Voilà trois ans aujourd'hui que Darlingo est mort. Il avait dix-neuf ans, un très vieux chat.
Il était né sur le toit d'un appentis dans le jardin des Lucs, en juillet 1986, et mort dans la chambre aux Liserons de la maison des Lucs, le 1er octobre 2005.
Pendant toutes ces années, il a accompagné nos tranhumances, des Lucs à Paris, de Paris aux Lucs. Comme moi, il détestait voyager. Ce qu'il aimait, c'était nous regarder aller et venir, s'assoir sur nos genoux quand nous passions à table, observer les oiseaux à la fenêtre, faire comprendre aux invités qu'il n'avait pas encore mangé (ce qui était faux) en les conduisant au frigo, l'air vif. Parfois, courir dans tous les sens en se servant des murs comme trampoline.
Si doux et si aimable qu'il ne saurait y avoir de dispute en sa présence. Les paroles aigres se détournaient de leur route, et l'on disait : à te voir me parler ainsi, voilà ce que pense Darlingo - et sans doute pensait-il vraiment cela.
La grande affaire qui nous occupait tous, c'était savoir dormir avec lui: voluptueuse peluche ronronnante, épousant les contours du corps humain pour mieux se réchauffer, nécessitant de temps en temps une bonne bouffée d'air qui nous amenait, je ne sais comment, à lever le coude régulièrement pour entrebâiller les couvertures.
Je l'avais adopté quand il avait deux mois. Depuis, et pour longtemps, il n'avait pas revu de chat, il ne les aimait pas. Les chiens lui indifféraient. Bizarrement, il aimait retenir l'attention des humains, faisait sa tournée lorsque nous recevions, choisissait l'invité aux genoux les plus doux, au métabolisme le plus élevé.
Sans doute Darlingo serait-il passé, comme tous les autres chats que les humains consomment pour leur tenir compagnie. Mais je me sentais tenu envers lui pas une forme de loyauté. Parti, revenu, reparti, je le voyais de moins en moins souvent, alors qu'il vieillissait. Comme tous les chats, cela a commencé par de la cataracte, puis une sorte de diabète. Ses deux dernières années, il avait besoin de boire, de boire, il miaulait en pleine nuit devant son bol d'eau, nous appelait. Il ne cessait que quand nous étions là. Il buvait alors, puis revenait au lit. Je crois qu'il souffrait d'angoisse et de solitude dans ces moments-là.
Ma soeur n'en pouvait plus. Les cris du chat devenaient de plus en plus déchirants. Du jour au lendemain, il devint aveugle. Il arpentait ses chemins, montait difficilement les marches, retrouvait son fauteuil après l'avoir cherché dans le brouillard. Ni ma mère ni ma soeur ne supportaient plus de le voir ainsi, rouillé, désolé. Je me suis dérobé, je craignais qu'à présent le choc d'un nouvel appartement ne soit trop rude, il ignorait tout de mon studio, comment mettrait-il en place ses routines de chat aveugle et claudiquant ?
Il fallut se résoudre à l'emmener aux Lucs, il y passa ses derniers mois. Ma tante n'aime pas les chats. Elle faisait exception pour Darlingo qu'elle considérait, non comme son fils, mais son neveu. Maison trop froide et lits trop haut pour qu'il y atteigne. Cantonné à un tapis de laine, entre son bol d'eau, sa nourriture (mais il avait cessé de manger), la couverture où il s'enfouissait.
A la mi-septembre ma tante m'a appelé: il avait fait des convulsions et était resté immobile, quelques heures durant. J'ai loué une voiture, je suis allé le voir avec ma mère. Il a repris ses esprits, je l'ai appelé longtemps jusqu'à ce qu'il me reconnaisse et se mette à ronronner.
Le 30 septembre, ma tante m'a rappelé: "Je crois que c'est fini. Il ne bouge plus. Je crois qu'il est passé". Le lendemain, c'était l'anniversaire de M. avec qui je venais de m'installer. Je pleurais chaque soir, je savais que l'on ne délaissait pas une épouse pour un chat, le jour de son anniversaire. Mais je savais aussi que je ne me pardonnerais jamais - "Est-ce un sacrifice ?" me demanda-t-elle. Je fis donc l'aller-retour dans la journée du 30 pour être présent à Paris, le 1er octobre. L'automne était déjà avancé cette année-là. Darlingo ne bougeait plus, il somnolait le menton posé dans son bol d'eau, le sommeil le prenait et le contact de l'eau le réveillait. Mais si j'éloignais de lui ce bol, il devenait axieux et appelait aussitôt. Parfois il basculait sur le côté, tendu comme un arc, et de ses mâchoires crispées s'échappait un gémissement. Il semblait endolori d'un bout à l'autre de son corps, jusqu'aux moustaches. Je devais repartir, je voulais faire ma vie avec M., je ne pouvais pas mettre en balance un chat dans notre amour. Je lui ai dit en guise d'au revoir : "Tu peux mourir, maintenant, Darlingo. Tu as mené du mieux que tu pouvais ta vie de chat, et tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé." Il était calme quand je disais cela. Mais je crois qu'il se sentait mourir, et qu'il avait peur, comme nous tous.
Retour à Paris, et au matin du 1er octobre, ma tante m'annonce que c'est fini. Alors commence la journée d'anniversaire de ma femme : acheter du champagne, choisir un cadeau, écrasé de chagrin. Triste anniversaire, et je songeais à l'avenir où ces deux dates réunies un jour d'automne le seraient pour toujours.
Le lendemain, dimanche matin, train aux aurores, rejoindre ma tante, ma soeur et mon beau-frère qui se trouvaient là-bas. Ma femme m'accompagnait, finalement sensible à mon chagrin. Découvrir le chat, les puces sautant partout, fuyant ce corps devenu froid. Il y en avait des centaines, elles avaient pondu leurs oeufs dans chaque recoin de son corps. Je les ai retirées. Déjà raide, la joue écrasée par la nuit passée sur une table, recouvert d'un chiffon, ses yeux aveugles entrouverts, devenu comme pelé, comme chiffonné. Je l'ai entouré de ma chemise, suis allé creuser une fosse au jardin. Les chiens me regardaient, tout curieux, étonnés de me voir pleurer. Et puis nous l'avons transporté, pauvre petit corps. Ma tante suivait, elle-même surprise de se trouver en larmes, accompagnant le cortège. Corps roulé en boule, cerclé d'ardoise, une pincée de tabac, couvert de terre, de bulbes de jacinthes, et d'un bouquet de fougère, de lierre, de frêne et d'hortensia. "Mon ami, que la terre te soit légère."
Voilà. Je suis séparé de celle qui me voulait loyal envers elle et m'a laissé tomber. J'ai laissé mourir au loin un vieux chat dévoré par des puces. J'oublierai un jour cette femme déloyale. Je n'ai nulle envie aujourd'hui de lui souhaiter un bon anniversaire. Notre vie est courte ou longue et on peut juger préférable qu'elle s'achemine, légère, vers la fin. Mais je sais d'un savoir incrusté que le remords et la trahison ne passent pas comme le reste.
Je vais de ce pas faire un gros calin à mes deux chatounes, ton récit m'a rendue trop triste... Qu'est-ce qu'on s'y attache, à ces petites bêtes!
Rédigé par : Dr. CaSo | mercredi 01 oct 2008 à 14:52
Ce post m'a rappelé les derniers jours, la dernière heure de mon premier chat, Jazz. Je l'avais vu naitre, je l'ai vu mourir. Je crois bien que c'est parce qu'il était tellement mon chat et que j'étais tellement sa maitresse, que je suis si peu attachée au suivant.
Rédigé par : Narayan | mercredi 01 oct 2008 à 22:05