De tous les romans de Beckett, mon préféré est Watt. J'ai presqu'une histoire d'amour avec ce livre. Il y a douze ans de cela, je vivais avec Chiara, elle faisait un DEA sur Beckett, et tout particulièrement sur Watt. Comme c'était la première fois qu'elle devait écrire en français, j'avais lu et relu son travail, nous en discutions souvent, et même si j'étais tranchant et sûr de moi à l'époque je dois avouer que j'ai énormément appris. Je veux dire par là que ma suffisance ne suffisait pas à se muer en obstacle, à devenir obtuse. Et il y avait ce livre qui formait un lien fort entre nous, un univers de références communes, et ce personnage étrange de Watt où Chiara devait se reconnaître pour l'aimer à ce point. Plus tard, Chiara a publié un livre sur Beckett (La Bataille du Soliloque) où elle développait la notion "d'entre-deux". Etre entre-deux langues, entre-deux pays, ce qui lui convenait parfaitement, et à moi aussi. Nous n'avions pas d'argent, on se gelait en hiver - pour plus de détail, cf Puccini.
Il y a plusieurs extraits de Watt que je relis toujours avec plaisir. Je ne sais si Beckett avait tant d'estime pour ce roman. Il n'était pour lui qu'un balbutiement, son chemin était tracé et Watt ouvrait simplement la voie. Ecrit je crois en 1948, c'est son dernier roman en anglais. Ce livre est donc en situation d'entre-deux : l'accomplissement viendra avec la Trilogie (Molloy, Malone meurt et L'Innommable) alors que Watt, le mal-aimé, végète à l'intérieur des pages de ce livre, prisonnier de la maison de M. Knott. Ce n'est qu'à la fin des années 60 que Beckett envisage de traduire Watt en français, traduction menée ou accompagnée par Ludovic Janvier, si je ne m'abuse.
Qu'avait-il appris ? Rien.
Que savait-il de Monsieur Knott ? Rien.
De son désir de s'améliorer, de son désir d'apprendre, de son désir de guérir, que restait-il ? Rien.
Mais n'était-ce pas là quelque chose ?
Il se voyait comme il avait été alors, si petit, si pauvre. Et maintenant ? Plus petit, plus pauvre. N'était-ce pas là quelque chose ?
Si malade, si seul.
Et maintenant ?
Plus malade, plus seul.
N'était-ce pas là quelque chose ?
Comme le comparatif est quelque chose. Qu'il soit plus que le positif ou moins. Qu'il soit moins que son superlatif ou plus.
Rouge, plus bleu, le plus jaune, ce vieux rêve était achevé, à demi achevé, achevé. Encore.
Un peu avant l'aube.
Mais enfin il se réveilla pour trouver, s'étant levé, étant descendu, Erskine parti et, descendu un peu plus, un étranger dans la cuisine.
Il ne savait pas quand c'était. C'était quand l'if était vert sombre, presque noir. C'était un matin blanc et mou et la terre semblait parée pour la tombe. C'était au son des cloches, cloches de temple, cloches d'église. C'était un matin où le garçon laitier arriva en chantant, faux à la porte son chant aigu, et en chantant repartit, ayant mesuré le lait de son bidon, dans le pot, royalement, comme à son accoutumée.
Dans ce déplacement, dans cette situation de "l'entre-deux", ne sont-ils pas les êtres les plus authentiquement humains (de cette humanité contemporaine)?
Rédigé par : Silvère | dimanche 07 déc 2008 à 18:50
Cher ami, j'ignore ce que "humain" veut dire.
Rédigé par : anthropopotame | dimanche 07 déc 2008 à 20:13
N'est-il pas dans cette conscience d'un 'What'?
Rédigé par : Silvère | dimanche 07 déc 2008 à 21:17
Hmmm, ce Watt qui voit défiler des gens sans savoir ce qu'ils font là, répond à des coups de sonnettes, assiste à des scènes qu'il ne comprend pas, et finalement ne trouve plus de mots pour rien décrire, ou décrire "rien", n'est-ce pas assez précisément ce que doit éprouver quotidiennement un chien?
Je vous renvoie pour les prémisses de ce questionnement aux "Recherches d'un chien" de Kafka.
Rédigé par : anthropopotame | lundi 08 déc 2008 à 06:23
Dans l'extrême dénuement d'un 'What?'? Dans un 'what?' fondamental en quelque sorte? Le reste est fiction
Rédigé par : Silvère | lundi 08 déc 2008 à 19:35
Moi mon préféré c'est L'Innommable !
Rédigé par : Cécile | mardi 09 déc 2008 à 12:49
L'Innommable est comme un oeil posé sur un socle, immuable. L'oeil ne se déplace pas. Il pivote, voit passer des ombres - et voit même passer Watt.
Watt, c'est Beckett avant Beckett - Beckett qui ne sait pas bien où il va, bloqué dans le Sud de la France. Pourquoi ? Durant la même période, Cioran apprend le français en traduisant Mallarmé en roumain, dans un grenier.
Tous deux pensaient qu'il existait quelque chose dans la langue française qu'aucune autre langue ne pouvait exprimer. Je pense qu'ils avaient tort, mais cette erreur nous rend bien service lorsqu'il s'agit de parler de "littérature française".
Rédigé par : Anthropopotame | mardi 09 déc 2008 à 13:20
J'ai toujours associé L'Innommable à une voix et je suis heureusement surprise par cette nouvelle piste d'un "oeil posé sur un socle".
Rédigé par : Cécile | mercredi 10 déc 2008 à 15:30