Je voudrais consacrer quelques notes à un sujet qui me tarabuste ces derniers temps : il s'agit de la manière dont les discours pro et contra développement durable, écologie politique, et autres se sont figés. Nous sommes en train de créer des camps, ou des factions, aussi campés sur nos positions que des familles politiques. (Mais le pire est qu'il existe une scission entre "développementdurabilistes" et "ecologiepolitistes"... je laisse cela de côté pour l'instant)
Les moteurs de l'opposition ne sont plus tant les questions d'ascension sociale ou de partage de richesse, mais la question de la place que nous devons nous octroyer sur terre, avec les modes de production et de consommation associés.
J'ai parcouru quelques blogs anti-GIEC, pro-OGM, je lis des revues consacrées à la chasse, et je m'intéresse également aux propositions de l'extrême-gauche qui par bien des aspects rejoint le discours libéral sur la politique environnementale ; ils se rejoignent car tant l'extrême-gauche que le libéralisme estiment que les préoccupations environnementales portent atteinte aux intérêts qu'ils défendent.
En cela, ils ont beau jeu de dénoncer qui les bobos, qui les technocrates, qui les climatologues qui voudraient "édicter une morale" (j'emprunte ces mots à Fontenay, qui parlait des primatologues).
Avant de commencer l'inventaire, fastidieux parfois, de leurs arguments, penchons-nous sur les nôtres. C'est en les caricaturant que les opposants parviennent à désamorcer les raisonnements, en parlant de "culpabilisation" là où l'on évoque la "responsabilisation", de dictature là où l'on dit "les gouvernements devraient", de dogme lorsque des scientifiques évoquent la "forte probabilité".
Nous sommes diminués par le fait que le discours scientifique est détourné, repris, simplifié, par des partisans du développement durable comme par les opposants. La thèse, bien attestée, d'un changement climatique majeur, est divulguée par des néophytes qui ne peuvent donc la défendre jusqu'au bout. Le poids de l'autorité scientifique est affaiblie car elle ne tient pas la place qu'elle devrait occuper, celle d'une référence. Ce n'est pas forcément le fait des scientifiques eux-mêmes : cela traduirait plutôt le fait que la sortie du Positivisme a des effets pervers, et que les institutions scientifiques elles-mêmes deviennent contestables, et contestées, au même titre que des institutions bancaires. Mais on peut supposer ici que l'autorité scientifique est perdue lorsqu'elle se manifeste sous les formes d'une opinion ou d'un groupe de pression.
Observons nos méthodes - et je dis "nous" même si je ne me reconnais pas dans toutes les initiatives.
Les campagnes d'affichage contre la fourrure, fomentées par l'ONG Stop la fourrure (liée je crois à la Fondation Brigitte Bardot) montrait des femmes se moquant de la souffrance des phoques et lapins dont on avait fait les manteaux - "moi aussi je suis une victime de la mode", disait l'une d'elle. De même, il y a quelques années, la Fondation Nicolas Hulot prétendait lutter contre le gaspillage énergétique en montrant une panthère morte émergeant du tambour à linge d'une machine à laver insuffisamment remplie.
Il me semble que ces propositions chocs sont contre-productives. Elles sous-entendent qu'il existerait une position d'autorité morale à laquelle devrait forcément se soumettre le citoyen soumis à ces messages. Or la pulsion de non-achat, la pulsion d'abstention, ne repose manifestement pas sur les mêmes mécanismes que ceux de la communication publicitaire orientée vers la consommation. (A suivre)
... Je reprends après une pause-rhumatologue.
Considérons les choses froidement, en prenant l'exemple de la fourrure. Si l'on adopte un discours de culpabilisation, et que ce discours amène les gens à se rebeller et donc à persister dans l'achat de fourrure, cela signifie que l'objectif prioritaire n'était pas épargner des souffrances indescriptibles à des animaux entassés et finalement zigouillés à la strychnine, au pesticide ou gaz d'échappement. L'objectif prioritaire était de culpabiliser les gens.
Le problème qui se pose est celui de la légitimité que détiendrait une partie de l'opinion et qui l'autoriserait à morigéner une autre partie de l'opinion. S'il s'agit simplement d'une question de masse critique, alors nous sortons du domaine de la morale pour entrer dans celui de la légitimité démocratique : une tendance minoritaire ne peut prétendre à convaincre la majorité, puisque nous sommes chacun ancré dans notre position. Si une campagne vise à me convertir à l'Islam parce que des millions de gens sont convaincus que c'est la voie du salut, je vais bien entendu estimer qu'il s'agit d'une démarche vaine, me concernant, et peu importe la conviction de ceux qui font campagne. Une campagne d'affichage du PS va servir à renforcer les rangs du PS, pas à faire en sorte que les membres de l'UMP vote PS. Or je ne sais s'il est raisonnable de penser que les écologistes peuvent un jour prétendre à conquérir une majorité. Les écologistes sont convaincus qu'ils ont raison : voilà le problème, et c'est la raison du rejet qui se manifeste et qui gagne des partisans à mesure que les cris d'alerte se multiplient. La faille des écologistes, c'est leur conviction, et en cela on pourrait nous comparer à des fanatiques religieux, à des gens dogmatiques, parce que nous outrepassons notre champ d'expression : ni les politiques au pouvoir, ni les médias populaires, ne reprennent nos arguments; ils sont donc, aux yeux de l'opinion, dépourvus d'autorité car hors de la légitimation démocratique. (Je viens de lire le livre de Romain Felli, Les deux âmes de l'écologie - une critique du développement durable, L'Harmattan 2008, où sous prétexte de montrer la limite technocratique du DD - préserver le système mercantile en l'aménageant - il affirme qu'il n'est d'autre voie que l'écologie politique, en faisant complètement abstraction du fait que dans un régime démocratique il ne sert à rien de proclamer qu'on détient la vérité si on n'a pas d'électeurs.)
Le lecteur notera que je suis en train de confondre plusieurs choses : la question de l'urgence environnementale, la question, morale, de l'exploitation du vivant, la position scientifique et la position civique. Pour moi ces questions sont liées mais cela ne va nullement de soi, et je comprends qu'il faille les considérer séparément.
Le piège dans lequel nombre d'environnementalistes sont tombés est celui de la responsabilité individuelle. C'est là que le bât blesse, et pour plusieurs raisons.
1) L'image véhiculée sans cesse du "petit geste pour la planète", du "ensemble, nous pouvons sauver la planète", par des comportements vertueux dans le domaine de la consommation vient se heurter à une représentation ancrée d'ascension sociale fondée sur la consommation superflue. On n'acquiert pas de prestige social parce qu'on achète ce qui est juste et nécessaire, mais en achetant ce dont on n'a pas besoin et en le montrant. Sempé et Reiser avaient autrefois dessiné une planche similaire montrant en un siècle les pauvres achetant successivement ce qui jusqu'alors était le privilège des riches : une bicyclette, une voiture, un séjour à la mer, un pavillon, etc., les riches forcés de se démarquer sans cesse des pauvres en innovant, les pauvres obligés de se mobiliser pour rattraper les riches. C'était simpliste mais mais Daniel Boorstyn (ou Boorstin?) dans The Democratic Experience avait montré les ressorts des capitalismes anglais et américain par la confrontation des modèles respectifs de Ford et de Roll's Royce. Les deux entreprises font fortune en ciblant deux objectifs très différents, l'une en privilégiant une faible population à fort pouvoir d'achat, l'autre en préférant une forte population à faible pouvoir d'achat. Les créneaux sont différents, mais dans les deux cas la logique du profit est respectée. Mais aussi et surtout, l'un ne va pas sans l'autre : c'est parce que certains roulent en Roll's que d'autres, qui pourraient rouler à bicyclette, achètent une Ford. C'est schématique mais il s'agit seulement de montrer un mécanisme.
Notre président donne l'exemple d'un citoyen pour qui la consommation a valeur de symbole : le pouvoir de consommer est un pouvoir en soi, dérivé du prestige. Notre président pense que des vacances doivent se dérouler sur un yacht pour être considérées comme de vraies vacances. Il pense que les montres Rolex ont réellement une valeur dérivée d'autre chose que l'heure qu'elles sont supposées donner. Ce qui circule donc, ce ne sont pas des produits, mais des valeurs. Un grand pas serait franchi si les échelles de valeur devenaient autre, étaient réévaluées.
Observons ce qui se passe dans le cas des produits équitables ou biologiques. L'achat de ces produits est motivé, espérons-le, par une préoccupation réelle, et en cela certainement ils répondent à une demande. Cette demande, c'est d'abord le signe que certains d'entre nous ont intégré qu'un blocage collectif pouvait être contourné par une démarche individuelle (le "petit geste" opposé au "ensemble, sauvons la planète"). Mais la logique de valeurs décrite ci-dessus, à propos des Roll's et des montres Rolex, réinvestit cette démarche alternative par la bande. Acheter bio, c'est afficher son pouvoir d'achat, et suscite donc la même rancoeur impuissante chez ceux qui vitupèrent les Roll's et les Rolex. L'image du bobo circulant à vélo est pourfendue pour deux raisons contradictoires : l'une, parce qu'il affiche sa capacité à investir dans le superflu (le bobo "n'a pas besoin" de rouler à vélo puisqu'il a les moyens de s'acheter une voiture) ; l'autre, c'est que ceux qui s'estiment socialement lésés n'aspirent absolument pas à rouler en vélo, qui serait pour eux synonyme de stagnation sociale, voire de régression. D'où les discours pourfendant le commerce équitable et les produits bios dont je donnerai quelques exemples dans une note à venir.
2) Mais il y a plus préoccupant : c'est la logique commerciale qui forcément récupère la conscience environnementale au point de la contredire. Cela explique des phénomènes aussi contradictoires que des pommes bios importées du Chili, ou des avocats bios importés d'Afrique du Sud. Le bilan carbone explose à proportion que le bilan pesticide diminue. Le produit bio acquiert donc une nouvelle valeur, qui n'est plus environnementale mais sociale, et nous retombons dans les mécanismes de type Roll's (poulet bio élevé en Antarctique par des jeunes Inuits en stage d'étude) versus Ford (Poulet aux hormones alimentés par ses propres fientes).
Le problème, donc, se situe en ceci que les valeurs environnementales ne sont pas établies. Elles viennent toujours buter contre, puis se réinsérer, dans des systèmes de valeurs que les gens maîtrisent car elles sont nées en même temps que l'ère industrielle, dans laquelle nous nous trouvons encore.
3) Enfin, en accréditant l'idée que le "geste individuel" pouvait avoir un sens, créerait un cercle vertueux d'émulation civique, nous sommes pris au piège de notre logique. Parce que les politiques en place se défaussent sur des comportements éclairés pour justifier leur inaction. Et parce que de gros ou de petits malins comme Michel et Augustin ou les produits Smoothie profitent de ceux qui par vertu investissent dans des produits écologiques ou responsables, cela en jouant sur les registres et en brouillant l'échelle des valeurs.
Personnellement, l'écologie politique me hérisse le poil. Je regardais en début de semaine un documentaire Arte sur l'agriculture mondiale, et me faisais la réflexion suivante:
Le bio-éthanol a été revendiqué et fortement soutenu par des "verts". Quand on voit le résultat, on reste rèveur... Des hectares défrichés, de l'agriculture extensive (merci Monsanto), et le cours des oléagineux qui flambe. Moralité, ceux qui ont faim n'ont plus les moyens de payer soja, mais ou blé pour se nourrir, au seul "profit" des sociétés riches qui peuvent continuer à rouler malgré les flambées régulièrement du cours du Brent.
Bon, tout le monde peut se tromper. Mais si j'entends bien l'indignation actuelle des écologistes politiques, je n'entends rien sur l'erreur d'appréciation qu'ils ont pu commettre..
Je pourrais raconter la même histoire avec les éoliennes, si tendance n'est ce pas pour produire de l'énergie ... sauf que quand le projet est à votre porte, personne n'en veut (et je comprends très bien pourquoi, il suffit de se ballader dans les Pyrénées Orientales pour comprendre), et qu'on accuse maintenant ces réacteurs sur piquet de perturber les oiseaux migrateurs (si quelqu'un a une référence sérieuse sur le sujet, je suis preneuse).
Rédigé par : Narayan | jeudi 04 déc 2008 à 12:16
Je continue avec le vélo à Paris ... les pistes cyclables sont le reflet d'un militantisme qui confine parfois au ridicule. Ma mère habite un "quartier vert". La circulation n'y a jamais été très fournie (sauf sur un grand axe ou deux). Mais dans la rue quasi déserte où elle habite, on a vu surgir une piste cyclable à contre sens de la circulation, qui a justifié la suppression totale du stationnement. Les rares cyclistes qui passent dans la rue le font dans les deux sens sans se soucier de la piste en question. Moi que les prix de l'immobilier parisien ont envoyé vivre en banlieue, et qui continue à venir voir ma mère en voiture, j'ai le sentiment d'être exclue de la cité. Restez de l'autre coté du périf hordes banlieusardes, et laissez nous pédaler tranquille.
Rédigé par : Narayan | jeudi 04 déc 2008 à 12:24
Whaouh! Tu as l'air très remontée contre les écolos. Tu as raison sur certains points, le bioéthanol par exemple. L'écolo moyen pense "chouette, on va recycler l'huile des Mc Do" tandis que les entreprises comme Abengoa pensent "chouette, on va transformer le Brésil en champ de canne à sucre". Toute pensée fusant du cerveau matinal de l'écolo de base peut potentiellement se transformer en catastrophe pour l'humanité.
Concernant les éoliennes, le problème qui se pose est celui des chauves souris, pas des oiseaux (les éoliennes créent un vide qui font exploser les poumons des chiroptères). Maintenant, qu'elles gâchent le paysage, c'est vrai et faux: vrai si on laisse faire la logique de la canne à sucre (la France devenant un champ d'éolienne) et faux si tu dénonces les éoliennes mais ne dis rien des lignes à haute tension. Elles sont autrement plus laides mais je suppose que nous nous y sommes, hélas, habitués.
Pour ce qui est du vélo je ne sais que te dire. Pourquoi ne viens-tu pas en vélo à Paris? N'as-tu pas honte de venir en voiture, en manteau de fourrure ? Te rends-tu compte que tu pollues et qu'à cause de toi la planète va s'effondrer?
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 04 déc 2008 à 12:33
;-)
Pourquoi ne viens-je pas en vélo?? déjà 35 km et pas tout en piste cyclable loin s'en faut.
Surtout, quand je viens voir ma vieille maman, c'est soit pour lui permettre de se déplacer, soit pour lui apporter des trucs (en général lourd et encombrant). Donc voiture ...
Oui, je pollue, mais pour compenser je ne mange pas de fraises en hiver ...
Pour ce qui est de mon manteau, je porte de temps en temps un animal mort ;-) (mouton) et sinon des bouteilles mortes (polaire) ...
Et pour finir, les lignes haute tension c'est pas mieux et d'ailleurs, les PO ont enfin obtenu que la nouvelle THT soit enterrée !!! Parce que déjà que le paysage n'est pas génial (avec ou sans éolienne) ajouter la THT aurait été la cerise sur le gateau.
Rédigé par : Narayan | jeudi 04 déc 2008 à 12:51
Bonsoir anthropopotame,
Billet très intéressant.
Je trouve notamment très pertinent la façon dont vous mettez le doigt sur la question du "discours sur discours" scientifique (lorsque vous écrivez : "nous sommes diminués par le fait que le discours scientifique est détourné, repris, simplifié, par des partisans du développement durable comme par les opposants. La thèse, bien attestée, d'un changement climatique majeur, est divulguée par des néophytes qui ne peuvent donc la défendre jusqu'au bout. Le poids de l'autorité scientifique est affaiblie car elle ne tient pas la place qu'elle devrait occuper, celle d'une référence.")
La question de la légitimité du discours expertal est une question qui revient souvent. Je crois d'ailleurs que la question de la légitimité en général est une question devenue très centrale, très sensible, mais également très mal définie.
De quoi parle t-on quand on parle de légitimité ? Pour un juriste, la question a quelque chose de classique.
Le terme renvoie en fait à plusieurs acceptions, qui vont toutes avoir à voir avec une certaine idée du juste et du bien fondé.
Mais le discours ambiant entretient un certain flou autour de ces acceptions, qui, parce qu'il passe relativement inapperçu, laisser dériver le discours du constat à l'interprétation du constat, puis de l'interprétation du constat à l'opinion, et de l'opinion à l'idéologie. Et ceci quasiment sans à coup.
Et si, pour distinguer les discours, on ne s'intéresse qu'à ceux qui les tiennent, sur le terrain de la légitimité, la seule (la dernière) légitimité reconnue (sinon totalement admise) par tous étant la légitimité donnée par les urnes, ce sont évidemment les derniers qui parlent qui s'imposent le plus facilement.
Cependant, la légitimité n'est pas tant la question de savoir DE QUI l'on tient le pouvoir de discourir que la question de savoir, très littéralement, DE QUEL DROIT on le détient. Autrement dit, l'autorité, le pouvoir, pour disposer du droit de gouverner tire sa légitimité (juridique) du droit qui lui dicte ce qu'il doit être.
Si je tente d'établir un parallèle avec le discours scientifique, alors je dirai que ce qui établit la légitimité de l'expert, c'est la structure de son discours, sa rigueur scientifique si vous voulez.
C'est une légitimité interne, en réalité. Mais il n'empêche qu'elle est une réelle légitimité, en ce sens d'ailleurs qu'elle permet de faire la distinction entre discours exacts (mais alors complexes et subtils) et discours trompeurs (mais qui pourront quant à eux être simples et synthétiques).
Qu'en pensez-vous ?
Rédigé par : Fantômette | vendredi 05 déc 2008 à 19:45
J'en pense, chère Fantômette, que cela mériterait un colloque réunissant juristes et universitaires. Il faut distinguer deux choses (que ma note ne distinguait peut-être pas suffisamment) : la légitimité et l'autorité. Dans le monde de la justice (nous avons déjà eu un échange là-dessus) les décisions sont acceptées par les justiciables en raison d'un certain décorum qui donne son poids aux membres de cette vénérable institution. Ils sont épaulés par la loi, mais les lois peuvent être contestées. Elles ne le sont pas parce que vous tenez ferme sur les symboles associés, vous ne siégez pas en basket, vous ne tutoyez pas vos clients, etc.
Les gouvernements, quant à eux, plient parfois sous l'opposition de la rue. Ils perdent en crédibilité, sont traités d'incompétents, etc. Les urnes ne valent que jusqu'à un certain point.
Cela, c'est la légitimité.
La parole d'autorité, telle que nous la définissons en socio et en anthropologie, est celle qui émane de la personne la mieux à même de parler. Ce peut être fallacieux, nous allons le voir. En théorie, la parole d'un aîné est davantage respectée que celle d'un enfant de 7 ans. Dans une assemblée, celui qui s'exprime avec le plus de mesure ou le plus d'à-propos a de forte chance d'être considéré comme la parole d'autorité.
L'autorité scientifique est à double tranchant: elle vaut par les résultats qu'elle affiche, si ces résultats parlent d'eux-mêmes (la planète se réchauffe, le réchauffement est anthropogénique). Les scientifiques sont également des citoyens, donc, l'affaire étant grave, ils s'engagent. Mais l'intervention de scientifiques dans le débat démocratique n'est pas habituel, aucun protocole n'encadre leur parole, ils ne forment pas un lobby car ils ne défendent pas leurs propres intérêts, mais l'intérêt général (selon l'idée qu'ils s'en font). D'où vient la controverse ? Du fait qu'on leur oppose d'abord une autre parole d'autorité, scientifique également, mais d'un tout autre domaine (ex: Claude Allègre, géophysicien à la retraite). L'exemple d'Allègre est intéressant: il n'est pas associé aux recherches, ne mène pas de recherche dans ce domaine, mais se prévaut de l'autorité que lui valent ses travaux dans son domaine propre, qui n'ont rien à voir avec la choucroute. C'est ainsi que nombre d'opposants à la thèse du réchauffement sont des stratigraphes, des médecins, mais pas des climatologues. Or, dans un régime démocratique, il n'est pas possible de les faire taire. Ils s'expriment, tout en hurlant au complot, à la conjuration du silence, etc. Une étude récente montrait que ces opposants avaient un profil type: ils ont connu leur heure de gloire il y a vingt ou trente ans, vivent mal la solitude de la retraite, mais n'ont plus accès aux outils et aux labos, donc ne font plus de recherche, ne publient plus, mais ils sont écoutés car leurs cicatrices de chercheurs vaut passe-droit, et ils peuvent exister dans le débat en adoptant la figure d'opposant.
Tout cela, bien entendu, n'est rendu possible que parce que les scientifiques ont investi le débat public sans gardes-fous, ce qui les a soudain rendus vulnérables. "Comment faire entrer les sciences en démocraties"? se demandait Latour dans Politiques de la Nature - c'est-à-dire, sans tomber dans la dictature scientifique?
Je discerne un moyen de s'en sortir, qui répondrait au point que vous soulevez (non plus 'de qui' mais 'de quel droit'?) : faire des Académies (des Sciences, des Sciences morales...) non plus des galeries de paléontologie mais un lieu d'interface entre l'état de la science et les gouvernements, un peu comme le conseil économique et social, la cour des comptes ou le conseil constitutionnel. Ainsi le discours serait cadré.
On pourra m'opposer que ce serait, d'une certaine manière, confisquer le débat, qui mérite d'être rendu public. Ma foi, je ne saurais que répondre. Et vous ?
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 05 déc 2008 à 20:28
Je ne suis pas certaine d'avoir la réponse.
Ces questions se posent régulièrement, et, s'il n'est pas de réponse aisée, du moins le débat, me semble t-il, s'est récemment renouvelé. Plus exactement, nous disposons de nouvelles pistes de reflexions juridiques, peu explorées, mais qui soulèveront probablement de passionnants débats.
Pensez par exemple au fameux Grenelle de l'environnement.
La nouveauté, en l'occurence, a consisté dans le fait que les autorités ont pu faire se réunir, autour de la thématique de l'environnement, les grands acteurs de la vie civile : les entreprises, les syndicats, les collectivités locales, les ONG et le monde associatif. Non seulement tout ce petit monde-là, aux intérêts divergents, a pu se réunir et discuter, mais qui plus est, ils sont parvenus ensemble à un certain nombre de consensus.
L'idée initiale est que l'ensemble des propositions sur lesquelles ces acteurs se sont mis d'accord devrait faire l'objet d'une loi.
A cet égard, une intéressante problématique juridique peut être soulevée, qui n'est pas entièrement théorique.
Seul le législateur a la possibilité de faire de ce consensus une norme.
Pour autant, je crois qu'il pourrait y avoir une petite crise si la loi adoptée à ce titre ne reprenait exactement les termes du consensus sur lequel les parties prenantes se sont entendues.
Une crise qui reflèterait, en réalité, un conflit de légitimité : la légitimité du Parlement, et la légitimité "des sachants" (pour utiliser un terme juridique, qui désigne, au sens large, des experts qu'un tribunal pourra vouloir entendre sur tel ou tel point technique).
La différence étant ici, qui plus est, que les sachants en question sont en plus parvenus à un accord. (En fait, j'ai une sorte de curiosité scientifique qui me pousse presque à souhaiter voir le Parlement modifier sensiblement les termes du Grenelle pour voir ce qui va se passer, si nous ferons face à une crise qui sera d'ordre politique ou institutionnelle.)
Lorsque j'aurais ajouté que la Charte de l'environnement de 2004 (aujourd'hui adossée à la Constitution, la plus haute valeur normative de notre droit positif), précisément sur ce terrain, prévoit en son article 7 :
"Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, ... de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement"
vous constaterez qui plus est que désormais "toute personne" peut exciper d'un droit constitutionnel à être associée aux débats environnementaux.
Il n'y a pas un énorme saut théorique à faire pour en déduire que toute personne a, par définition, une certaine "légitimité" à faire entendre sa voix dans ce débat.
Bref, la question de la légitimité est une question aujourd'hui en mouvement, et dans le cadre de laquelle, me semble t-il, mais je m'exprime modestement, les lignes sont en train de shifter légèrement.
On se dirige petit à petit vers l'idée qu'il existe une légitimité des sachants. Les experts, les scientifiques, en font évidemment partie. Je ne pense pas que la solution soit d'institutionnaliser le discours en institutionnalisant le "corps des scientifiques". Cette idée aurait pu être bonne il y a quelques dizaines d'années, mais l'évolution récente des termes de la problématique me font penser que ce n'est plus le cas.
Je me demande si la clé ne se trouve pas dans la forme du discours, plutôt que dans la question de savoir qui le tient.
Ça aussi, c'est une idée de juriste (j'ai surtout des idées de juriste) : la vérité peut naître de la confrontation des idées entre elles. Du moins, sinon la vérité avec un grand V, la vérité "utile", celle qui pourra nous servir de base de raisonnement, comme de base d'action.
Et donc, la légitimité d'un discours pourrait naître, non pas de la légitimité des personnes qui le tiennent, mais de la façon dont elles le tiennent et l'élaborent.
(Enfin, je ne fais que jeter des éléments de réflexions au débat, hein, je ne suis pas spécialiste de ces questions.)
Rédigé par : Fantômette | dimanche 07 déc 2008 à 20:19
"la légitimité d'un discours naissant de la façon dont il s'élabore". On s'achemine vers cela, en effet. C'était le principe posé par Latour, d'un Parlement réunissant en permanence toutes les parties prenantes, un Parlement had hoc, dont les composantes varieraient selon les questions à traiter.
Mais concernant l'environnement, je vous ferais observer une chose étrange : "Toute personne a le droit de participer à l'élaboration des politiques publiques concernant l'environnement..." Ce qui m'inquiète ici, c'est le régime de l'ultra démocratie. Le lecteur moyen du Chasseur Français (cf ma note "sans commentaires" du 30/11) vaudra la voix d'un scientifique appelant à déclasser les "nuisibles". Il y a plus d'un million de chasseurs en France. S'ils participent aux débats à titre individuel, ils comptent pour un million de voix. Si l'on pondère en fonction du nombre d'individus que représenterait leur délégation, ils vaudront, par exemple, 25% des votants, le reste étant pondéré par les ONG, les environnementalistes, mais aussi les constructeurs d'autoroute, etc.
C'est un risque à courir, me direz-vous. Mais ce qui m'étonne, c'est que cette ouverture béante du débat, au risque de la paralysie, des décisions éternellement différées par des demandes de rapports complémentaires, s'applique précisément à l'environnement. Pourquoi ne pas élargir cette intervention civique au domaine militaire? A la Justice? Pourquoi chaque citoyen ne pourrait-il être écouté s'agissant de notre stratégie de dissuasion nucléaire, ou autre?...
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 07 déc 2008 à 20:44
Je n'ai pas véritablement de réponse à cette question. Il y a eu un choix politique, évidemment. On peut tenter de trouver une ébauche de réponse précisément dans le préambule de la Charte (lien ci-dessous) :
http://www.legifrance.gouv.fr/html/constitution/const03.htm
Si, "l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel", sans doute peut-on comprendre que l'environnement soit un domaine dans lequel il est facile d'imaginer que nous avons tous une légitimité à intervenir. La question est de savoir si cela peut marcher ou pas.
Historiquement, à ma connaissance, la démocratie directe n'a jamais démontré qu'elle pouvait fonctionner correctement, à quelques rares exceptions près, dès lors que l'on était trop nombreux, ou que les questions posées étaient trop complexes. C'est bien pour ça qu'on a créé des Parlements.
Mais vous aurez noté que la Charte n'a prudemment accordé à tout un chacun qu'un droit à "participer à l'élaboration" des décisions, ce qui ne saurait être confondu avec un droit à voir sa propre opinion triompher, ou même prise en compte, à vrai dire.
A mon avis (mais encore une fois, je ne suis pas spécialiste de ces questions), nous nous dirigerons, au moins dans un premier temps, vers une appréciation qui sera relativement formelle du respect de ce droit : les citoyens devront avoir été informés de la possibilité d'une prise de décision, de leur possibilité d'y participer, et l'instance décisionnelle devra avoir effectivement des modalités de participation.
Je ne crois pas que cela suffise à bloquer le processus décisionnel, quoique cela soit de nature à en ralentir l'élaboration.
Ceci dit, la constitutionnalisation de ce droit est trop récente pour qu'on se fasse une idée précise de ses effets.
Rédigé par : Fantômette | dimanche 07 déc 2008 à 21:30
Nous verrons, certes. Mais la consultation populaire aboutit souvent au NIMBY: donc les autoroutes passeront forcément par les zones faiblement peuplées en humain, et les grands prédateurs passeront à la trappe dans le monde entier. Cf ce qui s'est passé avec l'ours dont la réintroduction a été confiée à un Institut du Haut Béarn constitué par des opposants à sa réintroduction.
Pour que vous compreniez exactement le type de problématique que j'affronte au Brésil (superposition parc nationaux / terres indigènes et où réserves allouées à des populations traditionnelles), et qui vous permettra, en tant que juriste, de mesurer la complexité d'implanter des politiques de protection alors même que ceux qui de facto les rendront viables ou non sont les populations locales, je vous renvoie à un article de Benhammou et Mermet, publié dans Ecologie & Politique 2005: "prolonger l'inaction gouvernementale"... J'en parle dans ma note du 22 février : http://anthropopotamie.typepad.fr/anthropopotame/2008/02/principe-dincer.html
Rédigé par : anthropopotame | lundi 08 déc 2008 à 06:30