Ce qui est embêtant, avec les vieux amis, c'est qu'on a toujours l'impression qu'on les a quittés la veille. Ainsi, quand Fadi me demande, en arrivant: "alors, quoi de neuf ?", j'hésite. Dois-je répondre : "Rien de spécial", ou bien "Pas mal de choses en vingt ans" ?
Pas vu Fadi depuis 1987, et Karim depuis dix ans environ. J'ai connu Fadi en 5e, à Athènes. Il était arrivé un peu tard dans l'année, s'était assis près de moi, et studieux, penché sur son cahier, il m'avait pris ma gomme. Il avait déjà son embryon de moustache, ses jeans à l'aspect neuf, ses chemises en tissu synthétique et un T-shirt par dessous. Pendant quatre ans, jour après jour, j'ai recopié mes devoirs sur les siens, dans le bus scolaire. Fadi était plein de ressources insoupçonnées : quand je l'ai revu à Paris, au cours de nos études, il s'était mis au théâtre, avait écrit un Pygmalion joué à l'ESCP.
Peu après, il est parti à Dubaï où il vit toujours, gérant pour le compte d'une famille locale une chaîne de magasins de luxe (quoi d'autre, en effet?). S'est marié à Chypre avec une musulmane (il est catholique), a deux enfants de 14 et 12 ans.
Karim, rencontré en 4e. A l'époque son meilleur ami était Olivier, dont j'apprends qu'il est mort l'année dernière, au Costa Rica, d'un infarctus. Karim vit à Londres depuis des décennies. Marié, récemment séparé, deux enfants de 8 et 2 ans. Trader ? Banque Morgan ? Il a pris l'Eurostar pour venir au petit dîner de retrouvailles. Tout aussi chauve que moi.
Et voilà deux vieux amis qui traversent la cour. Je les vois depuis ma fenêtre : ils sont à la fois proches et lointains. Tous deux sortent du travail, Fadi arrivé ce matin de Dubaï pour des rendez-vous. Ils rangent leurs cravates dans la poche intérieure de leurs vestes. Et c'est parti : que sont Machin et Machine devenus ? Qui a des nouvelles d'Untel et d'Unetelle ? La belle Léonor vit donc au Kazakhstan ? Est-il vrai qu'elle a cinq enfants, que son mari et elle ont fait fortune ? Diego à Tenerife, a épousé Rita, et dans son bar surplombant la mer, joue-t-il enfin de la guitare ? Et Katsaras qui nous terrorisait, sa petite chanson, vous la rappelez-vous ? Eh oui, nous parlons toujours espagnol, grâce à elle. Sans doute est-elle morte à présent - elle s'appelait Yseult, ce nom ne lui allait pas.
Nos parents enfin : nous voici parvenus à l'âge où ils déclinent, où leurs petites manies deviennent de grosses manies. Relecture du passé : qui étaient ces adultes que nous saluions au passage, allant directement ensuite dans la chambre de l'un ou de l'autre ? Fadi et ses posters de Julio Iglesias, Karim à Papagou, la grande photo de Belmondo musclé jouant au tennis, le punching-ball, le tourne-disque. Et son énorme train électrique en sous-sol, qui n'a jamais marché.
Les fils adolescents de Fadi passent des heures au téléphone. Déjà anthropologue dans l'âme, j'avais noté autrefois le contenu de nos propres conversations, au retour de l'école, pendus au combiné, récapitulant notre journée : "T'as vu cette Brouscul, quelle pute ! - Ah la salope, fait chier". Ce genre de thème était décliné pendant une heure ou deux.
Et nous voilà hier soir autour de la table, une salade tomate-oignon-feta, un énorme gigot assaisonné à la brésilienne (ail et persil), avec des pommes de terre à la grecque (citron olives). Fadi, discipliné, servant les assiettes. Karim, indiscipliné, se levant puis s'affalant sur le canapé. Eux aussi voyagent, voyagent. Pourquoi dans certains cas les voyages sauvent le couple, dans d'autres non ? Analysez-moi ça.
S'agissant d'un dîner entre hommes, j'aurais dû me douter qu'il était inutile d'acheter une tartelette à la fraise. Restent deux gâteaux au chocolat. Karim, athlétique, s'abstient, puis se laisse tenter. Il veut piocher dans le mien. Je lui suggère de goûter plutôt celui de Fadi, car il est généreux et le mien est trop bon.
Deux proche-orientaux, un Grec (mais sommes-nous proche-orientaux ou Grecs ? que sommes-nous ?). Les anciens du Lycée d'Athènes, réunis par la langue française et par un pidgin gréco-libanais. Et les voilà partis à minuit, bras dessus bras dessous (je suppose) pour de nouvelles aventures.
Et la tartelette à la fraise ?
Rédigé par : Gwen | jeudi 05 juin 2008 à 15:50
Katsaras? Sa petite chanson, quelle était-elle? De colores se visten los campos por la primavera? El lagarto està llorando? ou encore To gelasto paidi?
Katsaras est morte, c'est juste. Le 21 mai dernier. Pas si vieux. Et Yseult a eu l'air d'une fillette en ses derniers instants, bien plus petite que nous ne l'étions en ces early 80'.Elle aura su parfois porter ce prénom...
Une pensée surprenante que vous avez eue là, hasardeuse et sensible, en ces retrouvailles d'anciens d'une Athènes qui n'existe plus ou d'une époque juste révolue. Merci.
Sa fille. Qui a aimé sa mère, et qui se souvient de vous. Vous étiez ses grands élèves et je vous admirais. Je sais aussi qu'elle vous a aimés. Beaucoup. D'ailleurs c'est quand elle aimait le plus qu'elle terrorisait le mieux...
Rédigé par : helene | vendredi 16 jan 2009 à 22:57
Ma chère Hélène, moi aussi je me souviens de vous. Vous étiez blonde et je crois me rappeler une tresse unique et longue. J'ai écrit cette note peu avant d'apprendre la nouvelle du décès de votre mère, qui m'a beaucoup affecté - justement parce que les souvenirs avaient afflué en cette soirée.
Acceptez toute mon amitié, et croyez en l'estime que j'ai pour la force de caractère et l'engagement humain d'Yseult Katsaras.
Rédigé par : anthropopotame | vendredi 16 jan 2009 à 23:43