L'animal qui n'en était pas un
Soir d’été à Paris ; dans la cour de l’immeuble, toutes les fenêtres sont ouvertes. Et mon voisin du dessous reçoit à dîner une amie. La conversation tourne autour de la démocratie en Amérique : « Chez nous, en Amérique… » dit-il avec un fort accent. « Oui, mais Tocqueville… » répond l’invitée, qui défend le rôle de la France. Et toute mention de Jefferson se voit opposer un Lafayette ou un Saint-Just par une Parisienne en verve, qui se joue des efforts de son hôte pour s’exprimer en français. Celui-ci, excédé, finit par poser ses couverts :
- « Puisque tu connais si bien la démocratie en Amérique, il est inutile que je te réponde. »
- « Et que veux-tu que je te dise ? Que tu es le plus beau, le plus charmant, le plus intelligent… ? »
Et radoucie elle ajoute : « Je peux le dire si tu veux… »
Cette conversation déjà ancienne, qui devait mener à un premier baiser, illustre les multiples usages que l’on peut faire des mots, à titre de monnaie. Ce qui était en jeu dans les paroles échangées n’était pas véritablement les mérites respectifs des démocraties française et américaine, mais le commencement ou non d’une liaison amoureuse. Imaginons une attraction mutuelle, planant dans les airs, cherchant à s’immiscer dans le dialogue. Elle peut revêtir différentes formes, se couler par exemple dans les méandres d’une conversation, la saisir en plein vol, la chevaucher, et s’instiller dans chaque mot. Pour un observateur extérieur ces jeunes gens auront tout simplement dévié de leur propos initial ; mais un auditeur attentif aurait déjà saisi que le propos initial était précisément de préparer le terrain au baiser qui devait suivre.
Il sera ici beaucoup question de mots et de ce qu’ils disent, de ce qu’ils sont susceptibles de dire, de ce qu’ils sont incapables de dire, et ce qui est dicible indépendamment d’eux.
J’ai hésité avant de franchir le pas consistant, en plus d’une synthèse de mes travaux antérieurs, à pousser la réflexion au-delà du champ strict de la discipline anthropologique. Mais la parution récente de quelques ouvrages maniant des concepts et des données empruntés à différents champs de savoir, concepts et données actualisées, m’y a encouragé. Je songe particulièrement aux livres de Sperber (1996), Dessalles (2000), Boyer (2001), Diamond (2005), Schaeffer (2007) et bien sûr aux précurseurs Claude Lévi-Strauss (pour les sciences humaines) et Stephen Jay Gould (pour les sciences naturelles). L’originalité de ces ouvrages repose sur l’éventail de questions nouvelles qui se posent dans la pratique d’une discipline lorsqu’on varie les focales et les points de vue. Notons que l’exercice est périlleux, et que nombre d’auteurs prétendent brasser les disciplines, brouiller les frontières ou « faire bouger les lignes », mais jugent en savoir assez de ce qu’ils savent, et se prévalent auprès de leurs lecteurs d’une parole d’autorité scientifique alors même qu’ils ne font qu’exprimer une position.
Afin de parer à ce danger, la plus grande partie de cette synthèse (chapitre 1 à 4) repose sur l’élaboration progressive d’une théorie portant sur les stéréotypes identitaires, et son potentiel d’application dans le domaine ethnique tout d’abord (chapitre 2), puis dans celui du discours identificatoire de l’Homme face aux non-humains (chapitre 4). Quant à la thèse, la voici : les sciences dites humaines sont applicables à d’autres espèces qu’à la nôtre (chapitre 5). Cette thèse suppose de lever un certain nombre de verrous épistémologiques qui ont fait de l’animal un Autre radical, un antonyme : il s’agira de résoudre ce paradoxe, digne de Zénon, qui veut que l’homme ne soit pas, ou plus, ou « pas tout à fait », un animal. Pour cela, il m’aura fallu commencer par le commencement, c'est-à-dire la manière dont se fabrique une fiction, les mécaniques langagières mises en œuvre (chapitre 1), et son élargissement au mythe et à son interprétation.
Pourquoi est-il si humiliant de nous considérer comme un animal parmi d’autres ? Pourquoi, en tant qu’espèce, scions-nous la branche sur laquelle nous sommes assis ? Aucune explication, et surtout pas fonctionnaliste, n’a pu à ce jour considérer cet étrange cas de figure d’un animal intellectuellement doué, méprisant tout ce qui n’est pas lui, et qui entraîne les écosystèmes planétaires dans un effondrement qu’il semble bien incapable d’enrayer. Et cela vaut pour l’Occident mais pas uniquement, loin s’en faut, comme nous le suggérons dans notre chapitre 3 : il faut bien que le problème réside dans la conformation même de notre esprit, forgé tout au long de notre cheminement évolutif. Mais ce même chapitre 3 a une autre ambition, raison pour laquelle il se trouve à la charnière de ce travail : élaborer une stratégie de recherche appliquée, où les champs disciplinaires investis sont déterminés par leur objet – non pas tout à fait la « protection de la nature contre l’homme », comme le suggère Lévi-Strauss (1983 : 375), mais tout au moins le maintien d’un milieu en état de fonctionner avec lui.
En relevant ce qui, dans la définition de l’homme, ressortit à un réseau de représentations sous-jacentes, je m’efforce de ne pas me limiter à « déconstruire » les paroles qu’inlassablement nous prononçons à ce sujet, mais aussi à légitimer un changement de paradigme dans la manière dont nous considérons ceux avec qui nous partageons, de manière inéquitable, la planète. « Un loup chasse parce qu’il a faim, déclare un grand-père à sa petite fille, il ne se demande pas si c’est juste ou injuste de tuer un mouton. Toi, tu es humaine, tu es capable (…) de te demander si ce que tu fais est juste ou pas » - cet extrait de magazine pour enfant, reproduit ci-dessus, prétend définir l’humain de manière fort problématique : par le partage et par la responsabilité. Le problème réside justement en ceci que nous ne nous posons pas suffisamment la question de ce qui est juste ou pas, de ce qui relève de notre responsabilité ou non, ce qui peut nous faire douter, pour citer le grand-père en question, « que notre cerveau [soit] assez évolué pour cela ».
J’aborde, au chapitre 5, deux voies par lesquelles les champs de l’anthropologie, de l’éthologie et de la psychologie cognitive sont susceptibles de progresser de conserve, en posant les principes d’études fondées sur la communication sans parole et la pensée sans langage. Un exemple simple de communication sans parole figure en ouverture de ce préambule : les paroles évoquent la démocratie en Amérique, mais la communication porte sur l’opportunité d’échanger un baiser. Quant à la pensée sans langage, elle est un postulat grâce auquel nous pouvons appréhender la complexité de la conscience animale par ce simple constat : les problèmes existentiels que rencontrent les humains (apprendre à vivre et à mourir) se posent peu ou prou dans les mêmes termes à de multiples autres vivants.
L’exclusion des non-humains est une limite que s’est posée l’anthropologie, comme le fut en son temps l’effort de circonscrire des groupes et des aires culturelles bien définis en négligeant les brassages de population et la circulation des signifiants. Comme le signale Ingold (1994 : xxiii) :
“To the non-Western claim that animals are, or can be, persons, the usual anthropological response is to observe that, of course, this is not really so – the people are only allowing themselves to be deceived by their liberal […] use of anthropomorphic metaphor. Thus the animal world is said to be culturally constructed in the image of human society. […] What happens if, on the contrary, we treat this claim with the seriousness it deserves, by starting out from the ontological premise that non-human animals do indeed participate in the same world as ourselves?”
Je ne suis pas certain que la réponse à ces questions change quoi que ce soit à notre attitude ni à la course dans laquelle nous sommes engagés, vers la fin de l’histoire ou la fin de l’évolution. Mais il convient de les poser – elles méritent même l’élaboration d’un programme de recherche, qui clora cette synthèse. Et quant à savoir si des éléments de réponses viendront infléchir notre parcours, je me contenterai de citer un des personnages du Procès, de Kafka: « Même dans le cas où l’espoir est très faible je n’ai pas le droit de ne pas tenter ma chance. »
[Maintenant que cette intro est en ligne je vois beaucoup plus clairement ses faiblesses]
Anthropopotame,
Là, j'ai déjà un début de réponse à une question que je vous posais ailleurs.
J'y trouve en plus des questionnements qui me tarabustent depuis longtemps (comment les animaux s'expriment intérieurement? Comment penser sans langage? l'élargissement de la question de la conscience au non humain est il une piste à suivre?)
Je vais poursuivre ma lecture...
Rédigé par : tschok | mardi 16 déc 2008 à 14:10