[NB j'ai le cafard aujourd'hui donc je me contente de livrer les intros successives de mes différents chapitres]
Le Principe de Fiction
S’il existe une similitude entre la position de l’écrivain et celle de l’anthropologue, entre la pratique de l’écriture et celle de l’anthropologie, c’est bien celle du décentrement. Dans un cas comme dans l’autre est adoptée une position d’observation, où l’on ne se trouve pas entièrement dans la scène de vie réelle, mais en prise mentale de notes ou d’instantanés, que ceux-ci portent sur des expressions de visages ou de conversations.
On ne se trouve pas seulement décentré par rapport à un milieu, mais aussi par rapport à l’usage d’une langue, dont l’expression la plus radicale est l’écriture en une langue étrangère. Créer la distance par la mise à l’écart de la langue maternelle est l’option choisie par Samuel Beckett écrivant en français, la langue de la glose et du commentaire, comme Malinowski va s’enfermer parmi les indigènes des îles Trobriand, un milieu où il ne pourra ni ne voudra jamais se fondre, mais qu’il prétendra observer, photographier et comprendre. Beckett écrit en 1938 une lettre à son ami Axel Kaun :
« Cela devient de plus en plus difficile, pour moi, pour ne pas dire absurde, d’écrire en bon anglais. Et de plus en plus ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses (ou au néant) qui se cachent derrière. La grammaire et le style. Ils sont devenus, me semble-t-il, aussi incongrus que le costume de bain victorien ou le calme imperturbable d’un vrai gentleman. Un masque. »
La survalorisation de l’artiste, et la vision caricaturale qui en découle, trahit une confusion entre « excentricité » et « décentrement ». Ce dernier est une attitude qui confine à l’angoisse, puisqu’il faut renoncer à interpréter le réel de façon mécanique, en tâche d’arrière-plan de l’entendement, et décréter pour soi-même que rien ne va de soi. Kafka a écrit une nouvelle, « les Recherches d’un chien », qui expose les tenants et aboutissants de cette position décentrée et qui vaut d’ailleurs tant pour l’écriture que pour l’anthropologie :
« Quand je pense aujourd'hui au passé et que je me remémore les temps où je vivais encore au milieu de la société canine, un chien parmi les chiens, participant à tous les soucis des autres, je trouve, en regardant de plus près, que de tous temps quelque chose boitait ; il y avait une petite fêlure ; un léger malaise s'emparait de moi au cours des cérémonies les plus vénérables de notre peuple, et parfois même dans mon milieu familier ; (...) le simple spectacle d'un congénère-chien qui m'était cher pouvait, vu en quelque sorte d'un autre œil, m'emplir d'embarras, de frayeur, de désarroi et même de désespoir. »
La survenue ou l'imposition d'une distance critique est paradoxalement une condition d'accès au réel: on y accède précisément parce que l'on en a été expulsé. Les conversations qui fusent de-ci de-là, à la terrasse des cafés, au restaurant, ne sont plus anodines si l’on cesse de les écouter pour mieux les observer, en partant du principe que la parole humaine ne sert pas uniquement à formuler des idées, mais aussi à établir un lien social. La nature de ce lien est en permanence réajustée au fil des rencontres et des échanges qu’entretiennent deux individus. La phrase « Apporte-moi un café » n’est pas en soi porteuse d’information ; mais, située en contexte, elle implique un rapport hiérarchique affirmé ou réaffirmé. Ce que nous appelons amour, amitié, rivalité, ascendance, pouvoir, se joue non dans les mots eux-mêmes, mais dans les modalités de la prise de parole, le ton de la voix, les positions corporelles, bref, un ensemble de procédés et de processus dont l’anthropologie communicationnelle fait son miel avec un certain bonheur. Les mots « servent » à quelque chose, si l’on songe aux actes de paroles qui nous accompagnent à longueur de journée : « File me chercher un marteau » ; « Je suis à la rue, j’ai trois enfants et j’ai faim ».
Dans le même temps nous sommes sensibles à un usage du langage que l’on nomme « gratuité poétique », ou « feintise ludique », pour employer l’expression de Jean-Marie Schaeffer (1999), où les mots semblent renvoyer à quelque chose qui leur serait propre, affranchi du domaine du réel.
On discerne bien ici deux propositions contradictoires. La contradiction, bien entendu, est contournable ; il s’agit en somme d’une question de degré, selon laquelle un acte de parole renvoie plus ou moins à une situation réelle, ou supposée telle, ou bien s’en affranchit pour ne renvoyer plus, en ultime instance, qu’à du langage pur. A la manière de certains insectes, tels les pucerons, le langage peut en effet se reproduire par ce que l’on appelle la parthénogénèse : le besoin de fécondation par la réalité peut aller en s’amenuisant jusqu’à disparaître. Un exemple simple permet d’illustrer cette affirmation. Admettons une situation parfaitement banale :
Je dresse la table, et pour ce faire je pose des couverts verts et des assiettes bleues.
Il se trouve que je ne dresse actuellement aucune table, mais du moins la scène décrite est-elle plausible : dans notre monde, il convient en effet de manger dans des assiettes en s’aidant de couverts, et leur couleur est question de goût. Cela étant admis, voici la même proposition légèrement transformée :
Je dresse la table, et pour ce faire je pose des couverts verts et des assiettes siettes.
La correction automatique s’affole : le mot « siette » n’existe pas en français. C’est l’assonance couverts verts qui l’a amené, et c’est donc la formulation même de la phrase, et non une quelconque réalité, qui justifie ici son emploi. Nous appellerons poétique ce type d’agencement où le choix des mots est engendré par le contexte verbal, et ne renvoie pas directement à la réalité. On parle ainsi de poétique de Baudelaire, mais aussi de Proust ou de Flaubert, du fait de l’usage particulier qu’ils font du langage, et de la manière qui leur est propre de le féconder et de le reproduire. De même que les arts plastiques ont longtemps hésité à franchir le pas de l’abstraction, ce n’est que récemment, à l’échelle de l’humanité, que des auteurs ont renoncé à la figuration pour entrer dans le langage, comme en témoignent ces vers de Lewis Carroll dans leur traduction française :
Il était reveneure ; les slictueux toves / Sur l'allouinde gyraient et vriblaient ; Tout flivoreux vaguaient les borogoves ; / Les verchons fourgus bourniflaient.
Des poètes tels Rimbaud ou Mallarmé s’étaient déjà essayés à rendre toujours plus ténu le lien unissant le langage à la réalité, en proposant d’autres possibilités syntaxiques, d’autres modèles artistiques, où le mot ne se mesurerait plus en unité graphique ; ce qui joue dès lors le rôle du « mot » est l’unité de sens qui s’impose à la lecture sous forme de vers ou de strophe. Dans le poème intitulé « les Assis » (1871), les premiers vers sont indéchiffrables si l’on s’attache à les décomposer selon la syntaxe habituelle :
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leur fémur,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
La strophe entière n’est qu’une apposition à la strophe suivante ; elle ne contient pas de verbe. Tout en se pliant aux règles de l’alexandrin, jusque dans l’hémistiche, le poème semble proclamer l’insuffisance de la règle ; l’unité du premier vers est mise à mal par le renvoi à la ligne, ce que l’on appelle « enjambement ». Certains mots ne figurent pas au dictionnaire, comme c’est le cas de « boulu » ou de « hargnosité ». D’autres sont utilisés selon des acceptions secondaires, ainsi de « loupe » qui signifie ici un « point noir » produit par les glandes sébacées. Une explication de texte permet d’éclairer les multiples voies dans lesquelles s’engage le poète, mais nous ne retiendrons, à des fins d’illustration, que ceci : le tout premier vers est saturé, en ce sens que « loupes », « yeux », « cerclés » et « bagues » partagent l’unité sémantique de base contenue dans le mot « cercle ». Dans le même temps, le poète se vaut de la multivalence des mots, ou polysémie, pour éviter de clore le sens, quitte à en inventer afin, par exemple, d’unir en un même terme les notions d’humeur et de texture, comme dans « hargnosité ». Le poème obéit ainsi à un double mouvement de clôture et de déploiement, qui offre au lecteur de multiples lectures selon les unités de sens qu’il privilégie.
Appartiendra au domaine de la poétique tout usage du langage fondé sur des ressources propres à lui (prosodie, allitérations, assonances…), soit un engendrement par les formes mêmes du langage. Nous distinguons la poétique de la fiction du fait, non du procédé, qui est identique (il s’agit toujours d’engendrer de la parole), mais de la ressource utilisée, qui est celle de la vraisemblance. Les unités propres à la fiction sont les signifiants, et sa dynamique est calquée sur le fonctionnement du réel – la fiction relève ainsi de la mimésis, et l’engendrement se fait à partir du contenu (situations, personnages…). La fiction puise à des éléments empruntés au réel, au contraire de la poétique, qui puise en le fonctionnement du langage lui-même. Mais la distinction n’est pas si claire, tant du point de vue esthétique que linguistique ou philosophique. Pour l’esthétique, prenons un exemple tiré de La Peau de chagrin (1831), de Balzac. Raphaël de Valentin, détenteur d’une peau qui rétrécit à mesure qu’il émet des souhaits, s’en va consulter un savant au Muséum d’Histoire Naturelle. Celui-ci se trouve au bord d’un étang où s’ébattent des canards. S’ensuit une description enthousiaste des mœurs et variétés des palmipèdes, et le savant de conclure (je cite de mémoire) :
« Voici enfin le petit cygne à cravate, venu tout droit du Canada pour nous montrer sa belle cravate noire. Il se gratte. »
Le « Il se gratte » est-il engendré par la situation imaginée (le signifié /canard/ agit de manière plausible en se grattant) ou par la sonorité « cravate » ? Sommes-nous dans le cas « assiettes bleues » ou « assiettes siettes » ? Il n’y a pas de réponse, mais cet exemple illustre bien l’intrication de la poétique et de la fiction.
Quant aux limites de la fiction par rapport au réel, elles ne sont guère, non plus, clairement posées. Une position extrême consiste à dire que le langage et le réel n’étant pas de même nature, le langage ne peut produire que de la fiction. C'est l’opinion défendue par Fritz Mauthner, cité par Karàtson (1989 : 220) : « Les noms donnés aux choses étant des créations artificielles, le langage ne sert à rien dans l’observation de soi ni dans la quête de la vérité en général ».
Un numéro de L’Homme paru sur le sujet (« Vérités et fictions », n°175-176, juillet/décembre 2005) se proposait d’explorer les pistes ouvertes par Jean-Marie Schaeffer (1999) dans son ouvrage Pourquoi la fiction ? Schaeffer entend ce terme dans le sens d’une adhésion à un ensemble de règles dérivées de la cognition : la faculté de « faire comme si », forgée dès l’enfance, où s’établit la distinction du vrai et du non vrai, de la subjectivité intérieure et de la réalité extérieure. Schaeffer (2005) restreint la fiction à une « feintise ludique » pour ce qui est du domaine artistique, réfutant ainsi qu’une confusion soit possible avec les autres types de production de la pensée (« illusion cognitive, leurre, postulat d’indétermination ontologique (…) » et tout particulièrement les récits véridictionnels dont les productions ethnographiques font partie.
Je prétends défendre une autre thèse. Quelles que soient les capacités cognitives d’un auditeur, il peut ne reconnaître pour « fiction » que ce qui est donné comme tel (et pour le reste, l’auditeur « croit ce qu’on lui dit ») ou tenir pour fiction ce qu’on lui donne pour vérité (l’auditeur « ne croit pas ce qu’on lui dit »). Or existent des fictions historiques (dont le Protocole des Sages de Sion, et toutes les « théories du complot ») qui reposent sur des dispositifs fictionnels et se donnent pour véridiques. D’autres récits, comme les mythes, ou les Evangiles, prétendent ne pas s’inscrire dans la feintise ludique mais dire le vrai. Nous entrons alors dans une déclinaison infinie dont nous ne pouvons nous échapper qu’en considérant l’objet lui-même, le discours produit.
Nous posons comme étant fiction les productions verbales qui ont pour mode d’engendrement une dynamique propre à leur contenu. Ce contenu est de type hallucinatoire lorsqu’il ne s’alimente pas au réel : c’est la fiction proprement dite, du « Chat Botté » au Seigneur des Anneaux ; il est de type délirant lorsqu’il puise au réel des éléments qui font l’objet d’interprétations contenues dans le cadre d’analyse, et non dans la réalité – c’est le cas des théories du complot, mais aussi de toute proposition théorique de type interprétatif ; le géocentrisme en est un exemple, la « thèse de l’exception humaine » (Schaeffer, 2007) en est un autre, comme nous chercherons à le démontrer au quatrième chapitre. Avant de souscrire à la proposition de Bensa (2006) qui nous enjoint de « revenir au réel », il nous faudra résoudre quelques questions d’ordre méthodique. Dans quelle mesure l’ethnologue
1) a affaire à des discours fictionnels : il s’agit d’examiner les règles d’engendrement des différents actes de paroles que nous transcrivons et analysons (mythe, récit, discours politique, plaisanterie…).
2) produit un discours fictionnel : il est théoriquement possible de varier à tel point les cadres interprétatifs que la réalité même en est affectée ; cela peut dériver de l’objet (tenir pour vrai un discours fictionnel) ou du sujet (tenir pour vrai un cadre interprétatif)
3) peut effectivement avoir accès à la réalité indépendamment du langage – indépendamment, donc, de la parole des informateurs, et de ce qui est contenu, ou non, dans le cadre interprétatif que l’on s’est assigné.
L’argumentation qui va suivre repose sur ce constat : le langage ne renvoie pas directement à la réalité, et peut s’en affranchir. Cela ne remet certes pas en cause l’existence de la réalité ; il suffit de heurter son pied nu contre le montant d’un lit pour s’en apercevoir. Il s’agit simplement d’affirmer que notre principal mode d’accès au réel, et les explications qui en découlent, sont de fait conditionnés par les mots que nous employons. Du bleu mélangé à du blanc donnerait, en langue française, une couleur bleu clair ; mais du rouge mélangé à du blanc donnera du rose. Une couleur éclaircie dans un cas, une couleur différente dans un autre : la différence se trouve uniquement dans la qualification « rose » au lieu de « rouge clair », nous donnant ainsi la conviction qu’il s’agit de deux couleurs distinctes. C’est ici un fait de langue qui détermine notre perception de ce qui est dans le réel, et détermine la manière dont nous le réduisons à des classes de choses. Nous verrons les implications de ce constat dans notre 5e chapitre.
Langage et réalité ne sont pas de même nature, et la prétention du premier à décrire la seconde doit être soumise en permanence à évaluation. Le langage humain est un fait de nature, dérive d’un appareil phonatoire propre à notre espèce, et il serait excessif de dire qu’à aucun moment nous ne parvenons à appréhender la réalité des choses – mais quand, au juste, cela se produit-il ?
La question de la « transparence du langage », c'est-à-dire du rapport entretenu par les mots et les choses, a été l’objet de maintes interrogations, de saint Paul à Schopenhauer et Foucault, en passant par Wittgenstein et Cassirer. L’hypothèse Sapir-Whorf, qui repose sur ce principe que les structures propres à un langage déterminent la réalité telle qu’elle est appréhendée, déplace le débat sur le plan de l’ethnologie : existe-t-il un seuil théorique au-delà duquel les univers engendrés par les cultures sont hermétiques, car irréductibles les uns aux autres ? (Bonte & Izard, 1991 : 797) Et dans la lignée de Wittgenstein, Kuhn propose l’idée du changement de paradigme : lorsque les cadres de l’analyse changent, c’est l’univers qui change, en donnant pour exemple le passage de Ptolémée à Copernic ; les données du réel ne sont plus les mêmes, c’est donc la réalité même qui a changé – la science, au même titre qu’une culture, « nous possède » ; changer de paradigme, ce n’est pas seulement voir les choses différemment : c’est voir autre chose. (Laugier, 2003)
La question soulevée n’est pas tant celle du relativisme, que les moyens effectifs d’accès d’une culture à une autre, d’une pensée à une autre, et d’une période de l’humanité à une autre. Pascal Picq (2005 : 232) cite l’exemple de ces aborigènes australiens que l’on mena visiter la grotte de Lascaux. Comme tout un chacun, ils en furent émerveillés, mais déclarèrent que pour leur part ils n’y comprenaient rien. La signification nous échappe car ce n’est pas « le monde » que les fresques de Lascaux représentent, mais une pensée à son sujet, pensée qui s’est éteinte il y a 17 ou 18000 ans. Mais ce qui nous manque ici n’est peut-être pas tant de nous couler dans des représentations qui nous seraient étrangères : c’est l’accès aux langages parlés par les hommes du Paléolithique. Lorsque Wittgenstein postule que « si les lions pouvaient parler, nous ne pourrions les comprendre », au motif que la réalité telle qu’appréhendée par les lions serait incommensurable à la nôtre, il se place du point de vue de la fiction, du langage producteur de mondes. Mais un élément essentiel est que ces mondes sont produits à partir d’une réalité identique – la planète Terre - et cela par un procédé d’encodage ou de chiffrement. Si l’on pose l’hypothèse que la réalité existe, et que le code ou tout au moins le procédé d’encodage nous est accessible, il y déchiffrement possible si l’on s’intéresse d’abord à la réalité telle qu’elle est, puis telle qu’elle est susceptible d’apparaître. Lorsque von Uexküll (1956) reconstitue le monde de la tique, il le fait à partir d’une donnée du réel qui est : la tique s’alimente de sang. C’est alors, et alors seulement, qu’il construit un processus expérimental permettant de mettre en évidence ce qui dans le monde exerce une action sur la tique, ce qui dans le monde « lui parle » et provoque sa réaction.
Pour faire avancer le débat, le philosophe Jacques Bouveresse (1998 : 143) écarte l’idée d’une inadéquation fondamentale du langage à décrire le réel, pour parler de relation d’ordre asymptotique : deux lignes, ni parallèles, ni confondues, qui convergent à l’infini sans jamais se toucher. Peut-être le langage est-il impuissant à restituer le réel dans sa totalité ; mais nous ne disposons, poursuit Bouveresse, d’aucun autre instrument qui nous permettrait de l’appréhender. En adoptant cette position, le philosophe écarte deux extrêmes : le premier est l’idée que la réalité repose dans le langage, que le monde est exclusivement notre représentation ; le deuxième consiste en ceci que le langage nous condamne à vivre dans un monde d’illusion, « car les mots que nous employons ne correspondent plus aux choses », comme l’écrit le poète Hofmannsthal.
La proposition de Bouveresse est heuristique : le langage est un instrument adéquat de déchiffrement du réel, d’autant plus que nous n’en avons pas d’autre ; cela n’exclut pas le fait qu’il existe effectivement des humains qui croient vivre dans un monde d’illusions et pensent et agissent en conséquence ; et d’autres encore qui vivent dans un monde d’illusions et pensent et agissent également en conséquence. Ces attitudes dérivent généralement d’une position philosophique ou d’une foi religieuse. Elles peuvent se constituer en idéologies et exercer en conséquence une action sur la réalité.
La proposition de Bouveresse devient problématique, en revanche, si l’on admet que le langage n’est pas l’unique moyen d’appréhender le réel, et la conscience que nous en avons ne repose pas uniquement sur des mots. On doit pouvoir envisager une pensée sans le langage tel que nous le pratiquons, sauf à dire que tous les êtres vivants, humains exclus, vivent dans un monde qu’ils n’appréhendent qu’à coup de stimulus/réaction, dont ils n’ont nulle conscience, et nous dans un autre, un monde toujours intelligible, toujours maîtrisé, et toujours chargé de signification. L’enjeu consiste à transposer cette réalité-là, cette intelligibilité non fondée sur notre langage, dans notre langage à nous. Faisant nôtre le programme rousseauiste d’union du sensible et de l’intelligible (Lévi-Strauss, 1996 : 51), nous apporterons cette restriction, ou plus précisément cette ouverture : la distinction sensible/intelligible n’est pas si claire que l’on puisse affirmer tout de go : n’est intelligible que ce qui est susceptible d’être verbalisé, assertion qui sera l’objet de notre 5e chapitre.
Merci de m'avoir fait découvrir l'article de Sandra Laugier (Laugier, 2003), ainsi que tout le numéro spécial des "Archives de philosophie" consacré à Kuhn !
http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2003-4-page-481.htm
Rédigé par : Enro | dimanche 14 déc 2008 à 13:03
Content de t'avoir rendu service. Bravo pour ton blog, je le lirai à tête reposée tout à l'heure.
Pour Kuhn, l'opus magnum est the Structure of Scientific Revolution, qui remonte à 1970 je crois. Sur l'hypothèse Sapir-Whorf, la référence à Bonte et Isard est Le Dictionnaire de l'Ethnologie.
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 14 déc 2008 à 13:26