Il en va de la bagarre comme de l'amour : l'essentiel passe par le non-dit.
Votre serviteur a le sang chaud. Il n'a malheureusement pas les moyens de ses ambitions : ma dernière vraie bagarre remonte à quand j'avais neuf ans, et le résultat n'était pas brillant. Bref, je ne puis me dérober à la bagarre qui s'annonce, mais je sais qu'il serait préférable qu'on en reste aux amabilités du genre "ah ouais ? Pauv'connard".
Or l'objet d'une bagarre n'est pas de se donner des coups de poings, mais justement d'éviter d'en recevoir, et cela sans perdre la face. Je précise tout de suite que mes théories concernant la violence vont à contre-courant de l'opinion commune qui veut qu'elle nous "rabaisserait au rang de l'animal". L'animal n'a rien à voir là-dedans : ceux qui pensent qu'il est honorable de se faire humilier par un jeune crétin en scooter, qu'il est plus noble de se prendre une chiquenaude d'un adolescent en survêt plutôt que de lui donner une fessée, ne partageront pas mon avis.
Mon idée est que la cordialité qui règne au Brésil dans toutes les circonstances de la vie quotidienne vient du fait que le monopole de la violence n'appartient en propre ni aux délinquants ni à la police, et que chaque citoyen, si on l'insulte, est susceptible de vous mettre son poing dans la figure. On pourra le déplorer, mais il se trouve que l'inhibition de l'agressivité ainsi obtenue donne une société où il fait bon vivre.
Ce n'est pas une grande réussite, je trouve, que des vieilles dames chez nous se fassent traiter de "pétasses" par des livreurs tandis que les passants font mine de n'avoir rien entendu. L'idée que la violence verbale est moins grave que la violence physique est un leurre : la violence verbale est corrosive, la violence physique purgative. Un pays où la violence verbale est tolérée mais la violence physique réprouvée fabrique des citoyens rongés par l'humiliation, aggravée par le sentiment de leur propre couardise ( - je le sais, je suis passé par là quand je croyais encore au "il est plus digne blablabla...")
Je signalais l'autre jour à une jeune automobiliste (qui me tendait son majeur et me traitait de connard parce que j'avais grillé une priorité à vélo) que je me contentais pour l'heure d'attirer son attention sur son impolitesse, mais qu'elle pourrait se retrouver la prochaine fois sans pare-brise (il m'a fallu un moment pour la rattraper mais il fallait bien qu'elle s'arrête aux feux rouges). Pourquoi se permettait-elle de m'insulter, sinon par l'idée qu'elle avait de se trouver en sécurité dans sa voiture ? Si chacun est autorisé à perdre ses nerfs, elle doit s'attendre à ce que celui qu'elle injurie perde ses nerfs également. Pédagogie, quand tu nous tiens !
Bref, venons-en à l'affaire qui nous occupe. Un jeune homme émêché occupe le centre de la piste de tango avec une bouteille de vin à la main, ce qui arrive fréquemment sur les quais le samedi soir. Il tangue, ondule, vacille, les danseurs l'évitent mais il finit bien sûr par en percuter un. Echauffement, révolte grondante, j'interviens pour ramener le jeune homme à la raison : "mon ami, pourquoi ne poses-tu pas cette bouteille de vin?" "Et pourquoi devrais-je la poser ?" "Parce que je te le demande." "Et pourquoi devrais-je obéir ?" "C'est un conseil que je te donne." "Et que va-t-il m'arriver sinon?"
Parvenu à ce point du dialogue, j'hésite. Je puis répondre "Bin, rien..."
Ou, comme je l'ai fait, "Eh bien tu vas te prendre un poing dans la gueule".
La scène se présente comme ceci: la première partie du dialogue se passe en marchant, ma main sur son épaule, tandis que je le ramène vers le bord de la piste. Parvenus à la deuxième moitié du dialogue, nous nous trouvons face à face, au milieu de la piste, mais nos yeux portent chacun vers le lointain, dans des directions opposées. A la dernière réplique seulement nous croisons nos regards, ma cavalière étant seule préoccupée, tout le monde par ailleurs soucieux uniquement de Piazzola. Je me suis mis dans une situation stupide, mais cf deuxième paragraphe ('sang chaud').
Pour autant, et c'est là que survient la référence au discours amoureux, l'intensité de la scène est perçue de manière intuitive. Je sens intimement que ce jeune homme ne va pas me fracasser sa bouteille sur la tête, non parce que je raisonne ('son contenu est trop précieux pour qu'il le répande sur mon crâne') mais tout simplement parce que je ne suis pas en train de trembler, le tremblement étant signe de danger imminent. Et si je le perçois, il le perçoit aussi. Pas de poussée d'adrénaline, donc ni lui ni moi n'avons envie de nous battre. Mais il faut bien faire quelque chose : bombements de torse, petits heurts pour voir qui rebondira le plus loin, sur ce ma cavalière s'énerve et m'emmène à l'écart. Fin de l'épisode. Notons que la présence d'esprit de ma cavalière nous a épargné un temps précieux, et me sort d'une situation inextricable.
Bagarre décevante, donc, mais qui vue de l'extérieur donnait l'impression que nous allions en venir aux mains, tandis qu'à l'intérieur nous faisions toute sorte de choses, sauf en venir en main. Cela aurait pu durer longtemps, l'ensemble finalement s'est déroulé en 1 ou 2 minutes. Je trouve ce comportement si naturel et anodin que j'ai du mal à comprendre pourquoi on en fait tout un plat, du genre "c'est indigne de gens bien élevés", etc. Et voilà, je ne me suis pas vraiment bagarré, mais qu'est-ce que je me suis fait engueuler !
Puisque le sang chaud de l'anthropopotame réitère dans la défense du discours bagarreux, je vais lui exposer ma propre vision de la chose. En aucun cas, je n'associe ce manque de maîtrise de soi à un enfreint au code de bonne conduite de la baronne de Rothschild. Je soulève simplement la finalité de la démarche. En dehors du temps consacré à ce genre d'échanges, riches en intensité par ailleurs, et le fait de délaisser une partenaire horrifiée sur la piste de danse, l'intérêt constructif me semble bien mince.
Dans le cas d'une agression personnelle, on peut présager d'un incident de la sorte. Il en va alors de la défense des règles de vie en collectivité, du respect de l'autre, et j'en passe. La question est vite résolue : agir.
Mais dans le cas présent, le jeune homme étant passablement aviné, on peut aisément se douter qu'un dialogue, aussi tolérant soit-il, se transforme vite en combat de coqs !
Et c'est chose faite, au lieu de rétorquer avec bon sens à la question "que va-t-il m'arriver ?", "il ne t'arriveras rien, parce que je n'ai pas envie de me battre et tu m'as l'air profondément sympathique", le chromosome grec s'empresse de répondre " tu vas te prendre mon poing sur la gueule". Ce qui a le mérite, vous m'avouerez, de replacer le débat, si il ne l'était pas déjà, sur un plan de rivalité purement physique. L'autre, pour ne pas perdre la face, n'aura de cesse de répéter, "vas-y, tu ne me fais pas peur (ou "même pas peur" si on se situe à l'âge prépubère ). À partir de là, je me demande bien quelle peut être l'issue d'une telle opposition. Le débat de fond s'est mué en un face à face viril, a attiré quelques regards intrigués servant de catarcisse, les torses se sont bombés pour affirmer une image de la masculinité, le regard attendri a laissé place au défit. Le duel peut commencer, il en va de l'honneur de chacun. Et cette transposition de dialogue est tout sauf anodine. Ce qui est frappant c'est que dans une telle situation, même le plus pacifiste des hommes se retrousserait les manches pour ne pas tressaillir. Il n'y a pas d'issue positive possible puisque cela supposerait que l'un des 2 hommes, ravale son ego, reparte la queue entre les jambes, en accordant à l'autre le bénéfice de la virilité suprême.
Donc situation inextricable, ça oui ! Et pour cause !
Rédigé par : faîtes l'amour, pas la guerre | lundi 22 sep 2008 à 18:03
Finement observé, chère commentatrice. On croirait presque que vous avez assisté à la scène !
Rédigé par : anthropopotame | mardi 23 sep 2008 à 20:15