Le lecteur attentif n'aura pas été sans remarquer que j'affichais une certaine insatisfaction ces derniers temps.
Il est vrai qu'être anthropologue amazoniste est un métier bien plat, bien monotone. Une vie d'attente et de misères, où l'on vous renvoie vos articles et où vos bouquins ne sortent pas.
Il faut savoir changer. Prendre résolument en main les rênes du destin. J'ai bien fait quelques tentatives, de ci de là, le lecteur le sait: ma start up d'euthanasie mobile n'a pas obtenu le succès escompté ; ce blog même visait à me transformer en leader d'opinion, mais on l'a vu, on l'a compris: Narayan continue de manger du foie gras et Veggie de n'en pas manger, j'en déduis n'avoir que faiblement influé, ou influé à la marge, sur leurs pratiques alimentaires. Quant à mes positions anti-fromage, elles ont été battues en brèche tant par Mouton que par CaSo.
Dans le même temps, la période est propice aux réorientations. Notre société manifeste une grande indulgence pour tout ce qui dérive de parcours singuliers ; nous nous montrons tolérants envers toutes les formes d'incompétence car nous nous attachons, d'abord, à discerner la personne, dans ses aspirations, dans sa maladresse même, trahissant cette part de nous que nous qualifions d'humaine: mauvais écrivains, piètres gestionnaires, politiciens minables, serveurs agressifs, chauffeurs dépourvus de sens de l'orientation, tous ces braves gens nous consolent de n'être pas nous-mêmes des lumières en enseignement ou en charcuterie. Même en prison, me dit une bonne avocate, on ne rencontre pas de "mauvais" criminels, mais seulement des hommes qui, sans être des génies du crime, ont fait du mieux qu'ils pouvaient.
Mais la vie blesse et guérit. Tournant mes regards vers l'arrière, à l'occasion d'un bilan de compétence, j'ai pris la mesure de ce qu'une existence nous enseigne, en termes de savoir, en termes de savoir-faire, et qu'il nous appartient de faire fructifier. Ainsi, j'ai les dispositions requises à l'exercice de la comptabilité en Allemagne. Pourquoi comptable, et pourquoi outre-Rhin ? Eh bien, avec mon orienteur, nous avons découvert que je savais compter, en allemand, jusqu'à 5: ein, zwei, drei, veir, funf. J'aime particulièrement dire "funf", et dans la vie courante je ne perds aucune occasion de le prononcer. Je sais aussi dire "vingt" (zweizig) et "trente" (dreizig, du moins je crois) et certains de leurs composés (21-25 et 31-35). En conséquence, je pourrais parfaitement m'épanouir dans un poste de comptable, ne comptant pas trop de responsabilités (il faut avoir des ambitions modestes), dès lors que je ne devrais pas me livrer à des divisions et des multiplications et que les additions et les soustractions comporteraient uniquement les chiffres mentionnés. Cela peut se trouver dans les entreprises fonctionnant en base vingt, et qui ne comptent que cinq employés (moi inclus car à partir de six je suis perdu, du moins dans la langue de Goethe).
Je n'aurais pas besoin de formation : je me coulerais dans mon nouveau métier et celui-ci épouserait ma forme.
Evidemment, comme je ne sais dire en allemand que ces chiffres, et rien d'autre, je me trouverais sans doute un peu seul à l'heure du déjeuner. Les Allemands sont taiseux. Si on vient les assommer avec de longues suites de chiffres comportant uniquement les nombres 1 à 5, il est probable que leur propension à socialiser, déjà faible, se trouvera amoindrie.
Mais, venant d'où je viens, et partant d'où je pars, cet univers à cinq chiffres se présente comme miroitant, chargé de promesses et de mystères, bien plus enrichissant que le monde d'où je m'extirpe.
Je bouffe du foie gras ET du Fromage, moi. J'espere que ca te derange pas trop...
Rédigé par : Le Piou | jeudi 29 jan 2009 à 21:22
Tu confirmes ainsi que je ne suis pas un leader d'opinion! Alors que toi, vois-tu, tu m'avais presque convaincu d'acheter un cabriolet ;-)
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 29 jan 2009 à 21:25