Idée générale : on peut parler de la distinction nature culture en n’oubliant pas que cette distinction n’est pas de l’ordre de la réalité, mais du langage. On peut parler de la corrida comme une métaphore d’une lutte de l’homme contre les forces de la nature, en n’oubliant pas qu’à l’arrivée il y a un taureau mort
Pourquoi massacrons-nous, pillons-nous, détruisons-nous le monde dit naturel ? Si cela provenait du néolithique, nous y verrions certainement un effet de la naissance de l’agriculture et la formation des divinités. Mais si nous sommes capables de discourir sur un massacre, une destruction massive, sans pouvoir les arrêter, on peut se demander s’il n’y a pas une INADEQUATION fondamentale du langage dès lors qu’il s’agit d’orienter nos actions en faveur de la survie des autres espèces. La barrière de l’espèce serait-elle non seulement ancrée dans nos représentations, mais inscrite dans la genèse même de notre vie mentale ?
Cela serait compatible avec l’idée selon laquelle nous nous sommes construits, « hominisés », sur la base d’une dissociation d’avec le reste des vivants, « animalisés ». Notre structure mentale serait précisément étayée sur cette dissociation (mot plus fort que distinction), notre langage et la prépondérance qu’il a acquis dans la communication au sein de notre espèce étant à la fois la cause et l’instrument de cette dissociation. Dès lors la grande rupture aurait eu lieu non pas au néolithique, avec l’apparition des divinités, encore moins au XVIIIe siècle, mais dès le paléolithique, au moment où devient prépondérant le langage articulé. Un argument en ce sens est le caractère fréquent et important de la distinction d’autrui fondée sur la « langue entravée » : la langue est un critère essentiel pour la distinction du Nous et Eux, à plus forte raison pour distinguer les êtres qui n’ont pas les mêmes formes de langage.
Lorsqu’on retrace l’histoire des idées, un biais méthodologique consiste à dater une idée à compter de sa première apparition dans un document écrit. Or on peut aussi poser le principe que cette idée ne figure dans ce document que parce qu’elle y a été « déposée », sous forme de précipité, c’est-à-dire qu’elle a été soustraite à la circulation des mots en trouvant une forme qui deviendra désormais l’embryon d’un nouveau processus de circulation des idées.
Cela s’accorde avec le principe, énoncé par Proust, selon lequel « il y a plus d’hommes que d’idées » : nous entretenons un réseau d’idées (à l’état embryonnaire) et soudain nous rencontrons une formulation : dès lors nous adhérons à cette formulation et celle-ci devient le fondement d’une nouvelle élaboration collective. (Il y a donc du vrai dans ce que dit Dawkins à propos des Mèmes, mais j’ignore si l’on peut franchir le seuil du métaphorique). Des phrases comme « la diversité est une richesse » nous frappent comme un rayon de soleil, (cf Machado de Assis, "la Théorie du médaillon"), elle ne va pas loin mais est facile à retenir, mais cette idée qui sera désormais inlassablement reprise et formulée ne sort pas du néant ; elle a simplement trouvé une formulation, un peu comme des éléments chimiques précipitent. On pourrait qualifier ce stade de moment où un composé du langage peut s’affranchir du réel et être véhiculé indépendamment de lui. On ne pourra plus dès lors s’en délivrer qu’en le soumettant au test de réalité, mais encore faut-il qu’on songe à lui faire passer ce test (ou que ce test soit possible).
Prenons l’exemple de « les carottes rendent aimables » : qui va se fatiguer à établir un protocole d’expérimentation destiné à le battre en brèche ou à en attester ? Prenons à présent l’exemple de « Il existe un complot international visant à s’emparer de l’Amazonie » : le défaut de réalité d’une telle affirmation (manifeste dans le fait qu’aucun élément ne peut en attester) ne peut toutefois être prouvé dans la mesure où l’inexistence de preuves matérielles est précisément un signe, parmi d’autres, caractérisant l’existence d’un complot. Cette formulation ou idée (dans la mesure où il n’y a pas de formulation précise) peut donc vivre sa vie langagière en toute quiétude, être véhiculée par le langage jusqu’à évoluer vers autre chose, une autre formulation, ou se rattacher à un autre ensemble de représentations.
Nota bene : il peut s’agir de précipités mais une grande part est volatile, c'est-à-dire peut être battue en brèche par une simple objection ou confortée par quelques mots, cela parce que la plupart des idées que nous véhiculons n’ont rien de vital pour nous, nous les véhiculons simplement parce qu’elles « collent » à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et de la société (par exemple rares sont les gens qui n’ont pas une opinion sur le conflit israélo-palestinien, même ceux que ce conflit ne concerne nullement ; il se trouve que ce conflit est à la fois un élément du réel, c'est-à-dire un signifié (/le conflit israélo-palestinien/), et un signifiant (« le conflit israélo-palestinien ») vaguement relié à des images de barrage, de corps transportés et de drapeaux que l’on agite et que l’on brûle), qui peut donc circuler et évoluer sous forme de langage pur parmi ceux qui ne sont ni juifs, ni musulmans.
Ces idées peuvent s’appliquer au langage comme instrument d’identification et de communication sociale : on se regroupe sur un ensemble d’idées partagées à plus ou moins haut degré. La parole est une monnaie d’échange. Nous n’échangeons pas uniquement des mots mais ce qu’ils permettent d’échanger, à titre de monnaie : on peut grâce à eux échanger de l’information, du savoir, du pouvoir, de la protection, de l’amitié, du défi, de l’amour, bref les mots sont une monnaie qui vaut pour différents types de liens sociaux.
Mais si l’on s’interroge à présent sur le langage scientifique, c'est-à-dire la manière dont nous-mêmes, chercheurs en sciences sociales, faisons usage du langage, sans doute y a-t-il du travail à accomplir. A partir de quel moment l’expression « fait social total » crée-t-elle du /fait social total/ ? Observons le parcours : nébuleuse de données ethnographiques dont émerge la notion de « fait social total », c'est-à-dire un principe à la fois structurant dans l’ordre du réel et explicatif dans l’ordre de l’énoncé, qui serait au fondement de la cohésion sociale. Le fait que le « fait social total » soit repris comme une idée lui permet d’exister en tant que formulation – jusqu’ici, il importe peu que cette idée soit vraie ou fausse, c'est-à-dire si existent ou non des /faits sociaux totaux/ dans la réalité.
Mais voilà que l’idée « fait social total » trouve un point d’articulation avec d’autres idées telles que « patrimoine immatériel », « diversité culturelle est une richesse », au sein d’un organisme qui s’appelle UNESCO. Dès lors le « fait social total » pénètre dans l’ordre du réel en devenant /fait social total/ c'est-à-dire une manifestation culturelle financée telle le marabaixo de Macapá ou le carnaval de Bahia, symbolisant la diversité et la fusion des cultures et qui vont donc acquérir une reconnaissance institutionnelle.
Les historiens des sciences ont tendance à tenir pour appartenant à l’ordre du réel une idée dès lors qu’elle est mentionnée, formulée. Dans la remontée de la cause à l’effet jusqu’à la cause qui n’a pas été causée, c'est-à-dire jusqu’au moment où l’idée ou le concept ne peuvent plus être rattachés à un réseau antérieur, ils ont tendance à prendre pour une réalité le surgissement apparent d’une idée, s’inscrivant dès lors automatiquement dans l’ordre du réel. Ce n’est ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux.
Un certain nombre de découvertes paléontologiques et géologiques ont permis qu’émerge progressivement l’idée d’évolution des espèces, à qui Darwin donne une forme stabilisée. Mais si nous nous interrogeons sur l’interaction de la théorie de l’évolution avec l’ordre des choses, peut-on affirmer que 100 % des humains « ne voient plus le monde de la même manière » ? Son impact sur l’histoire de l’humanité peut être évalué de différentes manières : bien entendu les sciences du vivant se sont efforcées de la conforter ou de la contredire, mais les sciences de l’homme également se sont efforcées de la conforter et de la contredire, en fonction d’idées préalables qui se sont tout simplement coulées dans le nouveau cadre conceptuel. Le postulat étant qu’il existe une hiérarchie entre les humains selon leur couleur de peau, il suffisait de repenser la hiérarchie en fonction de phénomènes évolutifs. (On discerne trois directions au moins : oui, la théorie de l’évolution permet d’expliquer la hiérarchie entre les races car les Européens ont dû très tôt inventer des techniques pour survivre à l’ère glaciaire et se sont donc technologisés avant les autres ; oui, la théorie de l’évolution s’applique au vivant, mais pas à l’homme, dont la grosseur du cerveau ne peut être expliquée par de simples phénomènes évolutifs, la culture entrant ici en jeu ; non, la théorie de l’évolution ne s’applique ni à l’homme, ni au vivant, les soi-disant fossiles n’étant qu’une série d’essais-erreurs de Dieu au moment de la création). La théorie de l’évolution perd ici sa prétention à décrire la réalité (/l'évolution des espèces/) pour devenir le support d’idées qui lui préexistaient, tout comme lui préexistaient les fossiles…
De ce point de vue, on peut se demander si le perspectivisme, au même titre que l’animisme ou le totémisme, n’est pas précisément un nouveau cadre analytique dans lequel vient se couler une vieille idée, la relation privilégiée qu’entretiennent les « peuples de la forêt » avec leur habitat. L’expression « perspectivisme » (et son caractère fourre-tout est attesté par les nombreuses rectifications de son inventeur, Viveiros de Castro, toutes débutant par « le perspectivisme n’est pas, de manière générale… ») permet-elle la diffusion accélérée d’un ensemble de représentations concernant les peuples amazoniens, et aujourd’hui sibériens, de la même manière que l’animisme et le totémisme furent élevés en leur temps au rang de concept associé à la « mentalité primitive » ?
De la même manière que le catastrophisme, théorie de Lamarck, reprenait un épisode biblique pour expliquer les variations géologiques et les mutations des espèces, voilà que l’hypothèse Alvarez (une météorite mettant fin au règne des dinosaures) ressuscite le catastrophisme qui permettra à cette hypothèse de s’imposer en une dizaine d’années, en dépit des immenses résistances qui lui sont opposées (la principale étant due au fait que l’hypothèse Alvarez ne permettait plus d’attester que les dinosaures étaient stupides).
Autre épisode récent, la découverte de Lucy.
Coppens, codécouvreur de Lucy, analyse les ossements en fonction d’un épisode géologique, la fracture du Rift. Dès lors,et c'est "l'East Side Story", il devient possible de penser l’évolution de l’homme dans un cadre biblique, une Catastrophe initiale entraînant l’expulsion de l’Homme de son Milieu Naturel édénique, la forêt, pour devenir une créature de savane, désarmée, se mettant debout, libérant ses mains, compensant ses faiblesses par l’outil, favorisant le grossissement du cerveau, l’amour en face à face etc. En postulant que le Rift avait fait l’homme, Coppens négligeait les rapports d’échelle entre temporalité géologique et évolution biologique, postulait que Lucy était un ancêtre en ligne directe de l’homme, et affirmait que l’existence des australopithèques était liée à l’existence de milieux ouverts, indépendamment de la preuve scientifique qu’il n’était pas, à l’époque, en mesure d’apporter.
Il est normal de formuler des hypothèses qui tiennent ou non la route jusqu’à preuve du contraire. En revanche, lorsqu’une hypothèse est ébranlée mais persiste dans les écrits de son émetteur et dans l’esprit de nombre de citoyens, on doit se poser des questions : cela tend à indiquer que cette hypothèse est viable en tant qu’élément autonome, une brique dans un ensemble de représentations dont le retrait menacerait la stabilité (en particulier, dans ce cas, notre distinction d’avec les grands singes). En d’autres termes, l’idée d’un cataclysme originel et d’une créature désemparée préexistait à la mise au jour de Lucy et a continué d’exister car elle possède le statut d’une « vérité romanesque », indépendamment de son ancrage dans le réel ou non. Elle s’inscrit dans une fiction collective et a du sens à l’intérieur de cette fiction (voir à ce sujet les livres de Ferry et Breton, Le nouvel ordre écologique et La Parole manipulée).
Dans ce cas précis, les implications de cette représentation cataclysmique sont telles qu’on peut la qualifier de mythème, dans la mesure où elle est présente dans un vaste corpus mythologique.
Quels sont les enjeux de cette vision cataclysmique ? Comment se manifeste-t-elle dans nos représentations ? Elle atteste que nous sommes une créature à part, qui « s’arrache » progressivement ou catastrophiquement à ce qui est le lot du reste du vivant. Voir Jean-Marie Schaeffer sur la Thèse de l’exception humaine (thèse et non théorie, en ce sens que ce n’est pas à elle d’être prouvée, mais au contraire c’est la réalité qui est sommée de la prouver), voir également un ancien article du Monde (que je n’arrive pas à retrouver) constatant l’identité presque totale des génomes humain et chimpanzé et concluant : « C’est donc ailleurs qu’il faut chercher ce qui fait la spécificité de l’humain », postulant ainsi qu’il y en a une, et qui dépasse le simple statut d’espèce - ce qui fait de l’homme « un être à part ».
Rédigé par : |