Et voici mon premier rapport de l'année !
BILAN ET PERSPECTIVES DE L’ENSEIGNEMENT DU PORTUGAIS AU SEIN DU DEPARTEMENT D’ESPAGNOL DE NEVERLAND
Rapport rédigé en vue de la réunion de section du 19 septembre 2008
A Neverland, le 16 sept. 2008
Monsieur le directeur de département et cher collègue,
Mon cher C.,
Tu m’as demandé un rapport sous forme de bilan et perspectives concernant l’enseignement du portugais au sein du département d’Espagnol. Je me prête volontiers à l’exercice, d’autant que ce sera pour moi la dernière fois, tu comprendras pourquoi lorsque nous en viendrons aux conclusions. Le bilan sera un peu long, les perspectives vite expédiées.
Ce rapport est organisé en trois parties : la première est une profession de foi fondée sur mon expérience d’enseignant. La deuxième récapitule les démarches entreprises au sein du département afin de donner une cohérence aux enseignements de portugais. La troisième résume ma position actuelle, en tant que responsable de ces enseignements.
1) Profession de foi
Les étudiants qui s’inscrivent en espagnol à Neverland offrent de multiples profils, ont de multiples aspirations. Certains ne savent pas ce qu’ils font là et ne le découvriront jamais ; d’autres verront en eux s’éveiller des intérêts et des vocations inattendues. Certains aspirent à obtenir un diplôme de niveau bac + 3 afin de se présenter à différents concours où les qualifications sont secondaires ; il s’agit pour eux d’entrer au plus vite dans la vie active et de fonder un foyer. D’autres s’engageront dans des cursus plus longs mais n’auront pas toujours la capacité ni la volonté de les mener à termes ; d’autres ont une vocation d’enseignant d’espagnol et se donnent les moyens d’y parvenir, sans y parvenir toujours cependant. Enfin, quelques étudiants sont nantis d’une réelle curiosité intellectuelle, et souhaitent aborder différents domaines, vivre différentes expériences, avant de s’engager dans une voie définitive.
Nous n’avons jamais cherché à savoir quel était notre public. Nous n’avons jamais cherché à savoir ce que devenaient ces étudiants passés entre nos mains. La seule donnée objective dont nous disposions, ce sont les résultats aux concours : sur cent inscrits en première année de licence, une dizaine les décrocheront. Que sont devenus les 90 autres ? Nous l’ignorons, mais nous pouvons suggérer quelques pistes : certains, ayant obtenu une bourse Erasmus, sont restés en Espagne et sont devenus, qui sait, assistants de français. Le poste occupé venant à s’éteindre, ils se condamnent à enseigner dans des écoles privées, à donner des cours particuliers, à faire des travaux de traduction mal payés et non reconnus. Quant aux autres, on les croise parfois, en ville : ils vendent des vêtements ; ils orientent les clients chez Nature & Découverte. Mariés et installés, il devient improbable qu’ils ou elles aillent de l’avant, et ils ne le souhaitent probablement pas.
Face à cette multiplicité d’attentes ou non-attentes, curiosités ou incuriosités, nous autres enseignants présentons également des profils divers, des conceptions différentes de l’enseignement. En l’absence de données claires concernant notre public, préférer une forme d’enseignement à une autre, un public à un autre, repose sur des extrapolations.
En tant que maître de conférences, appartenant à un corps relevant de l’enseignement supérieur, il est de mon devoir de construire le savoir que je dispense, de lui donner une cohérence, une continuité, et une pertinence. Je propose aux étudiants, non pas une somme de connaissances, mais un savoir élaboré, où les corpus analysés sont indissociables de la méthode d’analyse ; de ce fait, l’objet est secondaire dans la mesure où c’est un savoir-faire méthodique qui est privilégié. Il va de soi que cet enseignement repose sur la prédisposition des étudiants à s’engager dans une réflexion que l’on appelle « recherche scientifique » ; étant donnée la diversité des profils, sans doute cet enseignement n’est-il bénéfique qu’à une minorité d’étudiants ; mais cette minorité existe et doit être prise en compte.
Le type d’enseignement que nous dispensons, la manière dont nous l’envisageons, repose largement sur l’étudiant que chacun de nous fut en son temps : nous jugeons en fonction de ce que nous avons reçu ou mal reçu. Mes études de portugais m’ont enseigné une chose : il est anormal de privilégier le court terme (à cinq ou dix ans) quand les gens que nous formons ont devant eux quarante ans d’activité professionnelle.
Jusqu’aux années 1970, le portugais faisait partie du corpus d’enseignement philologique ; on visait à l’excellence académique, et le nombre d’étudiants importait moins que de construire un savoir stabilisé. Les pressions exercées sur la discipline, au motif qu’il fallait répondre à la demande des populations immigrées dont les enfants parvenaient en âge d’étudier, ont entraîné l’ouverture d’un CAPES et d’une agrégation, drainant de multiples candidats, remodelant profondément les enseignements, abandonnant toute prétention à l’excellence et à la reconnaissance du monde universitaire pour s’orienter vers une professionnalisation ne touchant, s’agissant de concours, qu’une fraction des effectifs. Ceux qui ont obtenu ces CAPES et ces agrégations sont aujourd’hui, pour la plupart, « titulaires académiques remplaçants » ; le flot d’élèves s’est tari ; ce tarissement condamne la profession d’enseignant de portugais que les effectifs ne justifient plus ; les concours deviennent bisannuels puis s’éteindront. De mon point de vue rétrospectif, c’est le défaut de réflexion, de stratégie, d’ambition, ou la préférence pour le confort d’un enseignement sans risques qui a créé cette situation. Ceux qui y ont contribué coulent aujourd’hui des jours paisibles de retraités : ce sont leurs étudiants qui payent aujourd’hui la myopie dont ils ont si bien su s’arranger.
Je n’ai jamais cru que la maîtrise d’une langue et des connaissances de base en littérature et civilisation pouvait servir à autre chose qu’à perpétuer notre modèle, le profil des enseignants que nous sommes. L’espagnol dispose encore de bases de repli appréciable, fort bien. Ce n’est pas le cas du portugais, et encore moins ici à Neverland où il est optionnel.
Imaginer que les étudiants passés par l’option de portugais à Neverland pourraient tirer un profit direct de cette option relèverait de l’hallucination : je ne l’ai jamais cru ni pensé. Il s’agissait pour moi de proposer, au sein d’un cursus, une valeur ajoutée. Cette dernière ne saurait concerner que les étudiants qui comprennent la notion de « projet professionnel », et la manière dont on valorise ses compétences pour travailler dans un secteur donné. Une compétence acquise, même de manière secondaire, en histoire antique, peut favoriser la candidature d’un étudiant à Nîmes, même si elle ne lui servirait de rien à Douai. Bref, certains étudiants ont conscience de la nécessité d’acquérir des savoirs et des savoir-faire dans différents domaines afin de se rapprocher de ce qu’intimement ils désirent pour eux-mêmes.
Les enseignements de portugais répondaient à ce principe : dispenser une méthode, un savoir-faire relatif à un objet. Afin que cet enseignement corresponde à des besoins réels, j’ai réorienté mes recherches de la littérature vers l’anthropologie. Ainsi ont émergé dans mon propre savoir et dans mes enseignements des thématiques contemporaines pertinentes, telles que les constructions identitaires, les recompositions ethniques, la prise en compte politique et sociale de la diversité culturelle et ses implications locales et globales, les questionnements relatifs au développement durable, à la gestion des ressources naturelles, aux politiques de préservation environnementale, aux interactions populations locales/ONG/organismes publics. A ces domaines s’ajoutent des compétences d’enquête et d’analyse empruntées pour partie à la narratologie, à l’anthropologie communicationnelle et à l’ethnologie.
Afin d’assurer le suivi de ces enseignements sur le long terme, il fallait évidemment un champ d’exercice – c'est-à-dire un ensemble de terrains prêts à accueillir les étudiants (avec la bienveillance, et non le rejet, des populations locales), un réseau de coopération scientifique noué au CNRS et au Brésil (Bahia, Sao Paulo, Belo Horizonte, Brasilia), une reconnaissance de mes propres travaux afin que ma recommandation ait valeur d’acceptation. C’est le sens de mon habilitation à diriger des recherches que d’entériner, d’un point de vue académique, cette prise en compte du monde réel dans mes enseignements, permettant aux étudiants investis de ces problématiques d’affronter des terrains tant au Brésil qu’en Guyane française ou ailleurs, l’Amazonie étant aujourd’hui le laboratoire où se joue et s’évalue le monde de demain, avec ou sans pluie, avec ou sans poisson, avec quelques degrés de plus et quelques espèces en moins.
Lorsque me sont suggérées des alternatives telles que « tu n’as qu’à enseigner six heures de civilisation portugaise et six heures de civilisation brésilienne », je discerne une méconnaissance de ma position, qui est une position réfléchie et que je me suis donné les moyens d’assumer. Je me suis spécialisé, évolution normale de toute carrière de chercheur. J’y insiste : la « spécialisation » n’est pas un terme barbare, déplacé ; il est d’usage courant dans le monde académique. Six heures de civilisation du Portugal ou de littérature du Portugal donnée par quelqu’un qui ne s’en occupe plus depuis longtemps n’est pas un savoir valorisable par l’étudiant, et contredit donc ce qu’il peut attendre d’un parcours optionnel ayant la prétention de lui ouvrir des perspectives.
2) Portugais à Neverland, un bilan
J’en viens à présent à la manière dont le parcours académique exposé ici s’est exprimé au sein de ce département, sous forme d’historique. Recruté comme ATER en 1996, comme maître de conférences en 1998, je me suis vu chargé, au cours de l’année 97, d’élaborer une maquette de DEUG de portugais. Cela allait déjà à l’encontre de mes convictions : je le répète, la connaissance du portugais n’est pas une fin en soi. Cela allait à l’encontre de la réalité : le déclin du portugais était déjà amorcé au niveau national, et au niveau local l’Université s’apprêtait à supprimer le département de russe (pour les collègues récemment arrivés, je signale que l’université comptait autrefois un département de russo-polonais et des options en néerlandais, danois et arabe, qui ont toutes disparu). J’avais informé E. P., alors directrice de département, de mes craintes, suggérant que le portugais continue de figurer pleinement dans la licence d’Espagnol, en cas d’échec préalable ou postérieur à la mise en application. Il n’en a pas été tenu compte.
J’ai proposé dans les années suivantes une mineure en portugais dans les enseignements de troisième année. Le contexte était chaque fois celui de réformes de l’enseignement supérieur, les règles du jeu changeaient d’une année sur l’autre, et il était difficile de planifier les horaires et les intitulés qui s’inscriraient dans les maquettes imposées. Il fut donc créé, en 2002, une licence bidisciplinaire espagnol-portugais. Dans le même temps, le département supprimait les enseignements de portugais de deuxième année, en particulier la littérature. Dès lors, cette nouvelle licence était déjà en sursis : s’agissant d’une spécialisation, elle devait compter sur des connaissances préalables acquises par les étudiants. Ceux-ci n’étant pas suicidaires, il devait arriver ce qui arriva : le recrutement était tari à la source, la licence fut supprimée.
Il y a deux ans environ, j’ai proposé de placer les enseignements de portugais (qui ne comptaient déjà plus de littérature) en option de licence, face à la linguistique, après accord d’A. P.. Revenant aujourd’hui de délégation au CNRS, je ne vois nulle part de trace de cette proposition. Le portugais se résume donc aujourd’hui à des enseignements de langue et à douze heures de civilisation au 1er semestre.
Toutes mes propositions s’inscrivaient dans une double contrainte : diminution du nombre d’enseignements, nécessité de proposer une valeur ajoutée aux connaissances acquises. C’est pourquoi j’avais attiré l’attention du Président de l’Université sur ma démarche, visant à privilégier la cohérence et la pertinence, et donc à orienter décidément les enseignements vers le Brésil. Il s’agissait d’une option réaliste : c’est au Brésil qu’existent les champs de recherches ouverts à la coopération, c’est le Brésil qui attire spontanément les étudiants, et dès lors qu’il ne reste plus que douze heures d’enseignements, plutôt que de le diviser en quatre tranches de trois heures (3h litté portugaise, 3h litté brésilienne, 3h civi portugaise, 3h civi brésilienne), je proposais de privilégier cette cohérence de principe. L’accord du Président était destiné à garantir la bienveillance, durant quelques années, du CA et du SEVU.
Et toutes mes propositions ont été rejetées ou rendues non viables. Etant de fait responsable du portugais, il allait de soi que j’étais le seul à pouvoir le représenter en connaissance de cause. Or la personnalisation fut toujours brandie comme un argument visant à prendre le contrepied de mes propositions, indépendamment de l’intérêt réel que mes contradicteurs pouvaient porter au sujet.
Nous formons une structure collégiale, où les décisions sont prises collectivement ; je m’en réjouis. Mais étant le seul à connaître réellement les tenants et aboutissants des enseignements de portugais, c’était sur la base de mes propositions qu’il fallait discuter. En effet, dans ce cas précis, les décisions collégiales amenaient des conséquences individualisées : c’est moi, et le lecteur en place, qui en subissons les contrecoups. Je ne puis donc que formuler ce constat : la démocratie s’est muée, dans notre département, en système où les décisions sont prises collectivement sur des sujets où les risques sont personnalisés.
Pourquoi ce contrepied permanent à mes propositions ? Tirons quelques enseignements du programme « stéréotype ». Notre département fonctionne sur trois stéréotypes articulés en système qui forgent notre identité : "le bien des étudiants », « il est aussi noble d’enseigner la langue que de faire de la recherche », « Untel la joue perso ». Ces stéréotypes ne demandent pas à être colletés à la réalité, tout simplement parce qu’ils ne sont ni vrais, ni faux, ils sont auto-référents, ils ne renvoient qu’à eux-mêmes.
Le « bien des étudiants » est l’argument brandi quand la démagogie semble mieux à même de l’emporter que la simple raison. Ceux qui proclament agir pour ce bien, et pour ce bien uniquement, oublieux de leur bien propre, entretiennent ou bien un penchant névrotique au sacrifice, source de satisfaction en soi, ou se prévalent de cet argument afin d’entraver toute réflexion sur ce que serait « le bien des étudiants », au-delà des concours d’enseignement. Certains d’entre nous semblent ainsi posséder une science infuse, la connaissance d’un bien unique s’appliquant à la multiplicité de nos étudiants, différents dans leur être, leurs capacités, leurs volontés et leurs attentes. Je ne détiens pas cette science : je sais que je me suis toujours adressé à un petit nombre d’entre eux, mais quant à ceux-là, je me suis donné les moyens de les accompagner et de leur ouvrir des portes.
« Il est aussi noble d’enseigner la langue que de faire des recherches » est une variante de l’expression théâtrale « il n’y a pas de second rôle » et de la locution proverbiale « il n’y a pas de sot métier ». C’est noble dans la mesure où l’on est formé à cela, et dans la mesure où l’Université s’efforce de gérer les ressources humaines en adaptant les enseignements aux compétences du personnel dont elle dispose. S’il est économiquement viable d’employer des docteurs sur des postes de lecteur, il n’y a rien à redire. Personnellement, je n’en pense rien, je ne suis pas employé à la gestion des ressources humaines. Qu’il n’y ait pas de sot métier, enfin, va de soi, et dans la même perspective on peut en toute bonne conscience délivrer des enseignements académiques à des étudiants qui deviendront manutentionnaires, ou caissières, ou caissiers : il n’est pas de sot métier, et l’adéquation entre la formation reçue et l’exercice d’un métier ne doit pas entrer en ligne de compte dans nos programmes, ni troubler notre sérénité.
« Untel se la joue perso » est probablement l’invention la plus ingénieuse, la plus polyvalente, puisqu’elle s’apparente à une bombe à fragmentation. J’ai observé attentivement la dernière réunion du Labo : E. V. se voit suggérer d’organiser un colloque international sur le cinéma cubain quand il n’envisageait qu’une journée d’étude. Il prend sur lui de contacter des intervenants de haut niveau, obtient leur accord, évalue un budget, songe à une programmation. Il soulève une objection concernant l’insertion du mot « censure » dans l’intitulé du colloque, alors qu’il s’agit du programme du Labo, même si le Labo n’interviendrait qu’à hauteur de 10% du budget de l’opération. La réaction normale eût été la suivante : « Merci E., la décision te revient ; tu as pris sur ton temps, tu nous proposes un colloque clé en main qui valorisera l’activité du Labo pour cette année, et apportera quelque chose aux étudiants. Notre financement sera dérisoire, mais tu as notre soutien et notre reconnaissance, et c’est bien le moins si du fruit de ton travail tu retires des avantages en termes de carrière et de relation ». Mais la première réaction fut la suivante : « E. se la joue perso : il veut organiser entièrement un colloque et, en supprimant de l’intitulé le mot « censure », en tirer le bénéfice plutôt que d’en faire bénéficier ses collègues. Peu importe qu’il s’agisse de notre part d’une obligation de service que de s’investir dans des recherches et dans leur divulgation, peu importe que la part de financement que nous apportons soit misérable, au point que la Région pourrait davantage prétendre à la paternité de ce colloque que le Labo lui-même ». E. venant tout juste d’arriver, il a grâce à Dieu obtenu le bénéfice du doute ; il se la joue « perso », certes, mais pas trop. Et si l’on y réfléchit bien, il ne s’approprie pas le travail d’autrui, il ne compte pas sur l’abnégation de petites mains qui organiseront ce colloque pour lui, il en partagera les retombées avec le groupe de recherches qui l’a accueilli. Je pose la question suivante : ceux parmi nous qui publient dans de bonnes revues, ont une activité éditoriale reconnue, bénéficient d’une certaine notoriété dans leur domaine, portent-ils préjudice au Labo et au département d’Espagnol ? Portent-ils atteinte, d’une manière ou d’une autre, au « bien des étudiants » ? Si oui, en quoi ? Pourra-t-on me l’expliquer clairement ?
On comprend les multiples blocages, les interdictions de penser, qui s’élèvent à chaque réunion et discussion collective. J’ai eu ma part d’humiliations et de procès d’intention. Je ne prétends pas détenir la vérité, mais la promptitude avec laquelle certains d’entre nous proclament des sentences définitives concernant les étudiants, leur bien, l’intérêt supérieur du département, du groupe de recherches, me sidère. Si une majorité se dégage et prend une décision, cela ne signifie pas forcément que la majorité détient la vérité et la raison, et que la minorité, fût-ce un seul, a tort, veut le mal des étudiants et se la joue perso ; c’est simplement que dans un système démocratique la majorité l’emporte. Confondre une règle de scrutin avec la vérité et la raison est plus qu’une erreur : c’est un défaut de jugement.
J’enseigne à présent de l’initiation à la langue portugaise, et pour cela j’empiète sur les horaires de la lectrice de portugais. Cela ne me dérange ni ne me déshonore, c’est un travail facile et amusant. Mais s’il s’agit d’assurer simplement des heures, je pourrais tout aussi aisément garder le parking ou ranger des ouvrages à la bibliothèque. C'est à l’Université de décider s’il est sage de m’octroyer un salaire supérieur aux compétences requises pour la fonction que j’exerce.
Outre la langue, les étudiants ont au premier semestre de la première année 12h de « civilisation des pays lusophones » - vous savez ce que je pense de ce changement d’intitulé, décidé en mon absence – , puis rien pendant quatre ans, jusqu’en agrégation ou en master 2, où ils arrivent dépourvus de tout bagage et de tout intérêt. Les principes de pertinence, de continuité et de cohérence qui fondent ma vision du métier sont entièrement sapés, et le maintien en survie artificielle du portugais est juste cela : artificiel, comme si l’on était passé, en termes de degré d’approfondissement et d’investissement intellectuel, du jeu d’échecs au bilboquet. Plus rien ne justifie mes enseignements de master 2, sinon une forme de passe-droit qui malheureusement ne sert plus de rien, car je n’ai plus d’étudiants à accompagner.
C’est une politique perverse à tous les niveaux de décision que de laisser porter aux individus la responsabilité d’une dissolution contenue dans les réformes elles-mêmes, et dans les décisions collectives qui les mettent en application. Naïvement, alors que nous sommes des fonctionnaires assumant des missions pour lesquelles nous avons été recrutés, nous nous comportons comme le géomètre Joseph K. face aux administrateurs du Château ou comme ces cadres d’entreprises tombés en disgrâce qui cherchent par tous les moyens à justifier de leur utilité, cependant que l’on multiplie les chausse-trappes visant à les briser.
Ce qui est bénéfique pour nos enseignements peut être supprimé d’un trait de plume. Ce qui est préjudiciable est intouchable, gravé dans la pierre pour quatre ans. Toutes les possibilités ont été envisagées et systématiquement coulées. J’ai au long de ma carrière d’enseignant à Neverland proposé un certain nombre d’aménagements afin, comme on dit, de « sauver le portugais » d’un étau qui se resserrait. Cet étau n’était pas le nombre d’étudiants, mais la pertinence et l’adéquation des enseignements dans un contexte donné. Placez la version classique ou le théâtre de Lope de Vega en UE Libre optionnelle : combien y aura-t-il d’inscrits ? La suppression de la version classique et du théâtre de Lope suivrait mécaniquement, et ce serait irréversible. Il m’a toujours semblé absurde que me revienne, en fin de compte, cette mission « d’attirer » les étudiants, avec en contrepartie mon indulgence et la facilité à obtenir une validation. Ou bien l’enseignement a quelque utilité, et ma reconversion à l’anthropologie s’inscrivait dans cette optique, ou bien il n’en a aucune pour la politique de l’établissement, et il est totalement inutile de chercher à se justifier et à multiplier les démarches et les propositions qui n’auraient d’autre sens que de justifier le salaire que me paye l’administration.
3) Perspectives
L’administration française n’est pas une entreprise privée : elle ne peut se défaire des gens qu’elle a recruté, c’est donc à elle de faire en sorte que les compétences soient ou non valorisées, adaptées. Le portugais tel qu’il existe aujourd’hui dans les maquettes ne présente aucune utilité, et dès lors le responsable du portugais n’a plus la moindre légitimité, ni rien à justifier qui ne soit caduc d’emblée. Le coût des décisions collectives est assumé par moi seul, en termes de qualité et d’intérêt du travail que j’exerce, et le poste que j’occupe n’a plus lieu d’être. Rien ne relie dorénavant mes enseignements à mes recherches, le cordon est coupé, et je ne puis exercer normalement mon métier d’enseignant-chercheur. Et c’est pourtant bien à moi, et à moi seul, que l’on demandera des comptes, par une étrange inversion dont les instances universitaires sont coutumières : comment moi, Anthropopotame, justifierai-je le fait, à bac + 15, de dispenser des cours qui peuvent être dispensés à bac + 3 ? Je répondrai : je ne le justifie pas. Ce n’est pas à moi, mais à l’Université, de tirer les conséquences de décisions collectives prises dans le cadre du département auquel j’appartiens.
Aussi, mon cher C., la conclusion de ce rapport sera-t-elle fort brève. Quant à la partie « perspectives de l’enseignement du portugais à Neverland » ma réponse sera, je l’espère, suffisamment claire : en l’état actuel des choses, il n’en existe aucune. Que proposerai-je, à titre personnel, pour infléchir cette situation ? Rien.
Car demander à quelqu’un de justifier des enseignements devenus injustifiables, et de proposer des aménagements de peine pour une matière condamnée, est une démarche cruelle, et inappropriée.
PS : Merci à ceux qui ont pris la peine de parcourir ce papier.
whoua... c'est règlement de comptes à Neverland?
Chapeau pour l'argumentation, qui pourrait tout à fait servir à certains de mes collègues.
Rédigé par : Narayan | lundi 22 sep 2008 à 14:12
Aussi incroyable que cela puisse paraître, mon rapport a fait l'unanimité: pas un poil de polémique, tout le monde était d'accord, on a même souligné ma "hauteur de vue". C'est dire si je suis devenu inoffensif...
Rédigé par : Anthropopotame | lundi 22 sep 2008 à 14:17
m@rde c'est super long! Ma curiosité est piquée, mais a 23h20 avec une intro de manuscrit qui me g@nfle est ce bien le moment...
Rédigé par : bergere | mardi 10 mar 2009 à 04:21