n'ai que trois lecteurs, je dois quand même approfondir cette question.
Je n'aime pas les engagements collectifs. Mes tentatives de participer à des actions collectives ont toujours précipité en eau de boudin : Jeunesses socialistes dans les années 80, Greenpeace dans les années 2000. Le problème de fond est que je ne puis m'empêcher de dire ce que je pense, de manière quasi pathologique, et que tout consensus éveille en moi la suspicion. Devant une action planifiée, dans laquelle, petit soldat, je devrais jouer ma part, je m'interroge soudain sur les valeurs que nous défendons, sur la manière dont nous les défendons, et sur les options stratégiques retenues.
En 1986, d'octobre à décembre, j'ai occupé avec d'autres l'université de Paris 3, et participé à d'innombrables manifestations contre la réforme Devaquet qui introduisait, si je me souviens bien, le principe de la sélection à l'université. Sûrs de leur bon droit, enivrés par leur puissance arithmétique et médiatique, les étudiants que nous étions avions cessé de réfléchir. Pas un d'entre nous ne s'est assis pour lire cette réforme: nous préférions nous laisser griser par les discours de nos leaders formés à bonne école. Après trois mois de cet embrigadement, j'ai commencé à me poser la question suivante : l'engagement n'est-il pas, en fin de compte, une fin en soi ? Dans un autre contexte, me serais-je laissé griser par les Jeunesses Hitlériennes, dans l'espoir de trouver une dimension collective à une vie dépourvue de sens ? Bref, cette interrogation a tué en moi l'embryon participatif.
Aujourd'hui, ma position est claire, je l'espère, à mes propres yeux : il me semble que l'humanité dans son ensemble agit de manière erronée (c'est-à-dire contre l'intérêt de tous les êtres qui vivent sur la planète, humains compris) et immorale : c'est-à-dire que ce qui nous paraît de l'ordre de la normalité ou de la fatalité aujourd'hui ("il faut bien que les gens se nourrissent") apparaîtra aux générations futures comme aussi aberrant et condamnable qu'en leur temps l'esclavagisme et la solution finale le furent à nos yeux.
Sur l'amour des bêtes
Une chose doit être établie ici : je "n'aime" pas les animaux. Je n'ai pas d'amour particulier pour les bêtes, je ne caresse pas les toutous dans la rue et je ne m'exclame pas devant un petit veau "comme il est mignon". Cela m'irrite au contraire, et c'est ce qui me rend pénible de consulter les sites de la Fondation Brigitte Bardot, de la SPA, voire du PETA. La déploration des chienchiens maltraités par de méchants maîtres ou trafiquants me soulève le coeur. Le trafic d'animaux est condamné par la loi, les mauvais traitements qui leur sont infligés aussi, inutile d'en rajouter dans le sentiment. Lorsqu'on arrête un trafiquant de drogue, ou un trafiquant d'armes, on ne s'encombre pas de sentimentalisme. Ce qui est surprenant est que les clients ultimes du trafiquant de drogue ou d'arme sont eux aussi condamnables, tandis que les acheteurs finaux des animaux trafiqués, eux, ne le sont pas. Tous ceux qui ont des caméléons, des mygales, des basilics et autres reptiles, batraciens ou arthropodes exotiques chez eux alimentent un trafic condamné par la loi. Il y a mille manières de légaliser un animal trafiqué. La loi aurait mille manières de contourner cet obstacle. Pleurnicher sur le sort des chiens et des chats élevés sur grillage en Roumanie avant de terminer leurs jours malades sur les quais de la Mégisserie ou sur un site internet ne change pas grand chose à la situation générale. Les associations de défense des animaux pensent que les hommes sont méchants ; moi je pense que la loi est mal faite, ou mal appliquée.
Concernant l'association américaine PETA, dont j'admire la capacité de mobilisation et les documents vraiment choquant qu'elle met à disposition du public (dernier en date: employés d'un abattoir jouant au football avec les poulets vivants, les lâchant dans la pièce pour ensuite leur écraser la tête avec leurs bottes, urinant ensuite sur la chaîne d'abattage ou les laissant tourner des heures tête en bas parce que le couperet circulaire doit être changé), j'ai un point de divergence. Je constate que dans les dossiers mis en ligne ("dix raisons de ne pas manger du saumon d'élevage" ; "dix raisons de ne pas manger de poulet") les arguments mis en avant débutent toujours par "D'abord, parce qu'il s'agit d'un animal intelligent, aux capacités cognitives surprenantes" - cela s'applique aux saumons, aux dindes, aux poulets, etc.
Cette position me met mal à l'aise, parce qu'elle aboutit à une hiérarchisation qui n'a aucun sens dans une perspective globale. Si les saumons sont stupides, alors il devient légitime de les entasser et de polluer des fjords ? Que les poulets soient intelligents ou non ne doit pas nous autoriser à les considérer comme des ballons de football. Et plus globalement, à quoi servirait-il de "sauver" les orang-outangs emblématiques sans préserver également les forêts indonésiennes ? A quoi servirait-il de "sauver" les baleines si les océans ne leur fournissent plus les aliments nécessaires ? Tout ce qui relève du sauvetage individuel d'un phoque, d'une baleine, d'un éléphant, a un fort impact médiatique, mais cela rappelle furieusement les souscriptions destinées autrefois à racheter un petit esclave pour lui "rendre sa liberté" : tout le monde rentre chez soi la conscience apaisée.
Ma crainte ou mon malaise, et l'engagement qui en dérive, naît de l'anthropisation accélérée de la planète Terre, qui ne laisse aucune place aux autres êtres vivants, de la baleine à la crevette, du gorille au phasme et au scorpion. Qu'il nous faille nous restreindre en termes d'occupation de l'espace et de l'usage des ressources me paraît de l'ordre de l'évidence morale, dès lors que nous prétendons être conscients et moraux. Il y a quarante ans de cela il n'allait pas de soi que l'on ne pouvait, moralement, expulser des peuples autochtones de leurs territoires ancestraux, même s'ils n'en tiraient pas tout le parti qu'en tirerait un planteur de soja. Pourquoi ? Parce que la logique qui prévalait était celle du progrès et de la rentabilité, et tout ce qui apparaissait comme étant des obstacles au progrès devait s'incliner devant cette loi supérieure.
Aujourd'hui encore les territoires amérindiens, au Brésil, s'ils bénéficient d'une large approbation de la part de l'opinion, font l'objet d'attaques récurrentes, de plus en plus "décomplexées". Certains verraient bien, en lieu et place des Kayapo ou des Xikrin, de vastes mines de fer ou de tungstène, ou des barrages hydroélectriques, et dénoncent les obstacles posés au développement du pays par le retrait du marché foncier de vastes territoires - ceux qui sont protégés à des titres divers, Parc Nationaux, réserves biologiques, etc.
Or le progrès réside justement en la protection de ces territoires.
L'abolition de l'esclavage a affecté durablement les économies qui ont, contre vents et marées, perpétué le système sans tenir compte de l'opposition qui s'universalisait. Tout le système agricole de la canne à sucre, du tabac et du coton n'était rentable que dans la mesure où la main d'oeuvre était esclave, car aucun salarié n'aurait accepté les conditions de travail. Mais en réalité, l'impact de l'abolition fut amorti très rapidement - quelques faillites individuelles (la traite et l'exploitation esclavagistes généraient aussi des emplois salariés directs et indirects) - mais une reconversion économique très rapide à l'échelle des nations. Que l'on puisse tenir pour quantité négligeable l'existence d'écosystèmes complexes à l'endroit où l'on veut ouvrir une plantation de palmier à huile ou une mine de nickel montre que nous avons du chemin à faire. Les êtres qui partagent ces écosystèmes ont le droit absolu d'y vivre et de continuer à exister.
Reconnaître cela, c'est juger un peu plus moralement de ce dont notre espèce a besoin pour subsister, mais aussi à quel moment elle doit s'imposer des limites sous peine de voir l'écosphère - c'est-à-dire l'ensemble des conditions qui permettent l'émergence et le maintien de la vie - s'effondrer.
Cher ami (ne voyez dans l'aveu (qui vient) aucune flagornerie. Il se trouve que j'ai, moi aussi, la faiblesse de visiter "ces milliers de sites...") je vous le dis, d'auteur(?) à auteur, vous êtes un écrivain (entre autre(s?)), et un écrivain qui ne prend pas la pose (c'est si rare!). Pourrais-me permettre, en retour à votre bienveillante attention, de vous inscrire en liens sur mon site? Je me soucie de mes lecteurs, et j'aime les savoir dans l'entourage de personnes intelligentes. En revanche je ne m'engagerai(!) pas sur la respectabilité de ces(vos) futurs hôtes. A bientôt.
Rédigé par : lataupe | samedi 15 mar 2008 à 14:29
Certes vous le pouvez, cher ami, certes. Il se faut entraider : à nous deux, nous réunirons bien six lecteurs!
Rédigé par : anthropopotame | samedi 15 mar 2008 à 20:18