Aaaargh ! C'est juste le jour où j'ai des séminaires toute la journée que surviennent toute une série de commentaires appelant réflexion, réaction, bref, bien des choses qu'il m'est difficile de donner ce soir.
Avant toute chose, et cela s'adresse d'abord à l'ami Mouton, comment percevoir le malaise social qui règne en France? Eh bien, le simple fait que mon propre malaise me rende archi-sensible à tout ce qui témoigne d'un malaise est déjà le signe d'un malaise ! Tu as raison sur ma lettre, elle est trop vague. Rappelle-toi que j'évolue dans un milieu universitaire où les concours sont rois. Cela vaut en Lettres, en Histoire, en Philo, en Géographie, en Maths, et diverses autres matières. Mon HDR est en anthropologie donc je devrais échapper d'ici peu (si le Dieu de la Recherche - DR pour les intimes - le veut) à cette ambiance délétère. Je pense que je débloque un peu sur le sujet. Mets cela sur le compte de l'exaspération. Mais je suis bien placé pour savoir que le gouvernement s'apprête à investir lourdement dans les Grandes Ecoles pour qu'elles résorbent la fracture sociale, entérinant le fait que les Universités ne servent de rien, sinon à retarder l'entrée sur le marché du travail du tout-venant. Et cela me fait un peu mal, de me résigner à l'idée que nos belles universités soient secondarisées, cependant que les Grandes Ecoles gagneront en prestige et en financement. Je pense qu'il n'y a rien à faire d'autant que mon courant de pensée est minoritaire, et qu'il est pathétique de songer "c'est pourtant moi qui ai raison" alors même que j'ai peut-être tort. La conscience de mon égarement potentiel est ma grande faiblesse, cela m'empêche de devenir un leader charismatique :-)
@ Bergère : Tu es la bienvenue dans le programme 6e Extinction ! Je t'envoie par mail notre ligne directrice, tu me diras si tu y adhères. Je ne la publie pas parce que c'est une approche non pratiquée en France (nous l'appliquons en Amazonie) et je ne voudrais pas que l'idée soit divulguée pour l'instant.
@ Tschok : Vous parlez de l'anthropologie et renvoyez tout de suite à la nature humaine. Vous n'avez pas tort. L'anthropologie telle qu'elle est fondée par Kant Buffon porte sur "l'homme dans la nature et selon sa nature". A la différence de la psychologie, nous tenons compte des interactions et de l'environnement matériel et symbolique des individus. A la différence de la sociologie nous considérons que ce sont les individus qui sont à la base des systèmes et non les systèmes (ou ensemble de structures structurées appelées à devenir structures structurantes) qui font les individus. Nous naviguons donc entre Charybde et Sylla, cherchant toujours à intégrer le facteur "temps" à nos raisonnements, car nous travaillons sur le long terme, cinq ans, dix ans, de séjours intermittents dans une communauté, selon les liens que nous y avons tissés. Dès lors, nous avons mauvaise grâce à émettre des "conclusions". Nous percevons des dynamiques, nous évaluons des tendances, des facteurs d'équilibre et de déséquilibre, et dans mon cas particulier, des modes de coexistence avec la faune et la flore - ma perspective est environnementaliste, "écocentrée" comme on dit. Donc nous essayons de percevoir des états de chose en gardant à l'idée que ces choses évoluent. Si j'applique ma méthode d'analyse de discours (telle que je l'applique pour les caciques, les chamans, où les simples individus) à ce que les magistrats racontent quand ils sont en colère, je discerne des lignes de force telle que la noblesse du métier, l'héroïsme du quotidien, bref le sentiment d'assumer une mission. Je pense, à dire vrai, que si vous perdiez le sens de votre mission celle-ci s'effondrerait. Comme le dit Castoriadis, une société c'est d'abord "le tenir ensemble d'un monde de significations". La cohésion du monde judiciaire est à ce prix, et je déplore que la cohésion du monde universitaire ne soit plus qu'un souvenir. Quelque chose, à un moment, a glissé. Nous nous sommes effondrés, vous non. Tenez bon, donc. Concernant votre réflexion au sujet du sacré, je me suis abstenu d'employer ce mot car il n'est à user qu'avec des pincettes, dans notre domaine. Nous ne l'employons même pas s'agissant des esprits de la forêt chez les Indiens. Nous employons de préférence le terme "dangereux". Le sacré renvoie au divin, et toute crainte n'est pas d'inspiration divine - je vous renvoie à la note de Fantômette intitulée "La Peur". Toute peur ne provient pas du sacré, elle renvoie à des réactions physiologiques (gorge serrée, intestins noués) qui sont essentielles à l'exercice de la Justice. Peur du châtiment, milieu étrange gouverné par des règles hermétiques - le sacré est de trop, si vous voulez mon avis.
@ Fantômette: Votre commentaire tombe à pic (ajout du lendemain : et ma réponse est totalement à côté de la plaque). Hier j'ai eu pour cavalière au tango une jeune fille qui me parlait de théâtre du XVIIe puis pouffait, "mais bon, c'est mon métier", puis voulut m'expliquer ce qu'était un master - qu'elle considérait, en soi, comme un métier. Elle avait l'air si fière de ses études de Lettres - dont je savais qu'elles ne la mèneraient à rien - que j'étais partagé entre sa présomption et son innocence, et ne savais ce que je relèverais. Je l'ai laissée parler finalement. Le gros problème - et c'est l'anthropologue qui parle - est que nous sommes toujours dans une réflexion à deux niveaux: les individus et les systèmes. Un étudiant vraiment doué s'en sortira toujours, sauf s'il est très mal orienté. Ce sont les individus qui forgent leur destin. Ma déploration de l'état piteux des universités est aussi le constat que les bons étudiants nous font défaut. Ils vont en prépa, et n'ont pas tort; cela, bien sûr, nous démotive. Les bons étudiants, malgré tout, sont peu nombreux, et cela renvoie à un mal plus profond qui est le suivant : les humains ne sont finalement pas très intelligents. Nous sommes habitués à nous penser, en tant qu'espèce, en opposant toujours Rimbaud, Mozart ou Léonard de Vinci au chimpanzé lambda. Nous prenons toujours la moyenne du comportement chimpanzé, ou bonobo, ou éléphant, à comparer avec les exceptions humaines. Nos échelles temporelles sont limitées, nous avons du mal à appréhender la profondeur du temps, les cent mille ans qu'il nous faudrait pour penser l'évolution d'une espèce comme la nôtre, et c''est ce qui nous empêche de porter des jugements sur l'état de notre société.
@ Narayan : je désespérais d'un commentaire de toi aujourd'hui. Va pour Hache Déère, ou Hashdéaire, si Fantômette et toi êtes d'accord pour nommer ainsi ce Dieu ténébreux et puissant.
La citation est très belle, et je me réjouis de vous imaginer notant cela sur un carnet.
PS: Vous, Fantômette, une intello à deux balles? C'est encore au dessus de mes moyens, mais pas tant que je l'avais imaginé.
Nous autres, anthropologues, nous efforçons de séduire les avocates en leur expliquant combien nous sommes peu chers d'entretien.
Rédigé par : Anthropopotame | jeudi 18 déc 2008 à 20:34
Arf.
"Deux balles" n'était pas à entendre comme un forfait, un peu de sérieux. Je travaille au temps passé.
Pour en revenir au fond, je persiste. Je pense que le blog permet une forme de rencontre, qui n'est pas nécessairement un dévoilement de soi-même. Il peut y mener. Ou non.
La rencontre peut se faire par des chemins détournés. Elle passe par le choix d'un masque, d'un pseudonyme, d'un ton, d'un style, d'un éventail de sujets, d'une façon de parler ou d'une façon de se taire.
Le "labyrinthe" est plus ou moins long, plus ou moins obscur, plus ou moins inextricable, qui permet que l'on se rejoigne ou que l'on hèle seulement par dessus les murs. Mais rencontre il y a.
Ce n'est pas l'autre qui se perd dans le labyrinthe, c'est un peu de nous-mêmes.
Ce labyrinthe n'égare pas tout de nous, il n'égare qu'une partie de nous, une partie à laquelle, en réalité, nous renonçons volontairement. Notre nom. Notre visage.
Ce n'est pas une si mince affaire que de s'en trouver démuni pourtant, ni de l'un, ni de l'autre.
Il me semble donc paradoxal d'y lire un dévoilement de soi-même.
Peut-être faudrait-il davantage parler d'une "relecture" de soi-même.
Rédigé par : Fantômette | jeudi 18 déc 2008 à 22:16
Je pars quelque temps, Fantômette. Comme vous parlez de labyrinthe ma dernière note porte sur Kafka.
"Mon visage? Ce vieux masque fêlé?" (Botho Strauss, Le Temps et la Chambre)
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 19 déc 2008 à 12:52
Votre note a disparu... ?
Du labyrinthe à l'impasse ?
Question : que reste t-il d'un labyrinthe une fois celui-ci effacé ? Un labyrinthe disparait-il sans laisser de trace ? Ou devinera t-on, dans l'espace vide qui l'a remplacé, les signes de sa récente présence ?
Et qu'advient-il de ceux qui s'y s'étaient perdus ?
Hum ?
Rédigé par : Fantômette | lundi 22 déc 2008 à 19:17