Voilà dix ans peu ou prou que je le fréquente, ce petit hôtel sans prétention, où séjournaient d'antan les représentants de commerce, les commis voyageurs, cheveux lissés sur front brillant. Je les croisais, dans la salle à manger, beurrant une tartine et lisant le Nouvelle République, reconnaissables à leurs complets inélégants, le complet de service vraiment, et les chaussures usées non cirées depuis longtemps.
L'ensemble était feutré, des rideaux décatis formant obstacle entre la rue et nous, et la vieille moquette dans les chambre, tout étant étouffé, les pas, les coeurs, les voix.
Le temps a passé, et comme au jeu de domino les représentants de commerce ont dû aller ailleurs. L'hôtel est désormais hanté par nous autres, universitaires. Un léger ajustement de tarif, une baisse générale du pouvoir d'achat, et voilà le vieux Monsieur si aimable qui tient lieu de patron confronté à notre clientèle exigeante, ironique, amère parfois.
Il tient bon, vent debout. C'est toujours un plaisir de le revoir, d'échanger quelques mots. "Ah Monsieur Anthropopotame, les temps sont durs mais il faut tenir bon." Il écorche au passage tantôt les ouvriers, tantôt les patrons. Sur lui-même, pas un mot ne s'échappe. Plutôt heureux de nous voir revenir, je l'entends souvent prononcer les mots "convenable", "qui convient", "comme il faut". Il m'indique un supermarché "comme il faut". Il est (le supermarché en question) "tenu par des jeunes gens sérieux". Il est "propre". "Bien fréquenté". Il aurait eu "mauvaise conscience à m'en indiquer un autre de (sa) connaissance."
C'est une France provinciale qui existe encore. Des gens qui ne parlent pas de rapport qualité-prix, ni de "serré sur les tarifs", ni de "super sympa". On parle de sérieux, d'honnêteté, de propreté.
Et ma foi oui, les chambres sont impeccables. Tout est là, bien rangé dans l'armoire, les couvertures, les oreillers à plume. Je dors comme un sonneur - pardonnez le raccourci. Un petit croissant au café noir bien corsé, le gentil Monsieur m'apporte la Nouvelle République déployée. Viols, arnaques, hold up au tabac du coin de la rue. Association de Country, inondations à Foisille sur Sorgette, on fête une centenaire au foyer des Papillons Dorés.
Cet hôtel, que je fréquente pour raisons professionnelles, me dépayse. Que le lecteur me comprenne : je m'y sens moins à ma place que pendu dans mon hamac au fin fond de l'Amapa. Tout ici est exotique pour moi, la manière dont le Monsieur s'exprime, les murs tapissés de marron, les illustrations, les cartes de la région. C'est un pays que je ne connais pas. Comme si je dévalais les strates géologiques jusqu'au gisement de schiste et de granit où repose la France des années 50. A mesure que je monte les escaliers qui mènent à ma chambre, ma vue se brouille, passe en noir et blanc. Je sens clairement, entre le palier de la réception et celui du deuxième étage, que l'on a gommé un pan entier de l'existence des hommes, juste avant, disons, que ne soit inventé le rock n' roll.
La France du travail et de l'effort, la France marron-vert des rideaux de dentelles et des grandes horloges. La fusée Apollo n'avait pas encore, en vibrant, décroché tout cela des murs. Cela est donc possible, des survivances, comme le coelacanthe de l'Océan Indien cette France d'avant De Gaulle survit encore dans une impasse de Neverland, sous l'enseigne de l'Hôtel Foch.
Je crois que le temps est réellement une épaisseur supplémentaire de l'espace. Avez-vous déjà fait cette expérience de voir quelque chose que vous aimiez enfant, de la voir telle qu'elle est vraiment, mais de la distinguer encore, comme enfouie sous les ans, telle vous la voyiez alors ?
Rédigé par : Fantômette | mercredi 10 déc 2008 à 21:59
Je fais l'expérience très régulièrement avec une vieille tante qui m'a en partie élevé : elle est incapable de voir que je n'ai plus quatorze ans, et je ne me suis toujours pas rendu compte qu'elle en avait 70. Cela donne lieu à des disputes homériques qui finissent par des larmes et des demandes de pardon.
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 10 déc 2008 à 22:16
Et j'en fais l'expérience régulière lorsque je passe près d'un bureau de tabac/bazar/papeterie, non loin de chez moi, devant lequel j'avais également l'occasion de passer lorsque j'étais petite.
Je raffolais de cet endroit. Il vendait des coupes-papiers que je prenais pour des poignards, des boites à musique qui s'ouvraient avec une petite ballerine en plastique qui tourne et lève les bras, des presses-papiers en forme de globes terrestres, et tout un bric-à-brac de boites à cigares, d'épais stylos feutres et de figurines en porcelaine.
Je trouvais tout cela fabuleusement chic et raffiné.
Je ne m'y achèterai jamais rien, au grand jamais, parce que tout y est réellement hideux, mais à chaque fois que je passe devant la vitrine, je marque un temps, j'ai à nouveau 10 ans, et tout y redevient magnifique.
Rédigé par : Fantômette | mercredi 10 déc 2008 à 23:35
Laissez-moi deviner la suite : c'est l'époque à laquelle vous lisiez, comme moi, Fantômette. Eprise de justice depuis votre plus jeune âge, vous avez aujourd'hui la satisfaction d'accomplir une tâche noble tout en demeurant fidèle à vos impressions de jeunesse.
De mon côté, je me demande: que me serait-il arrivé si mes parents avaient mis entre mes doigts potelés, plutôt que des figurines représentant des lions et des lamas, et quelques livres portant sur "la vie privée des Animaux", d'autres objets comme des revolvers en plastique, des Big Jim et de petits hélicoptères...
Rédigé par : Anthropopotame | jeudi 11 déc 2008 à 09:59
C'était l'époque où je lisais Fantômette, eh oui. J'étais pourtant sûrement moins éprise de justice que de paix et de tranquillité, j'ai toujours eu horreur des conflits. Je passais mes récréations à les résoudre, avec une relative efficacité. On me prédisait à l'époque une carrière au Quai d'Orsay.
Vous ne vous souvenez pas, mais je suis bien certaine que vous avez eu entre les mains des revolvers en plastique, des big jim et de petits hélicoptères. Mais vous ne vous y intéressiez pas. Vous avez fait un choix.
Rédigé par : Fantômette | jeudi 11 déc 2008 à 23:56
En l'occurrence, je me mords les doigts. Fantômette, nous nous sommes connus à l'occasion de la révolte des magistrats, éclairez-moi : pourquoi la grogne des universitaires tourne-t-elle toujours en eau de boudin ? Pourquoi sommes-nous à la fois bardés de diplômes et bêtas ?
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 12 déc 2008 à 00:32
C'est votre processus de sélection qui pose problème (je vous préviens que je connais l'université surtout au travers des facultés de droit, et je n'ignore pas que - pardonnez-moi - dinosaure parmi les dinosaures, celle-ci se distingue de ses soeurs par beaucoup de particularismes. De sorte que je me gourre peut-être sur mon analyse).
Les universitaires sont sélectionnés tout d'abord parmi :
1- des étudiants contents d'étudier. Ils aiment les matières qu'ils étudient, admirent au moins certains de leurs professeurs, se passionnent pour tel ou tel sujet, c'est comme ça qu'ils se lancent dans un master 2 de recherche, dans le but d'obtenir le sésame : l'allocation de recherche. Ils sont, presque par définition, plutôt conformistes et orthodoxes. Ils veulent rentrer dans une institution qu'ils admirent déjà.
2- On sélectionne ensuite des docteurs. Ceux qui arrivent à maintenir une mono-manie qui serait préoccupante dans presque n'importe quel autre contexte ("les chevaliers-paysans de l'an mil au lac de Paladru", vous vous souvenez sûrement du film), centrée sur le sujet de thèse, pendant 5 ans, parfois plus (rarement moins). Le but est de prouver que l'on peut travailler, très longtemps, très seul, avec ce qu'il faut de parano lié au fait qu'une fois qu'on a le bon sujet et la bonne problématique, on a envie de tout sauf de s'appercevoir que quelqu'un d'autre va publier la même chose 6 mois avant la soutenance.
Parmi les premiers (orthodoxes et conformistes), vous sélectionnez donc des individualistes, qui vont en outre développer le sentiment d'être en compétition serrée avec leurs pairs : en compétetion pour l'allocation de recherche, pour le monitorat, pour l'ATERat, mais aussi pour le sujet, le directeur de thèse, etc.
En même temps, pour qu'ils puissent manger à leur faim, vous rendez pratiquement obligatoire de donner un enseignement qui sera par définition perçu comme occasionnant une perte de temps par rapport à la nécessité n°1 qui est : finir la thèse dans les meilleurs temps et conditions possibles.
Les survivors finissent par soutenir leur thèse. Mais ils n'ont pas gagné grand chose pour autant, et je crois psychologiquement quasiment explosif d'avoir contraint de jeunes esprits à 5 années de soliloque studieux pour ensuite découvrir toute une série de nouvelles épreuves, lors desquelles ils devront continuellement prouver qu'ils sont dignes de faire ce qu'ils font déjà. Le conseil national universitaire devra valider la thèse, sans cela, pas de maitrise de conférence. Les commissions de spécialistes devront valider l'appréciation du CNU, sans cela, pas de poste. La commission d'habilitation à diriger des recherches devra valider tout le travail effectué pour confirmer qu'on pourra continuer de l'effectuer. Et puis l'agreg, et puis, et puis... les bourses, les appels d'offres etc.
Bref, après avoir sélectionné des individualistes mono-maniaques conformistes et méfiants, on leur demande tantôt de travailler ensemble pour faire tourner leur faculté, tantôt d'entrer en compétetion pour obtenir des marchés.
Et vous me demandez pourquoi vous êtes bardés de diplômes et bêtas ? Mais, cher anthropopotame, précisément parce que vous êtes à la fois, bardés de diplômes et bêtas.
:-)
Oui, c'est ma théorie, mais vous verrez, j'ai des théories sur presque tout.
Rédigé par : Fantômette | vendredi 12 déc 2008 à 14:28
Etre heureux - à l'enseigne de l'Hôtel Foch
S'il est vrai comme on l'entend dire parfois que parmi nous sont ceux qui restent et ceux qui partent, le petit patron de l'Hôtel Foch fait partie des premiers. Il a les pieds et l'âme aussi fermement plantés que possible dans le sol fertile de Neverland.
Sans doute petit patron sait-il, avant même d'ouvrir les yeux, à la simple qualité de la lumière qui traverse à peine ses volets clos le temps qu'il fait, aussi bien que celui qu'il va faire. Il peut décrire les yeux fermés sa ville, sa rue, ses murs. Sans passion ni transport, mais avec une grande qualité de précision. Et s'il regrette parfois, dit-il, la saison d'avant, l'année d'avant, le temps passé, époque plus ou moins fictive, lieu plus ou moins lointain, dont sa nature méfiante et inquiète peut faire son réfuge, vous le savez, et lui-même le réalise parfois, qu'il en ira de même la saison prochaine, l'année prochaine et dans l'avenir, de sorte qu'il demeure déjà là où il souhaite par-dessus tout demeurer.
Il aime se lever tôt, être le premier debout, et descendre à l'accueil, rasé de près, assuré, conscient d'accomplir son devoir, et saluer ses rares clients avec une amabilité austère.
Il passe parfois la main sur le comptoir de l'accueil, et bizarrement, n'est pas moins satisfait de le sentir propre et lisse sous ses doigts que d'y déceler la présence de quelques grains de poussière, qu'il s'empressera d'essuyer d'un coup de chiffon, ou - si personne ne peut le voir - d'un revers de la manche.
Cet homme est-il soucieux ?
Oh, un peu, certes. Il a le souci inébranlable et pointilleux. Saurait-il les inquiétudes qui vous traversent parfois - le savez-vous ? - qu'il s'en ferait peut-être pour vous. Ses inquiétudes prennent des formes moins soudaines que les vôtres. Elles ont l'aspect d'une nappe d'eau souterraine, aux débords et aux assèchements lents et imprévisibles. Mais c'est son bonheur, ferme, solide, et stable, que l'inquiétude irrigue parfois, sans réussir à le dissimuler.
Car il est de ceux qui restent, et il reste là, attaché à sa réception comme la lune à son clocher, fidèle, indéfectible.
Pour être tout à fait juste, pourtant, il faut se rappeler quelque chose sur cet homme si prévisible. Car s'il est de ceux qui restent, il a choisi de rester auprès de ceux qui partent, repartent encore, et ne cessent de repartir.
Oh, bien entendu, à l'Hôtel Foch, on ne croise guère de très grands voyageurs, voyageurs exotiques ou mystérieux étrangers. Quelques représentants de commerce, quelques universitaires, quelques égarés.
Vous sentez-vous exotique, anthropopotame ? Mystérieux ? Intrigant ? Vous secouez la tête, et me répondez non, probablement - je vous devine, derrière votre écran :-).
Petit patron vous voit ainsi, pourtant, probablement. Un étranger, étrange et familier.
C'est Milan Kundera, qui écrivait à propos du roman, qu'il était "cet espace imaginaire, où nul ne détient la vérité, et où tout le monde a le droit d'être compris".
L'Hôtel Foch est un roman.
Rédigé par : Fantômette | lundi 16 fév 2009 à 19:43
Vous décrivez ce petit patron trait pour trait! C'est même ainsi qu'il se désigne - "nous, petits patrons d'hôtels..." qui n'est pas un nous de majesté - et c'est ainsi qu'il se comporte. La grève l'affecte durement, mais il m'a souhaité de me reposer ("Voyons, vous n'êtes pas rasé, vous avez de petits yeux, il faut vous reposer!"). Heureux, peut-être, mais vous m'aviez déjà fait remarquer que la question sans doute ne se posait pas en ces termes. En tous cas, si je pars en vacances, je vous laisse les clés du blog!
Rédigé par : anthropopotame | mardi 17 fév 2009 à 09:05