Samedi d'entre-deux. Je prépare mon intervention pour le colloque de mardi et me replonge dans mes entretiens du Rondonia. A entendre la voix des paysans parler de leurs buffles, de leurs abeilles, de la terre qu'ils ont obtenue après vingt ans parfois de luttes et d'assemblées, je me dis combien est puissant le tropisme de ces hommes qui voulaient travailler le sol, défricher, et nourrir leur famille du fruit de leur labeur.
Je parcours les nouvelles. Concernant la réforme des Universités, je renvoie le lecteur à cette excellente tribune publiée par Patrick Weil et Antoine Lesuffleur, dans La Tribune, justement. Je crois qu'il n'y a rien à ajouter. Concernant la réforme portant sur le juge d'instruction, Eva Joly publie un commentaire incendiaire dans le Monde.
Ce qui frappe et ce qui doit étonner dans ces lois n'est pas leur contenu mais leur esprit. Dans quel esprit ces lois sont-elles conçues? De quelles réflexions sont-elles le fruit ? Voilà vingt ans que l'Université subit des réformes. J'ai fait toute ma carrière, en tant qu'étudiant puis enseignant chercheur, dans un milieu où il était impossible de travailler dans la durée. L'impression d'être des feuilles ballottées par le vent. De ne pas répondre de mes actes face à une tradition érigée en référence, mais à des questionnements et des remises en cause émanant d'un ministre, d'un sous-ministre, d'un conseiller bien en cour. Ces réformes n'ont pas amélioré la situation, elles n'ont pas été évaluées, et elles se succèdent hors de tout lien avec la réalité.
Les Mémoires de la Seconde Guerre Mondiale, de Churchill, devraient pourtant éclairer davantage un chef d'Etat que l'Art de la Guerre de Shu Tzu. Churchill raconte un épisode marquant, celui de l'invasion de la Crète par les parachutistes allemands en 1941. Jusqu'alors, l'Etat Major britannique avait pour principe d'éviter à tout prix que leurs hommes ne soient faits prisonniers. La Marine avait pour rôle d'organiser les évacuations, aussi dramatiques soient-elles. Dans le cas de la Crète, l'évacuation des troupes devait se faire grâce à la flotte alliée stationnée à Alexandrie. Mais la route maritime était contrôlée par l'aviation allemande. Churchill convoqua alors l'Amiral de la flotte royale britannique, et lui exposa la situation. L'évacuation des soldats stationnés en Crète provoquerait vraisemblablement un carnage humain et la destruction de nombreux navires ; Churchill refusait de prendre cette décision sans le consulter préalablement. L'Amiral répondit alors qu'il fallait trois ans pour reconstituer une flotte, mais trois cents ans pour rebâtir une tradition. En conséquence, il fallait procéder à l'évacuation.
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Mes lectures: Jeffrey Moussaief Masson & Susan McCarthy, 1995, When Elephants weep - The emotional lives of animals, NY, Delta Publishing, excellent livre qu'on pourrait croire que j'ai plagié par endroit dans mon HDR, tant nos propos sont similaires.
L'autre est Of Wolves and Men, de Barry Holstun Lopez, publié en 1978, New York, Touchstone. C'est un panorama de la situation des loups aux Etats Unis et dans le monde, commençant par une étude éthologique, puis anthropologique, et enfin légendaire en ce qu'elle a eu des conséquences sur les politiques d'éradication menées contre les loups aux XIXe et XXe siècles. L'auteur explique qu'il est difficile d'étudier les loups dans la durée car ils se font tuer par des hommes avant la fin de l'enquête, les chasseurs privilégiant les loups qui portent des colliers émetteurs, tant leur haine est ancrée.
La partie éthologique est entremêlée de questions auxquelles on ne sait pas répondre. L'auteur s'efforce de replacer le loup dans un réseau d'interactions, avec d'autres loups, mais aussi avec les renards, les corbeaux, les humains, et enfin leurs proies - élans, bisons, rennes, cerfs, boeuf musqué... Un passage étonnant porte sur ce qu'il appelle "death conversation", la conversation de la mort. Les loups ne se jette pas sur leurs proies: ils les considèrent, les observent, échangent des regards, et décident alors ou non de lancer la poursuite, à laquelle ils peuvent d'ailleurs renoncer. C'est l'attitude de la proie potentielle qui va déclencher la chasse. Si l'élan, ou le cerf, dévisage les loups sans frémir, voire s'en approche, affirmant en cela 'je n'ai pas peur, je suis de taille', les loups préféreront renoncer. Cela passe par le regard, les loups regardent intensément et attendent des réponses.
Les rapports loups et corbeaux sont mentionnés au passage, mais l'étude en est difficile puisque les deux espèces ont fait l'objet de campagnes d'extermination. Ils jouent ensemble, certaines meutes ayant des rapports privilégiés avec certaines bandes de corbeaux. L'auteur suppose que des stratégies de chasse commune sont ancrées dans leurs traditions respectives, et les deux espèces se connaissent parfaitement - les corbeaux, pour échapper aux brusques détentes du loup qu'ils titillent, ne font que de petits sauts d'un mètre de côté, car ils maîtrisent les données physiques de ses mouvements.
Barry Holstun Lopez s'investit dans sa narration, il fait part de ses doutes, relate ses rencontres avec des loups, des trappeurs, il parle des émotions qui le submergeaient parfois... Difficile de croire que ce livre a trente ans déjà.
Je ne connaissais pas cette histoire sur Churchill, qui m'enchante (je suis très anglophile), merci.
J'ai tendance à voir dans la pluie incessante des réformes et projets de réformes que nos institutions respectives affrontent et qui les figent dans des attitudes attentistes ou défensives, l'expression d'une volonté générale de maitrise que je trouve inquiétante. Attristante, également.
Je parle de volonté générale de manière délibérée, je ne suis pas sûre d'y voir une "volonté institutionnelle" si nettement définie qu'on l'entend dire, parfois.
Cette frénésie de maitrise ne doit pas être sur-rationalisée. Si, naturellement, elle relève de comportements volontaires, ici, comme ailleurs, la rationalité du pouvoir est plus illusoire qu'il n'y parait - ou, à vrai dire, qu'on aimerait le croire.
En matière de justice, comme je crois en matière d'enseignement et de recherche, vous et moi serions bien en peine de mettre la main sur l'état-major supposé présider à cette rationalité.
Cela fait peut-être partie du problème, du reste.
A un niveau micro-décisionnel, des décisions sont prises, naturellement rationnelles, et inscrites le plus souvent dans une stratégie explicite (économique, notamment).
Cependant, le plus souvent, ces stratégies, ponctuelles et isolées, s'enchainent les unes aux autres, "s'appelant et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et leur condition, dessinant finalement les dispositifs d'ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques loquaces dont les inventeurs ou les responsables sont souvent sans hypocrisie" (M. Foucault - oui, encore lui. La volonté de savoir).
J'ai écrit que cela faisait peut-être partie du problème, mais, à vrai dire, cela fait peut-être aussi partie de la solution.
J'ai une grande confiance (peut-être trop grande, c'est possible) dans les ressources de l'intelligence et du savoir. En fait, je suis naturellement confiante dans l'issue d'une lutte qui opposerait l'intelligence à l'indécidé.
Rédigé par : Fantômette | samedi 17 jan 2009 à 16:06
Eh bien je serais ravi que vous nous communiquiez cette confiance, chère amie. Quant aux Mémoires de Churchill, elles sont si prenantes que j'ai dû en interrompre la lecture à plusieurs reprises car, ou bien je n'en dormais pas la nuit, ou bien je faisais des rêves épuisant où je devais régler le sort de la Birmanie, de l'Océanie, du radar et de la livraison d'oeufs d'Ecosse en Angleterre...
Rédigé par : anthropopotame | samedi 17 jan 2009 à 16:42
J'ignore comment vous communiquer cette confiance.
Je suppose qu'elle se fonde sur la croyance qu'in fine, ce qui est juste et raisonnable doit être plus convaincant que ce qui n'est ni l'un ni l'autre.
Heureusement pour mon exercice professionnel, j'ai l'habitude de penser que je devrais toujours être capable de convaincre n'importe qui de la justesse de ma position, lorsqu'elle l'est, naturellement. Si elle ne l'est pas, alors celui-là qui soutient la position la plus juste doit parvenir à me convaincre.
Cela ne signifie pas que j'y arrive toujours, évidemment.
Cette confiance rend les échecs plus pénibles d'ailleurs, puisque j'y vois toujours la trace d'un échec personnel. Elle rend les succès plus précieux, car ils me soufflent que j'ai bien fait mon travail.
Vous aurez noté que tout cela relève d'une certaine présomption...
Rédigé par : Fantômette | samedi 17 jan 2009 à 18:13
Moi, en revanche, je sais comment ébranler votre confiance, hélas. Pour cela, je vous suggère de lire les discours de Périclès retranscrits par Thucydide dans Histoire de la Guerre du Péloponnèse, puis de les confronter avec ceux de notre Président, ceux de Roselyne Bachelot ou ceux d'Eric Raoult...
Rédigé par : anthropopotame | samedi 17 jan 2009 à 19:02
Vous attachez trop d'importance aux discours, et pas assez aux mythes, à mon avis.
Rédigé par : Fantômette | samedi 17 jan 2009 à 19:25
Je vous trouve bien dure avec votre serviteur :-(
Rédigé par : anthropopotame | samedi 17 jan 2009 à 19:39
C'est que vous attachez trop d'importance à ce que je dis, et pas assez à ce que vous pensez, alors.
:-)
Rédigé par : Fantômette | samedi 17 jan 2009 à 22:05
When Elephants Weep est un excellent petit bouquin, je l'ai dans ma bibliothèque depuis très longtemps et y prends toujours autant de plaisir. Bonne lecture :-)
Rédigé par : Elo | lundi 19 jan 2009 à 19:31