J'ai vécu une scène fort étrange hier, dont je ne sais que penser. En me réveillant ce matin, je me suis rappelé que j'avais vécu une scène similaire quand j'avais vingt ans.
C'était en 1989, j'étais étudiant Erasmus au Portugal, dans la ville d'Evora. Ma vie à l'époque était une tempête sentimentale permanente, je croyais ne pouvoir écrire qu'en état de tension. Comme tout étudiant qui se respecte, je passais mes nuits dans les bars, ne pensant qu'aux femmes et tout ce qui s'ensuit.
A peine arrivé je tombai amoureux d'une fille nommée Paola. Je crois bien avoir produit un certain nombre de poèmes à son sujet. Mais elle était réticente, et j'appris bientôt qu'une mystérieuse jeune femme nommée Lucinda était amoureuse de moi. Sa vie était malheureuse: ses parents la cloîtraient et lui interdisaient de fréquenter des hommes. Elle devait épouser, sans doute, quelqu'un de son village.
J'écrivis donc à mes professeurs, à Paris, que je comptais épouser Lucinda et faire ma vie au Portugal. Ses amis m'aimaient beaucoup (cela a changé depuis, les amis de mes amies généralement me détestent) et nous ménagèrent une rencontre. J'entraînais Lucinda dans l'église de São Francisco, et lui posait cette question : "Un homme apprend qu'une femme s'est éprise de lui; elle ne peut sortir de chez elle; l'homme doit-il se croiser les bras ou lutter pour cet amour?" Elle blanchit, verdit, rougit, courut vers la sortie où je la rattrapai. Longs palabres dans les rues d'Evora, sous la pluie, premier baiser enfin, et je la relâchai car elle devait aller en cours.
On raconte qu'une fois entrée dans la salle, ses camarades se levèrent et l'applaudirent. Puis je ne la vis plus de quinze jours: ses parents, mis au fait, lui avaient interdit de me voir. J'exposai la situation à mes professeurs qui me demandaient quelles notes j'avais obtenues en telle et telle matière. Evidemment nos rapports étaient décalés: "Combien de points avez-vous obtenu en stylistique?" "Je l'aime, je veux l'épouser".
Un jour, fou d'angoisse - et dans ces conditions mes seuls dérivatifs étaient de sortir, boire, et séduire d'autres femmes, ce qui n'est pas très cohérent vu de l'extérieur, je le sais - je décidai de me rendre chez Lucinda et d'affronter ses parents. Elle vivait en dehors de la ville, dans un quartier joli, de petites maisons en pierre flanquées de jardinets. Dans mon souvenir, les amandiers étaient en fleur mais ce n'est guère possible car c'était le mois de janvier. Et il s'agissait plus probablement de pommiers, d'ailleurs.
Je frappai à la porte, sa mère m'ouvrit; je n'eus pas le temps de me présenter : "Je sais qui vous êtes, Monsieur, et sachez que vous n'êtes pas le bienvenu ici". Lucinda descendait l'escalier, elle poussa un cri. "Va chercher ton père" cria la mère à sa fille stupéfaite. J'entendis les pas lourds du père venant du fond de la maison. M'apercevant, il dit "Je vais chercher mon fusil".
J'aurais été déçu qu'il en fût autrement. Je demandai à parler. Les parents, en clair, me reprochaient de papillonner. Avec mon accent brésilien, ils me prenaient pour un galant de novela n'ayant d'autre objectif que de séduire puis abandonner leur fille. Je leur expliquai que ce n'était pas le cas, j'avais des références, j'étais un étudiant sérieux, promis à un bel avenir. Le bonheur de leur fille ne valait-il pas qu'on prît des risques. Que serait-il advenu du Portugal si Vasco de Gama avait été timoré ? Ils se radoucirent. Je crois même qu'ils me saluèrent, me serrant les paluches.
Lucinda m'annonça que j'avais été merveilleux, dans un billet par lequel elle me fixait rendez-vous. Puis de bonnes âmes décrivirent à ses oreilles épouvantées ma vie de luxure. Et j'eus beau lui expliquer que mon trop-plein de sentiments ne pouvait se satisfaire de semaines d'attente, sans aucun dérivatif, elle ne voulut pas me croire. Dégoûté de tout, je rentrai en France au mois de mars. Plusieurs années de suite je retournai à Evora, espérant la revoir. Je gagnai, à Paris III, la réputation d'être un chien fou. Je ne sus que dire à la commission qui m'évaluait sinon que j'avais plaisanté.
J'ai gagné en cohérence ce que j'ai perdu en romanesque, et je suis encore vivant.
Rédigé par : |