Un peu de tango pour changer.
Imaginez une salle un peu paumée, quelque part sur le Bd de Bonne Nouvelle, une impasse dissimulée par des bâches, les trottoirs humides, les lumières grésillantes. Franchir une petite porte et se trouver dans une vaste salle au plafond bas, au sol de béton irrégulier, éclairée au néon, mais là une foule d'humains tenant des verres de vin chaud et des cigarettes, une piste dans le lointain au sol rabiboché, et ma foi, pour un tanguero comme moi, l'impression de se retrouver dans une pâtisserie devant tant de jolies filles dont on croise les regard à mesure que l'on se fraye un chemin.
Toute la faune des quais se retrouvait là - elle n'avait pas disparu! Comme le pic à bec d'ivoire et le loup de Tasmanie, probablement survivant dans quelque sanctuaire, voilà que je retrouvais ces danseuses qui ont enchanté mon été - le nez rougi par le froid, certes, les épaules couvertes, équipées de bottes et doudounes, c'est vrai, mais que dire sinon que les hermines elles aussi changent de pelage l'hiver venu.
Bien sûr, je n'avais d'yeux que pour M. la jolie. Prudente, méthodique, ôtant successivement ses gants, bonnet, écharpe, poncho, manteau, gilet, pull de coton, bottines, chaussettes, pour enfiler enfin ses minuscules souliers de tanguera et s'abandonner à mes bras, épuisée par son week-end, m'approvisionnant en mouchoirs, cependant que des débutants bien intentionnés dansaient à contre-sens, faisant voler leurs talons, enchaînant les reprises à grands pas en arrière.
De toute la soirée je n'ai blessé qu'une femme - me retournant désolé, je la vois se frotter la cheville, arborant l'expression d'une Ste Blandine déchiquetée par un taureau, nez froncé, attitude si extrême qu'elle me retire toute envie de présenter mes excuses. A terme, sans doute faudra-t-il que nous glissions dans nos poches une feuille de constat, à renvoyer aux assurances, décrivant précisément les circonstances du drame et sa localisation. M. la jolie (appelons-la Petite Abeille) elle-même paya de sa personne, en dépit de ma conduite prudente. Cauteleux dans le 8 avant, tous les sens en éveil pour le 8 arrière, activant ma perception extrasensorielle avant toute tentative de gancho - et malgré cela, des chaussures vertes aiguisées pénétrèrent le tendre mollet de mon amie (en dépit, oui, de la protection d'un pantalon moulant doublé de mi-bas).
Une excellente danseuse repérée l'année dernière (les excellentes danseuses sont généralement issues de corps de ballet qui viennent s'encanailler auprès de nous autres apaches) m'a échappé toute la soirée. J'ai fini par me contenter de la jeune femme qui l'accompagnait, ma foi très jolie, mais le pied nerveux (toujours prête à entamer une figure compliquée, mais pour le cavalier l'équivalent de friture sur la ligne). Et - c'est la tradition - une jolie débutante vraiment débutante aux yeux bleus chavirants qui m'expliqua son trouble face au principe de l'ocho adelante - facile, lui dis-je, c'est équivalent à 16 divisé par deux. Petit tango et adieu.
Ma petite M. épuisée demandait grâce. Nous sommes partis vers minuit après le rhabillage minutieux. Comme si la piste se déployait dorénavant sous nos roues, le vélo de M. tanguait encore, faisait des embardées, on ne discernait d'elle que la pointe d'un nez rose émergeant du bonnet, et des mèches blondes incrustées dans l'écharpe. Tremblotement d'un phare sur la chaussée humide. Quel joli tableau ! Rentré tout juste mon téléphone vibre: M. m'annonce qu'elle est bien arrivée - "Enfin sous la couette !" dit-elle. Je m'endors heureux, songeant au mignon métabolisme se reconstituant peu à peu, bien au chaud, à quelques minutes de mon terrier.
Voilà qui est bien écrit.
Et est-ce que la femme blessée a fini comme Blandine: Ayant survécu au taureau tanguéro, sainte Blandine fut achevée par le glaive...
Je me demande s'il y a un tableau (italien au hasard) qui nous montre un tel spectacle ?
Rédigé par : eve | mercredi 03 déc 2008 à 18:55
Italien, je l'ignore. Andalou-argentin, sûrement:-)
Tu sais combien je suis insensible aux doléances de mes cavalières.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 03 déc 2008 à 22:26