Le lecteur sait que les anthropopotames sont bagarreurs, c'est un fait connu de la science. Ce qu'il ignore, c'est que la bagarre n'est pas réservée aux quais de Seine : elle se déroule aussi sur le plan académique, au sein d'une société savante à laquelle j'appartiens. Il y a un peu plus d'un an de cela (presque deux ans en fait), j'achève un article portant sur la temporalité chez différentes populations rurales brésiliennes, génériquement appelées "caboclas" (caboclo est le terme tupi pour "anthropopotame", c'est-à-dire homme du fleuve). Je l'envoie, à peine sorti du four, à la revue publiée par cette société savante, particulièrement scrupuleuse et soucieuse de sa crédibilité (c'est d'ailleurs pour cela que j'envoie l'article à cette revue et non à Télérama)
Le lecteur se souviendra peut-être que j'ai reçu en janvier les commentaires de deux relecteurs (voir ici) me suggérant de changer de métier. Je m'étais donc fendu d'une lettre au comité de rédaction exposant mes réactions, allant de la dignité blessée à mes croyances bafouées. Renavette, donc, et nous voici en septembre 2008 : les recommentaires des rerelecteurs me sont soumis avant acceptation définitive. Fidèle à mes principes, je passe mes nerfs dans ce blog afin de rédiger une réponse plus sereine par la suite. Ce que je veux mettre en évidence, c'est la manière dont la rédaction d'un rapport est orientée en fonction de la fin poursuivie - ici me faire passer pour un imbécile. Je parle d'expérience : je fais moi-même des commentaires anonymes sur des articles (anonymés) ou des comptes-rendus d'ouvrages, sans parler des rapports sur les candidatures en tant que membre de feue les commissions de spécialistes.
Voici le paragraphe introductif du comité de rédaction :
L’article d'Anthropopotame a été retravaillé profondément et ce nouveau travail soulève moins de questions que le précédent. Néanmoins, il conviendrait que l’auteur tienne compte des remarques suivantes même s’il ne modifie pas radicalement son point de vue, avec lequel, à l’évidence, un des lecteurs n’est pas d’accord.
Et les commentaires du même relecteur qui il y a un an suggérait qu'on refuse l'article. Noter qu'à présent il ou elle sait qui je suis (ce n'était pas le cas lors du premier passage) tandis que j'ignore toujours qui il ou elle est :
This article is a much revised version of the first draft submitted to the Journal There is much new material in it and it reads differently. There is much good in this article. For example, the link between space and time and the understanding of the monde souterrain are interesting points. The ethnographic parts (in the second half) where the author uses his own material or those of others also work well. But they need to be developed and the author’s own argument needs to be made more forcefully. The idea that a past somehow lives on in the present in a new spatialised cosmology is persuasive. It would be far more convincingly if the author remained on a smaller scale (i.e. his work with the Pataxo and in Amapá) rather than homogenise more than half of Brazil. The scale of the article is simply too big. If he really wants to connect up the two regions then he will have to familiarise himself more with the literature. Ce que j'écris dans l'article : "L’aire géographique que nous nous proposons d’aborder couvre donc les Etats de Bahia et Rio Grande do Norte, le nord-est du Pará et l’Amapá. Mais des points de similarité existent d’un bout du continent à l’autre, comme en témoigne l’ouvrage de Pascale de Robert sur les « gens du blé » de l’Apure vénézuélien."
Below are some comments on specific terms and how they relate to the general themes. Page 1. ‘Caboclisation’. The use of this term should refer to Eugene Parker’s ‘Cabocloization: The Transformation of the Amerindian in Amazonia 1615-1800’, in E. Parker (ed.) “The Amazon caboclo: historical and contemporary perspectives”. I do not understand the comment in letter to the comité de rédaction where he says there is problem in privileging one literature over another. The author has not invented the term and he should cite previous work which speaks to his theme. I would also recommend he reads Deborah Lima’s essay on the term caboclo in the Amazon region. She argues that the term should not be used in academic writing since in the Amazon it is mainly a term of abuse. Since the author is interested in ‘endoconstruction’ I suggest he looks at the material from the Brazilian Amazon which discusses local constructions of identity (which have little to do with the use of the term caboclo). And therefore do not justify its use there in comparison with the northeast. Given this interest in ‘endoconstruction’ it is odd that the first part of the paper (caboclisation) offers a portrait of the colonial Amazon which talks only of the destruction of Amerindian societies. And not of their resistance or struggle to survive. The sources for such a perspective in Portuguese include essays in Manuela Carneiro da Cunha’s Historia dos Indios do Brasil, work by Nadia Farage and Flavio dos Santos Gomes, and in English work by David Sweet and Barbara Sommer (amongst much else). The section on caboclisation is superficial history – few sources are cited. To give one example. The legislation cited on page 2 - O Diretório dos Índios – (not Diretorias de Indios) was written specifically for the Amazon region. As the author may or may not know the region was governed separately from the rest of Brazil until the end of the eighteenth century (with different policies and laws etc). The Diretório dos Índios was applied in the rest of Brazil but never with the same force or results. In fact, I find myself in complete disagreement that there is much homogeneity between the north and the northeast of Brazil. (another example might be the completely different ecosystems of the north and northeast). Page 3-4. Amnésie. Why should they forget their conversion? This is a really interesting and important question about which there is some fascinating material in anthropology (by Olivia Harris, Peter Gow and Aparacida Vilaça for example). But the author takes it as obvious that such trauma would repress the memory. It is not at all obvious and needs explaining with a comparative sensibility. Page 5. ‘… Galvão et Wagley et, plus tard, Maués ou Peter Gow…’ what do these scholars have in common? Their interest in sedentary populations? Peter Gow studied the Piro in the Peruvian Amazon, Maués (Angelica or Heraldo?) studied fisherpeople (not indigenous or caboclos according to them) in Vigia on the Atlantic coast and Galvão and Wagley studied both indigenous and peasant people. I am afraid lists like this do not make anthropological sense, appear careless and show scant regard for scholarship.
Ma bêtise. Je n'aurais pas dû employer le terme endoconstruction, il me revient à la figure en fin de commentaire.
Mon brouillon de lettre au comité de rédaction (il va de soi que je vais la rendre plus aimable) :
Perplexe car article envoyé même relecteur ou relectrice : il serait préférable que les discussions concernant des articles à portée théorique suivent les publications plutôt qu’elles ne les précèdent.
Je comprends l’importance d’une lecture attentive, faite par plusieurs relecteurs, afin d’éliminer toute scorie et toute imprécision. Mais dans le cas de cet article, je propose une méthode d’analyse des stéréotypes, selon la manière dont ils se réagencent. J'ai travaillé à la fois Nordeste et Amazonie donc j'ai eu l’occasion de voir les similitudes. Qu'existent des différences va de soi, ainsi on parle bien de Diretoria dos indios et non Diretorio dos Indios pour le Nordeste. Et je me concentre sur le Nordeste car c’est là que le choc prinicpal a eu lieu : pas de zone de repli. Se fonder sur ce type d’arguments pour suggérer méconnaissance histoire du Brésil, que j’enseigne depuis quinze ans,n’est pas très élégant : pourquoi donc suggérer cela, sinon pour discréditer l’ensemble de l’article ? Je vais par exemple citer Parker et Deborah Lima, puisque le relecteur y met un point d’honneur. Avais-je besoin de Parker pour construire le mot Caboclisation ? Ai-je besoin que Deborah Lima, que je connais et que je lis, me dise les termes que je dois employer ou non ? Dans la mesure ou caboclo est une autodésignation, je vois mal comment je pourrais reprendre mes interlocuteurs pour leur suggérer que d’autres seraient plus nobles ou plus appropriées.
Sur Maués (il suffit de regarder la bibliographie pour savoir que je parle d’Heraldo et non d’Angélica, inutile de suggérer que je profère des noms au hasard), Galvao et l’amalgame que je créerais, il y a là un malentendu profond : 1) je dis simplement que ces différents auteurs se sont intéressés à des populations sédentaires, je ne crée pas d’autre amalgame que cela ; 2) ce qui m’intéresse, et c’est l’objet de l’article, est que les phénomènes qu’ils décrivent sont similaires en dépit du fait qu’il s’agisse de populations différentes. Je le répète : c’est l’objet de l’article : comment se fait il que dans des lieux différents les mêmes phénomènes se reproduisent, les mêmes rituels, les mêmes rapports aux esprits. Je ne vais pas entrer dans un débat plus vaste qui est celui de la psychologie cognitive, de la manière dont se construisent les représentations mentales, mais il y aurait matière à débat : le fait de vivre à Bahia ou en Amapá implique-t-il que l’on ait des cerveaux différents, fonctionnant différemment ? Lorsque l’on réfléchit à des phénomènes tels que les constructions identitaires, il faut penser au-delà de l’ethnologie : on doit considérer la manière dont se produit une identification à un groupe, et cela relève de mécanismes qui concernent l’espèce humaine, et rendent, à ce niveau, non pertinentes les distinctions « caboclos, ribeirinhos, etc. » Je traite cette affaire dans d’autres articles, je m’inscris dans une théorie plus générale, qui va précisément à l’encontre des pré-carrés qu’il est facile de faire valoir pour dévaloriser toute entreprise plus englobante. En ce cas, seuls les spécialistes de l’Amazonie devraient lire Parker, seuls les spécialistes du Nordeste devraient s’intéresser à Joao Pacheco…
Je signale que je n’ai pas « retravaillé profondément » mon article. J’ai coupé la section historique trop générale et j’ai spécifié toutes les données qui venaient de mes propres terrains, car la première réaction d’un des relecteurs avait été que j’étais un homme d’archives et de bibliothèques.
La question fondamentale est : peut-on contribuer à la recherche en ouvrant le champ des possibles, ou doit on systématiquement défendre son pré-carré ? Ou bien l’ouverture du champ de réflexion apporte quelque chose, et mon article est discutable après coup, ou bien il n’apporte rien et dès lors il est inutile de le publier.
Tiens, je connais très bien tout ça...
Je travaille pour une revue qui publie des écono-potames anglophones et canadiens pour la plupart.
Bon courage.
Ah, et puis tu partages avec Dr CaSo le même genre d'expériences: http://cestpasmoijeljure.wordpress.com/
Rédigé par : Olivier de Montréal | mercredi 24 sep 2008 à 17:41
Olivier, tant de commentaires en une fois ! je ne peux plus suivre ! J'ai suivi le lien que tu indiques et hop! je l'ai mis dans ma typelist. Problème : je dois choisir entre une amie allergique aux chats et l'adoption d'un petit chat. Le destin tranchera.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 24 sep 2008 à 17:52
En y réfléchissant, l'amie en question joue très bien le rôle d'adorable petit chat alors qu'un chat, vraisemblablement, ne pourrait pas tenir celui d'adorable petite amie...
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 24 sep 2008 à 18:15