Chose promise à Fantômette... Je me suis replongé dans l'essai fondateur de Bruno Latour, "Nous n'avons jamais été modernes", sachant que depuis 1991 de l'eau a coulé sous les ponts de son raisonnement.
Latour s'inspire d'un essai d'anthropologie comparée publié par Steven Shapin et Simon Schaffer en 1985, qui met en relation les travaux scientifiques de Boyle et les réflexions politiques de Hobbes, deux contemporains qui se tournèrent le dos. Boyle est fameux pour avoir démontré l'existence du vide, par une expérience de laboratoire fondée sur une pompe à vide, cependant que Hobbes demeure dans toutes les mémoires pour avoir imaginé la figure du Léviathan. La proposition de Latour est que ces travaux, datant du XVIIe siècle, fondent la modernité par l'établissement de deux ordres de choses: celles qui relèvent de la société des hommes, et celles qui relèvent des lois de la nature. Etre moderne, c'est donc adhérer à ce que l'on appelle le "Grand Partage", les lois naturelles d'un côté, les sociétés humaines de l'autre.
Or Latour observe qu'une symétrie peut être établie entre les deux démarches : tandis que Hobbes invente la représentation du citoyen au travers du Léviathan, Boyle invente la représentation des choses à travers la démarche expérimentale de la pompe à vide. Humain et non-humain, séparés par la pensée scientifique, adviennent toutefois à la représentation par les mêmes procédés. C'est là le fondement de ce que Latour appelle "l'anthropologie symétrique": étudier la manière dont les travaux scientifiques portant sur le non-humain d'un côté, et les transformations des sociétés humaines par la représentation politique de l'autre, s'interpénètrent, se fondent, les objets venant à l'existence à travers la représentation que l'on s'en fait (tant dans les dispositifs expériementaux que dans les images et "représentations" au sens propre qui en découlent).
Latour fait donc la proposition paradoxale suivante (mais je m'avance peut-être ou je déforme ses propos) : la modernité, qui pose que les lois naturelles sont immuables et dissocie ce qui relève de l'humain et ce qui n'en relève pas, s'est constituée précisément dans un rapport au non-humain représenté en laboratoire mais qui finit par pénétrer les représentations sociales, culturelles, donc par être "représenté" au sens civique du terme. Latour joue donc sur le mot "constitution" pour signifier que la constitution du savoir occidental fut, proprement, la Constitution de la Modernité, selon le principe de représentation des humains et des non-humains. En ce sens, et parce que les "choses" n'ont jamais cessé d'être là, nous n'avons, en toute logique, jamais été modernes.
Donc, si je vous suis, la symétrie est celle que Latour constate entre le monde des choses et le monde des humains - en l'espèce, plus précisément, la Nature et l'Etat - devenus tous deux objets d'études et d'expérimentations, et en tant que tels distanciés, verbalisés, métaphorisés et théorisés dans les termes d'une méthodologie relativement similaire.
Est-ce bien cela ?
Et donc l'anthropologie symétrique consisterait dans la recherche des symétries observables dans la façon dont sont pensés ces "deux mondes", dont la séparation ne serait qu'une fiction ?
Je reste un peu perplexe, toutefois, sur la pertinence d'analyser cette théorie sous l'angle d'une problématique de la modernité (mais je n'ai peut-être pas compris votre propos).
Latour semble commencer par définir la modernité à l'aune d'une "séparation de corps" (si je puis m'exprimer ainsi) des mondes humains/non-humains, définition qu'il disqualifie par la suite du fait de l'artificialité de cette séparation.
Cela semble un peu facile. A moins que ce ne soit pas Latour qui ait posé cette définition de la modernité ? Sans cela, il n'apparait ni très difficile, ni très fructueux de poser soi-même une définition de la modernité pour en dénoncer ensuite l'inadéquation.
Rédigé par : Fantômette | mercredi 14 jan 2009 à 18:16
Oups, j'ai oublié une chose.
A propos de votre titre.
La réponse est dans la question (comme souvent). "Qui se cache derrière le masque de Fantômette ?"
Quelqu'un qui se cache, manifestement.
:-)
Rédigé par : Fantômette | mercredi 14 jan 2009 à 18:18
Et Latour vous répondrait: ce qui fait Fantômette n'est pas la personne, mais le masque...
Pour la question précedente, le Grand Partage est l'expression dont nous nous servons, en sciences humaines, pour désigner ce moment de la pensée occidentale (aux XVIIe et surtout XVIIIe siècle) où les lois de la nature ont été posées comme immuable (les lois physiques qui la régissent) cependant que les lois des sociétés sont hétérogènes et variables. C'est la dichotomie Nature/Culture qui n'a cessé de faire couler de l'encre depuis. Donc Latour ne pose pas cette dichotomie, il s'efforce de la résoudre en s'inspirant des peuples qui ne se sont jamais sentis obligés de la faire.
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 14 jan 2009 à 18:34
Et je répondrais à Latour, qu'il passe à côté de la réponse.
Ce qui fait Fantômette, c'est le masque. Ce qui fait le masque, c'est ce qu'il révèle de qui s'y dissimule.
Que penser de celui ou celle qui fait voir qu'il se cache ?
Rédigé par : Fantômette | jeudi 15 jan 2009 à 15:28