(c) Anthropopotame
Comédie en sept jours de la semaine
Personnages :
Tatiana, le Chef, Igor Pavlovitch, le Spécialiste, Jeanne
un Vétérinaire, le Chien de la Voisine et la Voisine elle-même
un Savant, deux Inspecteurs et un Livreur chinois
Salle de rédaction, quatre bureaux formant des "T" symétriques. Au fond : une porte au centre flanquée de deux fenêtres. Des machines crépitent : fax, imprimantes, téléphones portables. Grande activité - quatre personnes sont au travail : devant, le rédacteur en chef assis à son bureau, face à Igor Pavlovitch. Au fond, chacun à son poste, le Spécialiste (du côté du rédacteur en chef) et Tatiana.
LUNDI
Le Chef : Igor Pavlovitch, vous êtes un imbécile ! (Un téléphone sonne à son bureau, puis un autre, il répond à tous deux) - Non ! Le journal doit paraître ! Vous vous défilez ? Vos articles d'ici ce soir, cela vaut pour les deux, et pas un mot de plus - je raccroche. Comme je le disais, Igor Pavlovitch, vous êtes un imbécile. (Il se retourne furieux, et regarde son Spécialiste qui fait les yeux doux à Tatiana) Vous êtes un imbécile pourquoi ?
Igor Pavlovitch : J'ai fait mon travail de journaliste !
Le Chef : Pourquoi un imbécile, je vais vous l'expliquer. (Se retournant) Il ne va pas la lâcher, celui-là ! Eh, vous ! Le Spécialiste ! Au boulot, au boulot !
Le Spécialiste faisant qui n'entend pas, s'étant approché du bureau de Tatiana : Vos yeux, Tatiana... (Le Chef le saisit par l'oreille et le renvoie à son bureau) Ça va, ça va !
Le Chef appuyant sur la tête de Tatiana : Vous écrirez avec le nez s'il le faut ! Vous partez, Igor Pavlovitch ? Ne partez pas; je n'ai pas eu le temps de vous dire ce qui n'allait pas, ce n'est pas professionnel de filer à l'anglaise.
Igor : Alors dites-le moi, je suis un imbécile, d'accord, mais pourquoi ?
Le Chef : Parce que notre journal ne prend pas position. Nos lecteurs s'en tapent de la guerre en cours ; le conflit de l'année il y a des revues spécialisées pour cela. Nous sommes sur une branche, comprenez-vous, une branche unique, une branche fragile, un frêle rameau fort peu porteur et pourtant ! Il en faut. L'arbre de la connaissance, voyez-vous, de grosses branches maîtresses : politique loisir géographie que sais-je bricoleurs et poètes ils en ont à foison. Mais nous, Igor Pavlovitch, nous nous trouvons tout en haut ! Notre mission : une brindille ballottée par les vents - qu'un oiseau vienne s'y poser ou qu'il l'ose : nous cassons. Qui d'autre que nous se consacre, qui d'autre que nous parle bulot ? Comprenez bien Igor mon ami, moi aussi je m'intéresse à toutes sortes de choses, les guerres oui, je me fais du souci mais enfin nous avons un créneau : les bulots, et notre souci principal c'est celui-là.
Igor : Mais je ne sais rien des bulots ! Je ne sais même pas ce que c'est qu'un bulot !
Le Chef : Toute chose est pourvue de signification, toute parole en bruisse ! Le son /bylo'/ même ne saurait laisser indifférent. Cherchez en vous les résonances de ce mot vous trouverez, j'ai confiance ! Bulot mayonnaise, bulot aïoli, pêche au bulot tenez : au bord de la Baltique! Rappelez-vous vos amis là-bas, ou même en Mer Arctique, est-ce que je sais moi ce qu'on peut faire sur la banquise ? Après tout vous êtes libre ! Dites ce que vous voulez sur les bulots !
Igor : Je vais encore essayer. Je vais voir. Je ne vous promets rien.
Le Chef : Restez, restez.
Igor : J'essayerai à nouveau. Je ferai mon possible. (Il sort claquant la porte)
Le Chef (méditatif) : Tatiana, avez-vous promené le chien de la voisine ?
Tatiana : Je ne peux pas tout faire. Le Spécialiste peut le faire. Moi je ne peux pas le faire.
Le Spécialiste : Oh ! Tatiana ! Moi qui vous aime, qui ai nourri le chat !
Le Chef : Mes enfants, je ne peux pas m'absenter du bureau et vous laisser seuls tous les deux, je m'inquiéterai là-haut, je penserai "ça y est, il lui fait les yeux doux", en descendant le chien je passerai la tête pour vérifier, je n'aurai pas les idées claires...
Le Spécialiste : Bon, j'irai, Chef.
Le Chef : ... Je bâclerai la promenade de ce pauvre animal qui aime tant s'égayer...
Le Spécialiste : Bon, j'y vais. (Il sort)
Le Chef : Enfin seuls, vous, moi, Tatiana !
Tatiana : J'ai du boulot.
Le Chef : Je relirai votre article.
Tatiana : Encore faut-il que je l'écrive.
Le Chef dans son petit enregistreur : Revoir la mise en page. Passer de dix mille à cinq cents mots.
Tatiana : Et l'âme des bulots ?
Le Chef : Hmmm... Prochaine livraison. Il vous regarde trop ce petit con.
Tatiana ronchon : L'avez engagé vous pas moi.
Le téléphone sonne. Le Chef décroche et raccroche aussi sec.
Le Chef : Parlons de nous.
Tatiana : Pendant ce temps j'avance dans mon travail.
Le Chien dehors aboie en passant.
Le Chef : Puis-je vous parler franchement ?
Tatiana : Le clavier est bloqué. Restons-nous en.
Le Chef : Si froide, si professionnelle. Existe-t-il autre chose pour vous ? La vie Tatiana ! Comme elle est belle ! Il se passe plein de trucs dehors. On peut faire des voyages.
Tatiana : Je connais, je connais. Et je ne vais pas me lancer dans un long monologue.
Le Chef : Moi qui voulais tant vous séduire, j'ai mis mon cœur à nu et puis j'ai recruté ce dépendeur d'andouilles spécialiste d'on ne sait quoi, qui vous sort ses fadaises, ses onomatopées et maintenant voilà : vous ne pensez qu'à lui et moi qui vous aime tant si belle, moi qui vous ai adorée, pfuitpfuit!
Tatiana : Mon travail et c'est tout, pour les surmonter, les déceptions sentimentales : oublier, oublier. Et voici la rubrique "mon bulot et moi".
Le Chef : Hmmm, c'est dans mes cordes. Bien. Des témoignages ? Des vérités ?
Tatiana : Ils ont menti, tous. Ils diraient n'importe quoi pour être publié dans n'importe quel journal.
Le Chef : Huhu, Tatiana, il s'agit tout de même de "Bulot Magazine"...
Tatiana : Acteurs, actrices, présentateurs de jeux télévisés, ils prétendaient bien être fréquentateurs de bulots, en aimer quelques-uns ou en avoir aimé un, mais si l'on gratte on ne trouve que mensonge au lieu que du mucus. Gastéropode, disais-je, mollusque ! Ils ne comprenaient rien. Ils ont eu tant d'amis qu'ils ne se souvenaient plus, ils disaient : l'un d'eux a partagé ma vie - ils mentaient, je le voyais bien.
Le Chef soucieux : Même le segment choisi nous éloigne de la vérité. Notre écusson doit être changé.
Tatiana dépressive : Illusion que tout cela ; aucune vérité, jamais. Rien.
Le Spécialiste entrant brusquement : Le chat de la voisine a attaqué son chien ! Perdu 10 cc. de sang AB. Oreille décousue presqu'arrachée. Il ne peut plus parler. Son propre nom lui est étranger. Œil vitreux virant au bleu grisâtre. Pas de choc anaphylactique. Pas d'antécédents familiaux.
Le Chef : Appelez le vétérinaire, vite !
Tatiana : Allô bonjour monsieur le vétérinaire.
Le Chef : Epargnez-lui vos formules !
Tatiana : Allez, hop ! Et qu'ça saute !
Le Chef : L'adresse, donnez-lui l'adresse !
Tatiana : A Bulot Magazine, sous chez la voisine d'en haut, hâtez-vous vite.
Le Chef : Au trot, au trot !
Le Spécialiste : L'infortuné toutou se consume à vue d'œil. Pendant ce temps le chat s'en bat le nez, il a filé sans demander son reste de rata. Tout allait bien quand tout à coup...
Le Chef : Ils se sont affrontés ?
Le Spécialiste : Le chien a cru qu'il voulait jouer...
Le Chef : Coup classique ! Nous y consacrerons quelques lignes.
Le Vétérinaire entrant : Homme de l'art ! Homme de l'art circonspect formé à bonne école ayant piqué matin trois cent soixante-trois chiens consulté trois perruches ayant laissé filer par le trou des WC un grand python indien je m' présente sans chichis : où est la bête ?
Tatiana : Là-haut mourant, morte peut-être.
Le Spécialiste et le Vétérinaire sortent en courant, se bousculant.
Le Chef : Tatiana, en ces moments difficiles, je ne pense qu'à vous et aux bulots.
Le Spécialiste passant la tête puis repartant : Ça va mal !
Le Chef : Vous et les bulots vous êtes ma vie entière.
Le Spécialiste même jeu : Il pisse le sang quelle misère !
Le Chef : Ne veux la consacrer qu'aux bulots et à vous.
Le Spécialiste : Il faut le transfuser ! Vite, le chat !
Tatiana : Peut-être devrait-on prévenir la voisine.
Le Chef : Et quoi ? Que lui dire ? Que son chien n'en a plus pour longtemps ? Pour lui gâcher ses vacances ? Elle l'aimait, soit ! Mais il faut bien prendre l'air. Non, non, n'y comptez pas.
Le Vétérinaire : C'est décidé, je pique !
Tatiana le combiné en l'air : J'appelle, je n'appelle pas ?
Le Vétérinaire : Même s'il en réchappe il sera traumatisé à vie !
Le Chef : J'hésite, j'hésite.
Le Vétérinaire : Le chat aussi, c'est décidé, je l'pique !
Le Chef : Mais pourquoi donc ?
Le Vétérinaire : Parce que son vilain geste l'aura traumatisé à vie !
Le Chef : Mais la voisine aussi sera traumatisée à vie ! Que faire ? La piquer à son retour ?
Le Spécialiste : Le chien recouvre ses esprits !
Le Vétérinaire : Pfeuh !
Le Spécialiste : Il articule quelques mots.
Le Vétérinaire : Mon œil !
Le Spécialiste : Il dit que c'était difficile, mais que ça va mieux maintenant.
Le Vétérinaire : Mais oui mais oui.
Le Spécialiste : Il dit refuser de croire en la fatalité de l'accident. Il dit n'avoir pas besoin de suivi psychologique.
Le Vétérinaire : C'est bien d'un chien, ça !
Le Spécialiste : Il vous remercie de vous être inquiété, tout va bien je cite, on se verra à la balade de demain.
Le Chien : Ouah ! Ouah !
Le Vétérinaire remballant ses affaires : Si on commence à écouter les chiens. (Il sort)
Tatiana : Toute cette urgence et cette angoisse, ce désespoir suivi d'une espérance, et la terrible épreuve que nous avons traversée, vous, moi, le chien, le chat, me donnent envie d'embrasser l'un de vous deux !
Le Spécialiste et le Chef attendent
Le Chef : Eh bien ?
Le Spécialiste : Alors, Tatiana ?
Le Chef : Vous ne nous embrassez pas ?
Tatiana : Plus tard, plus tard.
Le Chef : Mais lequel embrasserez-vous ?
Tatiana : On verra. On en reparlera. (Elle s'absorbe)
Le téléphone sonne.
Le Chef : Bulot Magazine, j'écoute. Aucun problème, ils sont charmants tous les deux. Petites canailles oui mais si drôles. Très bien tous les deux. Le chat va bien, oui, très bien. Le chien va bien, oui, très bien. Oui, ils s'en sortiront (il raccroche) - oups ! Quel idiot je fais !
Le Spécialiste : Chef ! Vous avez vendu la mèche !
Le Chef : Mettons-le sur le compte de l'humour. Bon, au boulot !
Le Spécialiste : J'ai ici terminée ma page gastronomique d'Au bon bulot.
Le Chef : Alors, était-il bon ce bulot ? (Il lisotte) Cadre raffiné, ambiance feutrée, lumière de Ré, loin des rumeurs de la ville, bien, très bien, bulot à l'oseille capilotade de bulot, bien appétissant tout cela, pas cher en plus, bulot du chef bon, frais de mission d'accord mais pas les billets de train.
Le Spécialiste : Mais c'est pas la porte à côté !
Le Chef : Pas l'savoir. Partez à deux si vous voulez mais tout de même, hein ! Et d'abord avec qui étiez vous ?
Tatiana tousse, se trémousse, jette une boulette de papier sur le Spécialiste en posant un doigt sur sa bouche, tandis que le Spécialiste lui fait un clin d'œil complice, puis le geste de se coudre les lèvres, pose enfin la main sur son cœur et lui envoie un baiser.
Le Chef qui ne se rend compte de rien : Bon, alors, avec qui ?
MARDI
Le Chef : Igor Pavlovitch vous êtes un idiot. (Le téléphone sonne, le chef répond) Cet article je le veux pour hier, pour hier, compris ! (Il raccroche) Oui, Igor Pavlovitch, un idiot et je vais vous dire pourquoi. Tatiana ! Un peu de tenue, un peu de dignité je vous prie - on dit qu'il faut les rudoyer, qu'en pensez-vous ?
Igor : Je n'en pense rien et je ne comprends toujours pas.
Le Chef : Parce que je vous demande un article de fond et que vous m'apportez un récit, "des bulots et des hommes", haha !
Igor : C'est de la science-fiction, il n'y a rien à redire à cela.
Le Chef : Mais pourquoi voulez-vous que les bulots prennent le pouvoir ? Et quand bien même ils le prendraient, pourquoi réduiraient-ils les hommes en esclavage ? Des coques ou des palourdes peut-être, va même des bigorneaux...
Igor : Savez-vous seulement ce qu'est une allégorie ? Pensez-vous que l'imagination doive être mise au rancart ? N'y a-t-il aucune place pour la politique fiction ?
Le Chef : J'ai beau faire l'effort, je ne peux concevoir un monde régi par les bulots.
Igor : C'est une métaphore !
Le Chef : Bon ! Expliquez-moi ! Quel rôle jouent les bulots ?
Igor : Ils incarnent l'ambition, le déchaînement des passions !
Le Chef : Et les hommes ?
Igor : Les hommes sont les hommes...
Le Chef : Tiens tiens !
Igor : ...qui se laissent marcher sur les pieds.
Le Chef : Vous voulez dire les carpettes ? Les paillassons ?
Igor : Il y a un peu de cela, oui.
Le Chef : J'intitule votre article : "Passion et Paillasson". Le signez-vous ?
Igor : Jamais !
Le Chef : Voyez, vous prenez tout à cœur. Ici on parle de bulot. Ce n'est pas la mer à boire. Des bulots uniquement, mais sous tous les angles. Pourquoi toujours des hommes ? Pourquoi cette ambition permanente, pourquoi cette passion, et pourquoi pas tout simplement : un bulot, tout rond. Pourquoi le magazine du bulot s'il est question de pouvoir et d'oppression ? Nous ne sommes pas opprimés : profitons-en pour parler d'autre chose, de bulots par exemple.
Igor : Il y a des hommes qui souffrent.
Le Chef : Il y a aussi des fleurs, et des petits lutins.
Igor : Serais-je le seul être conscient dans ce journal ? Tatiana, aidez-moi !
Tatiana : Je vous aiderai, Igor, si vous m'aidez à former l'@ sur mon nouveau clavier.
Igor sorti, le Chef et le Spécialiste se retrouvent autour de la machine à café, perçue comme espace de convivialité.
Le Chef : Dans mon propre journal ! Il devient impossible de parler de bulot.
Le Spécialiste : Dans le mien aussi, ça dérape toujours.
Le Chef : Mon concurrent étant cloué à la machine à café, j'ai les coudées franches : j'en profite ! Tatiana, dites-moi sincèrement, que pensez-vous de moi ?
Tatiana : Vous me faites l'effet d'une grosse limace.
Le Chef : Et si je ferme à demi les yeux, comme ça ?
Tatiana : Comme si vous rétractiez vos tubes ou vos antennes.
Le Chef : Et si je fronce les sourcils, si je parcours avec sérieux une page de journal ?
Tatiana : Vous semblez grignoter une feuille de salade.
Le Chef résigné : Bien. J'ai donc perdu tout espoir.
Tatiana : Mais non, vous gardez toutes vos chances. Beurk !
Jeanne entrant, posant son sac à dos : Ah ! Je reviens juste de Bolivie ! Pas fâchée d'être à la maison !
Le Chef : Plus tard, plus tard ! Et votre enquête sur les bulots là-bas ?
Jeanne : Je suis formelle : pas un bulot en vue sur le plateau andin.
Le Spécialiste : Alors, tout ce voyage ? Pour rien ?
Jeanne : Pour les bulots, rien. Mais l'expérience humaine, mon Spécialiste, mais le contact avec les gens ! Irremplaçable ! Bouleversant ! Y'a du café ?
Le Chef : Et les bulots ?
Jeanne : Zéro bulot ! Mais j'ai des vers dans le pied.
Le Chef : Et que pensaient les gens ?
Jeanne se déchaussant : Rien qui de près ou de loin se rapporte au bulot.
Le Chef : Ils n'ont aucune notion de ce qu'est un bulot ?
Jeanne approchant la lumière : J'irai plus loin : aucune notion de ce qu'est un bulot sous toutes ses formes, y compris symbolique.
Le Spécialiste : Pourtant dans l'enquête préliminaire tu prétendais...
Jeanne brûlant une aiguille : Je me suis trompée. (Elle s'ôte les vers du pied)
Le Chef : Elle nous cache quelque chose.
Le Spécialiste : Quelque chose qui aurait trait aux bulots ?
Le Chef : Sans doute, sans doute. Jeanne, mon petit, quand vous aurez ôté vos vers, vous viendrez à mon bureau, c'est à deux pas - non, trois, je voudrais vous dire deux mots, non, trois.
Tatiana : Quelle chance tu as, Jeanne, de pouvoir voyager ! La Bolivie! C'est comme un rêve ! Depuis toute gamine je voudrais y aller. Les habitants sont...
Jeanne : Les Boliviens.
Tatiana : La capitale est...
Jeanne : Je n'en sais rien.
Le Chef au Spécialiste, paternellement : Jeanne est une fille solide. On peut compter sur elle. Mais en quelles circonstances je ne sais pas.
Jeanne : Me voici, Chef, devant vous.
Le Chef : Bien mon petit. Posez vos vers dans le cendrier. Et remettez votre grosse chaussette (pouf !). Jeanne, mon enfant, je vais vous parler franchement. Je dirige un magazine - lourde responsabilité - un magazine consacré au bulot : à l'actualité du bulot, mais aussi au passé du bulot et à l'avenir du bulot. Aussi je vous le dis tout net : parlons peu parlons bulot ! Vous revenez de Bolivie : pas de bulot. Il y a deux semaines : la Finlande. Pas de bulot. Il y a un mois : le Groenland. Pas de bulot. Une question : comment dit-on "bulot" en espagnol, en finlandais, en inuit ?
Jeanne : Je n'en ai pas la moindre idée.
Le Chef : C'est bien ce qu'il me semblait. Comprenez, Jeanne, vous êtes bourrée de talent, pleine de bonnes intentions qui plus est. Mais il y a dans vos reportages une note d'impréparation, et c'est dû, je crois, au fait que les autochtones ne savent absolument pas de quoi vous leur parlez. On vous dit : la Bolivie. Vous vous emballez ! Vous êtes pleine d'enthousiasme ! Vous bourrez votre sac à dos, sautez dans le premier avion ! Mais après, Jeanne, mais après... (Le Spécialiste approche pour lui demander quelque chose) C'EST PAS FINI D'ÊTRE TOUT LE TEMPS DÉRANGÉ !!!
Jeanne : Je crois que je comprends où vous voulez en venir.
Le Chef : La prochaine fois j'enverrai Tatiana. Tatiana, mon petit bulot, vous savez dire bulot en plusieurs langues, n'est-ce pas ?
Le téléphone sonne. Le Spécialiste répond.
Le Spécialiste : La préfecture ! Si nous voulons être remboursés des dépenses occasionnées par le chienchien ! Il faut donner les bonnes réponses.
Le Chef : Faut-il aussi dénoncer les voisins ?
Le Spécialiste : Nom du chienchien !
Le Chef : Facile !
Le Spécialiste : Numéro d'identification-chienchien !
Le Chef : Facile !
Le Spécialiste : S'agit-il du chienchien de l'assuré !
Le Chef : Oui oui.
Le Spécialiste : Lien du chienchien avec l'assuré !
Le Chef : C'est son chienchien !
Le Spécialiste : S'agit-il d'un accident du chienchien !
Le Chef : Oui !
Le Spécialiste : Cet accident a-t-il été provoqué par un tiers-chienchien ?
Le Chef : Euh... flûte, raté !
Le Spécialiste : Lien du tiers-chienchien avec l'assuré !
Le Chef : C'est son chat, ouf ! Rattrapé.
Le Spécialiste : Très bien ! Au revoir Madame ! (Il raccroche)
Le Chef : Alors ?
Le Spécialiste : Ils ne remboursent rien.
Silence consterné. Tous se dévisagent, avalant leur salive.
Tatiana : On va droit au procès.
Le Spécialiste : On pourrait peut-être négocier...
Tatiana : Je connais la voisine. Elle ne rigole pas avec les principes.
Le Chef : Qu’elle publie un encart et nous sommes en chute libre.
Jeanne : J'aurais mieux fait d'y rester, en Bolivie. On y mange d'horribles pommes de terre mais on peut cracher sur les tatous sans faire battre un sourcil.
Le Chef : Jeanne, aidez-nous ! Que dit votre horoscope ?
Jeanne : Sagittaire - Ce n'est pas votre jour. Tout va mal ! Attendez-vous au pire !
Le Chef : Moi qui suis Sagittaire !
Jeanne : Taureau - Inutile de lutter. Votre rhume dégénèrera en cancer. On vous aura !
Le Chef : Jeanne, personne ne voudra lire votre horoscope. Il est beaucoup trop direct. Et puis j'explose : Jeanne, vous ne m'aidez pas ! Prenez la porte !
Après l'explosion du Chef Jeanne prend la porte. Le Spécialiste et Tatiana se serrent l'un contre l'autre, apeurés. Le Chef manifeste bruyamment sa colère, en éparpillant le contenu d'une corbeille à papier.
Le Chef : Voilà ! Voilà ! Je suis patient mais faut pas m'énerver !
On sonne à la porte.
Le Savant : Je viens pour l'interview.
Le Chef : Voyez notre Spécialiste.
Le Spécialiste : Entrez, Monsieur le Savant, quel honneur vous nous faites !
Le Savant : Vous vouliez savoir je crois si les bulots ont une forme de conscience.
Le Spécialiste : C'est pour notre cahier science.
Le Savant : Les bulots ont-ils une idée de la mort ? On peut se le demander.
Le Spécialiste : Ils ne croient pas en une entité supérieure ? Nous, par exemple ?
Le Savant : Je pense qu'on peut leur dénier tout libre-arbitre.
Le Spécialiste : Et l'intelligence émotionnelle, en seraient-ils pourvus ?
Le Savant : Pas si vous les plongez dans l'eau bouillante.
Le Spécialiste : Leurs connaissances en Histoire ?
Le Savant : Les bulots sont à mon sens totalement étrangers à l'historiographie contemporaine. Des voix s'élèvent ça et là pour protester, mais contre quoi ? Nous l'ignorons. En bref, tout se passe comme si les bulots n'avaient pas "une" histoire mais bien plutôt "des" histoires gravées dans la roche par le biais de leurs coquilles. Tout cela m'incline à m'élever contre cette idée répandue qu'un bon bulot serait un bulot mort.
Le Spécialiste : La place du bulot dans la science actuelle ?
Le Savant : Une excellente étude avait été entreprise par mon distingué collègue et ami, le professeur Popirot, sous le titre "Bulots d'hier et d'aujourd'hui". Un bulot avarié l'a fait changer d'avis, mais à ma connaissance c'est la première fois qu'était approchée avec tant de justesse, tant d'aperçus incisifs, la Weltanschauung des bulots.
Le Spécialiste : Qu'en savez-vous ? Vous n'êtes pas un bulot.
Le Savant : Monsieur, une vie entière consacrée...
Le Spécialiste se levant : Permettez-moi de vous contredire.
Le Savant se levant : Une autre fois je disputerai avec vous !
Le Spécialiste : C'est votre dernier mot ?
Le Savant : Oui.
Le Spécialiste : Monsieur !
Le Savant : Cependant, Monsieur !
Le Spécialiste le souffletant : Est-ce pour m'offenser, Monsieur ?
Le Savant souffletant en retour : Voici ma carte !
Le Spécialiste la jetant : Voici la mienne ! (Fermant la porte sur le savant) Quel abruti.
Tatiana : Pardon, cet homme était à son affaire. Monsieur ! Monsieur ! Je me sens tourneboulée - oh ! (Elle défaille)
Le Chef au Spécialiste : Courez chercher de l'aide, vite, vite ! (Le Spécialiste sort en courant. Le chef en profite pour couvrir Tatiana de baisers) Mmmh Chmak Smoukk Bzz !
Tatiana (se défendant faiblement) Au sec... Au sec...
Le Spécialiste et le Savant reviennent en se tenant tous deux par le collet, répétant : Monsieur...! Monsieur...! ...Sortez de votre coquille ! ...Vous ravalerez ces paroles ! Puis surprennent le chef penché sur Tatiana. Tous deux sont interloqués puis s’écrient : Monsieur !
MERCREDI
Le Chef : Igor Pavlovitch vous êtes un... un... ! Attendez un instant. Allô ? Je voudrais commander des plats chinois pour moi et pour toute ma fidèle équipe ! (Il se tourne vers Tatiana et le Spécialiste qui se détournent avec dédain et semblent comploter) Vous mangez chinois Igor ?
Igor : Je ne cautionne aucun régime.
Chef : Poulet Chow-mein ! Pork Chop Suey ! Bœuf émincé à la sauce huître ! Pas de bœuf au bulot ? Juste un clin d'œil à toute mon équipe ! (Tatiana et le Spécialiste le regardent courroucés) A livrer à Bulot Magazine, le magazine du bulot. Non ce n'est pas un clin d'œil, ça existe ! Ces Chinois qui ne parlent pas français ! Un crétin pourquoi Igor Pavlovitch ? Parce que l'histoire de vos amours n'intéresse pas les lecteurs de Bulot Magazine. Vous aimâtes ! Fort bien ! Vous avez aimé ? Soit ! Mais je m'en bats les roupignoles. Pourquoi ne pas consacrer votre talent - car vous avez du talent, je l'affirme - à ces bulots qui sont l'objet du magazine ? Quant à l'histoire selon laquelle Tatiana serait votre sœur, reconnue par le fait d'une carte, un six de cœur, déchirée par le milieu et dont votre père aurait glissé les moitiés dans vos médaillons, à l'âge de cinq ans, avant de vous poser, vous sur un char à bœuf, elle sur une barque traversant la Mer Noire, pardon, je n'y crois pas une seconde !
Igor : Vous m'avez demandé ce qu'était un bulot. J'ai répondu par le commencement : par ce qu'était un homme, et vous...
Le Chef : Nous ne nous comprenons pas. Oui : politique et bulots sont liés. Bulots et marée noire, par exemple, bulots et tourisme de masse ! En 1944, tenez, en Normandie : des millions de bulots piétinés par les bottes des GI's.
Igor : Le débarquement a sauvé...
Le Chef : Oui, mais placez-vous un instant du point de vue du bulot...
Igor : Mais je m'en fous du point de vue du bulot !!
Le Chef : Igor, c'en est trop. Je vais réunir le comité d'éthique et nous allons statuer sur votre cas.
Igor : Je voulais vous prévenir. Les Lumières de la Ville cherchaient un transfuge de Bulot Magazine. J'ai accepté de vous trahir. Je raconterai tout - tout !
Le Chef : Les Lumières de la Ville! N'est-il pas émouvant de penser que vous, Igor, formé au sein de notre équipe, allez pénétrer dans ce phare du journalisme contemporain !
Igor : Je témoignerai de votre position, je réduirai à néant ce bastion de l'obscurantisme !
Le Chef : Bien ! Très bien ! Ainsi vous serez porte-parole de notre action auprès des hautes sphères de la pensée - vous leur direz qu'ici, à Bulot Magazine, modestement, au niveau du bulot, nous voulons contribuer à leur engagement ! Mais assez parlé ! Nous vous souhaitons bonne chance. (Il l'accompagne à la porte) Allez, ouste ! Bon ! Je vais promener le chien. Dites-moi, cher Spécialiste, votre père est bien mort, n'est-ce pas ?
Le Spécialiste : Absolument.
Le Chef : Parfait parfait. Il sort.
Tatiana : Le Chef est bizarre en ce moment. Depuis ce matin on lui bat froid, il ne s'en rend même pas compte.
Le Spécialiste (langoureux) : Dans les civilisations antiques, le bulot est symbole de spirale et d'union.
Tatiana : Vous allez encore m'embobiner avec vos beaux discours...
Le Spécialiste : Et voyez dans le ciel, la constellation du bulot... Elle nous regarde !
Tatiana : Il fait grand jour.
Le Spécialiste : Si vous approchez un bulot de votre oreille, il vous dira que je vous aime.
Tatiana : Et que lui dirai-je, moi qui ne parle pas si bien que vous ?
Le Spécialiste : Quand Paris n'existait pas encore, quand l'Europe n'était qu'une mer parcourue d'ichtyosaures, patiemment, coquille après coquille, les bulots déposaient ce calcaire formant le sol où nous marchons, vous et moi, regardant ensemble dans la même direction !
Tatiana : Tant pis, ah ! C'est trop beau, je cède !
On entend les premiers accords du Don Giovanni de Mozart. La porte s'ouvre violemment, surgit un homme habillé de noir, portant cape et chapeau à large bord, et une immense barbe.
L'Homme : Spécialiste, je suis ton père ! Vas-tu m'écouter, canaille ! (Il lui donne un coup de canne)
Le Spécialiste : Oui Papa !
Tatiana : Mais à l'instant vous disiez...
L'Homme : Je suis venu d'entre les morts pour te remettre dans le droit chemin ! C'est pas un peu fini de courir le jupon !
Le Spécialiste : Si, si !
L'Homme : Je ne veux plus te voir traîner la ribaude !
Le Spécialiste : C'est fini ! D'ailleurs j'aime Tatiana !
L'Homme : Et Tatiana aussi, tu la laisses tranquille !
Le Spécialiste : Mais je veux l'épouser !
L'Homme : Je m'en pomponne le carafon ! Crois-tu que j'ai fait tout ce trajet pour faire des concessions !
Tatiana : Quel être droit ! Sincère !
L'Homme : Tu vas filer doux, oui ? (il lui donne un coup de canne)
Le Spécialiste : Oui père ! Papa !
L'Homme : Tu n'approches plus la belle Tatiana, c'est compris, oui ? Hein, dis ? (Il le bastonne)
Un Livreur entre par la porte ouverte.
Le Livreur : C'est bien ici les plats chinois ?
L'Homme : Oui, c'est ici. Voyons ça.
Tatiana : Mais c'est le Chef !
Le Chef : Tatiana, je peux tout vous expliquer ! (Au livreur) Mon portefeuille est là-haut, je l'ai laissé dans la poche de ma veste.
Tatiana : C'est dire que sans l'intervention de ce brave livreur, vous auriez mené à bien votre plan diabolique !
Le Chef : L'idée était de vous détourner de lui en lui donnant des coups de bâton.
Le Livreur : C'est ce qu'il m'avait semblé comprendre aussi.
Tatiana : Spécialiste, Spécialiste ! M'entendez-vous ?
Le Spécialiste (blanc comme la mort) : Ma vie a défilé devant moi...
Le Chef : Nous vous paierons la prochaine fois !
Le Livreur : Pas question ! Je veux mon argent.
Le Chef : Qu'il est agaçant ! Tatiana, donnez-moi votre sac à main... Voilà, voilà cent francs. Vous êtes content ? Le mouchoir parfumé je le garde.
Le Spécialiste : Tatiana, mon père est venu, il m'a prévenu...
Tatiana : Mais c'était le Chef, gros malin !
Le Spécialiste : C'était la voix du destin !
Pendant ce temps le Chef mange les plats chinois.
On entend à nouveau les premiers accords du Don Giovanni. La porte s'ouvre à nouveau, apparaît Igor Pavlovitch avec une cape. Le Spécialiste tourne de l'œil et s'évanouit à nouveau.
Le Chef : Igor Pavlovitch, votre effet est encore manqué.
Igor : Je suis venu vous dire, Chef - qui n'êtes plus mon Chef - …
Le Chef : Le Chop Suey est un plat qui se mange chaud. Goûtez-moi ça !
Igor : Toujours, humilié ! Toujours, offensé !
Le Chef : Vous prenez les choses trop à cœur, je me suis tué à vous le dire. Moi aussi j'ai été engagé. J'ai défendu toutes les causes. J'ai même dansé quand on m'a dit de danser, j'ai même chanté quand on m'a dit de chanter, j'ai donné de l'argent, mon nom figure au bas de toutes les pétitions, j'agitais mon briquet allumé à tous les concerts, dans toutes les directions. Aujourd'hui je me consacre aux bulots seulement, que personne n'attaque ni ne défend. J'ai fait de ce journal un havre de paix et de concorde...
Igor : Peu importe. Vous paierez. (Il sort)
Le Chef : Je me sens fatigué. (Il finit d'ôter son déguisement) Tatiana, ne pourriez-vous pas laisser le Spécialiste à son évanouissement ?
Tatiana : Dire qu'il voulait m'épouser !
Le Chef : Sa passion pour les bulots était feinte ! Il nous a trompés !
Tatiana : Il les aimait, à sa manière.
Le Chef : Je parlais d'Igor. Il va revenir à lui.
Tatiana : Il n'est pas de ceux qui renoncent à se venger.
Le Chef : Je parlais du Spécialiste. Mais quoi ! On aura droit à un article haineux, brûlant de rage, et puis on oubliera...
Tatiana : Quel être mesquin tout de même, quel fourbe libidineux !
Le Chef : Bah, Tatiana, soyons indulgents pour la faiblesse humaine.
Tatiana : Je parlais de vous.
Le Chef : Oh ? Alors il vaut mieux que je renonce.
Tatiana : Non, ne baissez pas les bras !
Le Chef : Tatiana...
Le Spécialiste langoureux : Tatiana...
Tatiana : Mon chéri ! Tu reviens à la vie !
Le Spécialiste : Quel cauchemar épouvantable ! Mon père est revenu... Deux fois !
Le Chef : Il avait dû oublier quelque chose.
Le Spécialiste : Tatiana, notre amour... est défendu.
Tatiana s'effondre ; le Chef se lève en se frottant les mains.
Le Chef : Quelle belle journée !
JEUDI
Le Chef au téléphone : Ah, bien ! Très bien ! C'est une bonne nouvelle ! (Raccrochant) Tatiana, je vous aime ! Le département de publicité m'annonce une prochaine campagne pour l'île de Ré ! Nous sommes sauvés !
Tatiana : Mais c'est vous, le département de publicité ! Vous venez de vous l'annoncer à vous-même !
Le Chef : C'est quand même une très bonne nouvelle. Notre action en faveur du bulot est reconnue, cautionnée, encouragée ! Qu'en dites-vous, mon cher Spécialiste ?
Le Spécialiste : Mon père est revenu...
Le Chef : Je suis de bonne humeur. Je vais rappeler cette brave Jeanne avec qui j'ai été un peu dur. Jeanne ? Jeanne mon petit, c'est votre chef qui vous parle, votre Chef bien-aimé ! Je passe l'éponge, je vous lave de tout péché ! Pour moi vous êtes sans tache, revenez ! Il n'y en a pas deux comme vous, vous êtes la seule oui, la seule - peut-être qu'en le répétant cela finira par signifier quelque chose. Nul n'a le droit - et je le dis d'un ton biblique, nul n'a le droit d'empiéter sur les plates-bandes de votre Ego. Vous vous tenez, individu, face au destin irascible, l'œil ferme dans votre orbite ! Et vos cils également ! Vous avez tout votre libre-arbitre ! A bientôt, venez vite. (Il raccroche)
Tatiana : J'espère qu'elle a compris le message !
Le Chef : Parlons de nous à présent.
Tatiana : Encore ?
Le Chef : Savez-vous ce que disait ma mère ?
Tatiana : Non, mais je vais verrouiller la porte.
Le Chef : Elle disait : mon p'tit bonhomme - ou mon p'tit gars, peu importe, en amour il faut se battre jusqu'au bout. Il faut lutter jusqu'à ce qu'il n'y ait d'espoir qu'un peu de cendre refroidie. Et encore ! La cendre peut servir d'engrais, et puis il y a des retours de flamme. Tant que celle que tu aimes n'est pas partie sans laisser d'adresse et ne s'est pas inscrite sur liste rouge, tu dois défendre ton amour ! Voilà ce qu'elle disait, ma mère ! Du moins je pense qu'elle aurait pu le dire, qu'elle était tout à fait susceptible de dire une chose pareille.
Tatiana : Ma mère disait tout le contraire.
Le Chef : Tienstiens, comme c'est intéressant.
Tatiana : Elle ne m'appelait pas "mon petit bonhomme".
Le Chef : J'aime quand vous parlez de vous.
Tatiana : Ma mère et moi étions très proches.
Le Chef relisant un article : Vraiment ?
Tatiana : Quand mon père rentrait ivre le soir, nous nous blottissions toutes deux sous la table de la cuisine.
Le Chef : "Amonceler" prend bien deux "l" quand il est conjugué ?
Tatiana : Nous entendions ses pas : "Blang ! Blang !"
Le Chef : Plutôt bruyant ma foi.
Tatiana : Il approchait de la porte ! Blang ! Blang ! Ma mère frémissait - Ne pleure pas Maman ! Toujours plus près de la porte ! Blang ! Blang ! La porte qui s'ouvrait : Aaaah!
La porte s'ouvre. Jeanne entre portant un trophée de biche.
Jeanne : J'ai écrasé une biche ! Appelez le vétérinaire.
Le Chef : Tatiana, vite ! Passez-moi les compresses ! Il faut bloquer l'hémorragie.
Jeanne : Elle traversait sans regarder !
Le Chef : Personne ne vous accuse, mais vous serez condamnée.
Tatiana : Je sens une côte brisée ! Elle court téléphoner
Jeanne : Sa papatte non pas ne répond pluplus.
Le Chef : Etat de choc émotionnel, sidération psychique. Ne la laissons pas s'endormir ! Jeanne, chantez-lui quelque chose.
Jeanne : Cerf, cerf, ouvre-moi, ou le chasseur me tuera ! Lapin lapin entre et vient me serrer la main...
Le Chef : Elle réagit ! Vite, serrez-lui la patte !
Jeanne : Cerf, cerf, ouvre-moi...
Le Chef : Bon, ça suffit comme ça.
Tatiana : Le vétérinaire arrive ! Il est tout remonté.
Le Spécialiste émergeant : Mais c'est une biche blessée !
Tatiana : Enfin te voilà de retour, mon chéri !
Le Spécialiste : Une biche blessée !
Le Chef : Préparez-le à l'entrée du vétérinaire.
Tataian : Un vétérinaire va entrer, mon chéri ; MAIS CE N'EST PAS TON PÈRE ! Maintenant je dois me convaincre que ce n'est pas non plus le mien. Ce n'est pas mon père ce n'est pas mon père (le Spécialiste finit par l'accompagner) ce n'est pas mon père... (ils serrent les poings, ferment les yeux, se rapprochent )
On entend des pas pesants et la porte s'ouvre. Tous : Ha !
Le Vétérinaire : Homme de l'art ! Homme de l'art si concret qu'il patauge dans le fumier, qu'il empeste le purin, qu'il s'abreuve de lisier, qu'il prescrit aux cochons soixante antibiotiques, qu'il leur tamponne la cuisse quand ils pendent au crochet, je viens le bras souillé d'un intestin de vache consulter cette biche : c'est décidé, je pique !
Jeanne : Qu'ai-je fait ! Je suis une ignoble assassine.
Le Chef : Jeanne, vous gardez toute mon estime.
Silence de mort. Le Vétérinaire prépare sa longue seringue.
Tatiana : Il n'y a donc aucun espoir ?
Le Vétérinaire : Ah moi je pique je pique.
Le Spécialiste : Non ! Vous ne piquerez pas.
Le Vétérinaire : Ecartez-vous ! Place, place à l'homme de l'art !
Tatiana : Cet homme est fait de marbre qui suinte.
Jeanne : Il faudra me passer sur le corps !
Le Vétérinaire : C'est honteux de défendre un animal quand des gens meurent de faim !
Le Chef : Cet argument est imparable : allez-y !
Jeanne : Mais, Chef !
Le Chef : Il a raison, Jeanne, s'il emploie la logique.
Le Vétérinaire les tenant en respect avec sa seringue : Vous avez réussi à sauver le chien mais elle ne m'échappera pas.
Le Chef : Au fond ce vétérinaire est un humaniste.
Le Spécialiste (brisé) : Il n'en reste pas moins un mammifère !
Le Vétérinaire : Voilà, c'est fait. S'apprêtant à sortir : Ce que j'ai entendu ici tient du blasphème. Il y aura des retombées. Il sort.
Le Chef : J'ai bien géré cette affaire !
Le Spécialiste : La biche est morte.
Le Chef : Oui.
Le Spécialiste : Il enverra sa facture.
Le Chef : Oui.
Le Spécialiste : Jeanne et Tatiana sont triste-triste.
Le Chef : Oui, bon, et après ? Nous sommes vivants, tous les quatre ! Asseyez-vous. Ecoutez-moi. Connaissez-vous l'histoire du chat de la mère Michel ? Une histoire que ma mère racontait quand j'étais petit. Bon. La mère Michel avait un chat. Un joli p'tit minou qu'elle appelait Friquet.
Jeanne : Un joli p'tit minou ?
Le Chef : Oui, Jeanne, un joli p'tit minou. Elle l'avait trouvé, grelottant, devant une bouche d'égout. La mère Michel avait bon cœur. Elle le chérit, elle l'adopta...
Le Spécialiste : Elle adopta le petit chat ?
Le Chef : Oui, mon ami, elle adopta le petit chat. Sa vie en fut changée. Fini les longues ruminations et les questions du type : pourquoi j'existe. Quand le chat entrait rapetipeta dans la cuisine...
Tatiana : Le petit chat qu'avait grandi ?
Le Chef : Oui, Tatiana, le petit chat devenu grand, quand il entrait dans la cuisine, la mère Michel disait : "Veux-tu un bol de lait ?" Et quand le chat buvait, la mère Michel se mettait à parler à ses morts...
Jeanne : On ne me l'avait pas racontée comme ça !
Le Chef : Assaillie de fantômes, attaquée par les spectres, la mère Michel hurlait, se débattait, elle se cognait aux meubles ! Là ! Une main d'ectoplasme ! Elle va se poser sur sa gorge ! Une autre vient lui fouiller le thorax ! Et un passé horrible montait montait le long de sa colonne ! Rapetipeta - ses tempes battent comme des enclumes. Ah ! Ah ! Elle crie : On veut m'arracher le cœur !
Le Spécialiste : On ne me l'avait pas racontée comme ça !
Tatiana : Et le petit chat ?
Le Chef : Le petit chat buvait son lait dans son bol rose. Pendant ce temps, la mère Michel, dévorée par le diable, s'armait d'un grand couteau, et se perforait l'abdomen en chantant des chansons, rapetipeton.
Jeanne : Mais elle est horrible votre histoire !
Le Chef : Elle finit tout de même par des chansons.
Tatiana : Je commence à comprendre pourquoi vous vous consacrez aux bulots...
Le Chef troublé : C'est une histoire que ma mère racontait. Une histoire pour les tout-petits.
Jeanne : Ma mère ne m'a jamais raconté d'histoires comme ça !
Tatiana : Ni la mienne !
Le Spécialiste : Ni la mienne !
Le Chef : Vous commencez à m'inquiéter. Vous voulez dire que...
Jeanne : Mais enfin, Chef, ce n'est pas une histoire pour les tout-petits ! C'est un délire paranoïaque !
Le Chef : Ma mère me la racontait le soir, pour m'empêcher de dormir.
Tatiana : Pauvre Chef ! Je me sens tout attendrie ! Voyant le Chef accablé : Oooh ! Qu'il est mignon ! Elle se penche sur lui et l'embrasse. Le Chef tente de la renverser. Eh ! Doucement !
Le Chef : Ah, Tatiana ! Comme j'ai souffert ! Mais me voilà bien récompensé !
Tatiana : Aidez-moi !
Jeanne : Il ne faut pas raviver son trauma enfantin !
Le Chef : Tatiana, vous me rendez fou !
Le Spécialiste : Tu lui rappelles sa mère ! C'est une catharsis.
Tatiana assomme le Chef d'un coup de téléphone.
Jeanne : Pauvre Chef ! Lui qui f'rait pas d'mal à une mouche !
Le Spécialiste : Il était presque guéri !
Tatiana : Vous ne croyez pas que je devrais porter plainte ?
Jeanne : Plainte ? Contre ce pauvre chouchou !
Le Spécialiste : Il est complètement inoffensif !
Tatiana : Mais vous avez bien vu...
Jeanne : Vu ? Quoi donc ?
Le Spécialiste : Rien vu du tout...
Jeanne : Il a besoin de repos, voilà tout. Oh ! Tu lui as fait une bosse !
Le Spécialiste : Il parle ! Il veut nous dire quelque chose !
Jeanne : Mettez des mots sur votre mal, Chef ! C'est très très important la formulation !
Le Spécialiste : Il dit... quelque chose qui prouve sa force de caractère !
Jeanne : C'est notre Chef !
VENDREDI
La lumière se fait sur le trophée de biche, désormais pendu au-dessus de la porte. Les bureaux du côté droit ont été déplacés et forment un angle autour de Tatiana. Silence recueilli.
Le Chef dressant la tête : Igor Pavlovitch vous êtes... Où êtes-vous, Igor Pavlovitch ?
Tatiana : Attention, Chef, ne vous fatiguez pas.
Le Chef : Les autres, où sont-ils ?
Tatiana : Partis faire un reportage. Des bulots échappés d'une grande cuisine.
Le Chef : Nous voilà seuls, donc. Mais, Tatiana, je sens entre nous une barrière infranchissable.
Tatiana : Oui, j'ai changé la disposition des bureaux.
Le Chef : Oh ! Hier... Vous voulez dire que j'étais trop... trop...
Tatiana : Oui.
Le Chef : Et notre relation...
Tatiana : Il va y avoir du boulot...
Le Chef : Alors Tatiana, je vous déclare... On frappe à la porte. Oui, entrez !
Inspecteur 1 : Police politique. Simple contrôle de routine.
Inspecteur 2 : Nous venons inspecter le contenu idéologique de votre journal.
Le Chef : Mais enfin messieurs, à quoi devons-nous...
Inspecteur 1 : Simple visite de routine, vous dis-je. Ce n'est pas un simple appel anonyme qui va...
Inspecteur 2 avec les doigts : Deux !
Inspecteur 1 : Oui, deux appels anonymes, ça fait déjà beaucoup, vous ne trouvez pas ?
Inspecteur 2 : Un journaliste et un vétérinaire.
Inspecteur 1 : Un journaliste, un vétérinaire. En effet. Vous n'avez rien à craindre.
Le Chef : En ce cas, faites comme chez vous ! Inspectez comme bon vous semble ! Nous répondrons à toutes vos questions.
Ils commencent à retourner les tiroirs, écarter les bureaux, malmener Tatiana, etc... , Puis ils entraînent chacun à une extrémité de la pièce et les interrogent séparément.
Inspecteur 1 : Parlez-moi de votre journal. Quelle ligne suivez-vous ?
Le Chef : Eh bien, ici, à Bulot Magazine...
Inspecteur 2 à Tatiana : De quoi parle votre journal ?
Tatiana : De bulots.
Inspecteur 1 : Une raison précise à cela ?
Inspecteur 2 : Pourquoi parlez-vous de bulots ?
Le Chef : Je vous réponds tout net : pourquoi pas ?
Tatiana : C'est un créneau porteur.
Le Chef : Nous traitons du bulot sous toutes ses formes.
Tatiana : C'est un magazine consacré à l'actualité du bulot.
Inspecteur 1 : Vos lecteurs ?
Inspecteur 2 : Qui vous lit ?
Le Chef : Notre lectorat est très large...
Tatiana : Quelques amateurs de bulot.
Le Chef : Bulophiles, bulolâtres, bulophages même, ceux qui comme nous...
Tatiana : Il y a aussi des recettes de cuisine.
Le Chef : ... ont une certaine idée du bulot. Même si, je le vois, le bulot n'a pas que des amis.
Tatiana : En résumé, une ligne généraliste, centrée sur les bulots.
Les deux inspecteurs confèrent et confrontent les réponses sur leurs petits carnets.
Inspecteur 2 (lisant les réponses de l'Inspecteur 1) : Ça concorde !
Inspecteur 1 : Ouaip. Au Chef : Que savez-vous du monde extérieur ?
Le Chef : Il continue de tourner, je suppose.
Inspecteur 2 : Comprenez-vous que votre propos puisse irriter bien des gens ?
Le Chef : Comment cela ?
Inspecteur 1 : Nous n'avançons pas. Asseyez-vous tous les deux, là, côte à côte, comme ça. Avez-vous entendu parler des guerres, des famines, des épidémies de sida ?
Le Chef : Ah, comme je dis toujours, pas de ça chez nous : nous sommes tous ici très très sains ! Tatiana, montrez vos dents. Nous faisons parfois du jogging. Surtout Tatiana. Notre spécialiste maison a une santé de fer, un moral d'acier. Ce n'est pas une famine qui pourra l'ébranler. Nous avions bien un réfugié politique mais il s'opposait à la ligne éditoriale, alors il est parti.
Inspecteur 1 : Parce qu'il refusait de parler bulot ?
Le Chef : Oui.
Inspecteur 2 : Tout cela n'arrange pas votre affaire.
Inspecteur 1 : Nous allons vous expliquer. Nous, à la police politique, on n'est pas très exigeants. Tout ce qu'on vous demande, c'est un peu de conscience. Une pétition par-ci, une manifestation par là, selon le programme fixé par la révolte hebdomadaire.
Inspecteur 2 : Nous exigeons simplement un peu de foi en la dignité humaine, un peu d'implication dans le malheur d'autrui.
Inspecteur 1 : Si vous n'avez pas le temps d'aller manifester, de faire le siège des ambassades, vous pouvez déléguer.
Inspecteur 2 : Et rien ne vous empêche, au détour d'un article, de dénoncer en vrac le déficit démocratique, les atteintes à la liberté de la presse, les injustices et tous les unilatéralismes.
Inspecteur 1 : Vous pourriez chaque jour parrainer une cause.
Le Chef : Mais quel rapport avec les bulots ?
Inspecteur 1 : Il ne comprend pas. Mademoiselle a compris, elle, je le lis dans ses yeux. Ecoutez bien : Vous-ne-pouvez-pas-parler-de-bulot ! C'est interdit !
Inspecteur 2 : Lisez vous-même ces éditos. Ne comprenez-vous pas que quelque chose manque ici ? Et là, et là ! Manque de quoi selon vous ? De sel ? Meunon ! De piquant ? Meeeuuuunooon ! Il manque le lait de la tendresse humaine !
Inspecteur 1 : Nulle part vous n'écrivez que notre cerveau est une prodigieuse machine, incomparablement supérieur à celui des bulots ! Nulle part vous n'avez mis en garde vos lecteurs contre l'amour des bulots dégénérant en haine du genre humain ! Quand donc avez-vous signalé, comme avertissement aux jeunes lecteurs, que les hommes, sur l'échelle des êtres, se situaient bien plus haut que les bulots ! Lorsque vous parlez des bulots, vous oubliez d'affirmer la grandeur de l'Humain ! Savez-vous, mon petit Monsieur, que Hitler a interdit le gavage des oies ?
Le Chef : Et les oies, faut-il les condamner pour cela ?
Le Spécialiste et Jeanne entrant triomphalement : Dissimulés dans des bouchées à la reine, ils trompent la vigilance de leurs gardiens ! Mais…?
Inspecteur 1 : La plaisanterie est finie, les petits, on embarque votre patron.
Le Spécialiste : Messieurs, messieurs, notre chef a péché, notre chef a menti, d'accord. Il a ses faiblesses, oui, mais tout cela ne nous dit pas quel est, exactement, votre rôle.
Inspecteur 2 : Ce que nous sommes ? Vous n'avez toujours compris ?
Inspecteur 1 : Nous sommes les dignitaires du régime : nous sommes les glorificateurs de choses humaines, les dignificateurs du crime par désespoir, du meurtre par chagrin, de l'escroquerie par tristesse, souffrance ou mauvais traitements subis étant enfant.
Inspecteur 2 : Dans ce monde-ci, mes amis, dans ce monde d'escrocs malheureux, de meurtriers traumatisés, notre rôle est d’exalter l’Homme, en introduisant partout où il le faut, un semblant de dignité. Voyez par exemple celui-là, dont les journaux parlaient hier. Il a tué une vieille dame pour faire des cadeaux à ses enfants. C'était Noël, et donc, justifié par la dignité – une forme sublimée de nécessité. Un drame humain est toujours digne, c'est notre règle et notre loi. Bien sûr, s'il ne l'avait pas tuée, cette vieille dame ne serait peut-être pas morte – mais elle est morte dignement, que demander de plus. Et lui, en prison, que fait-il ? Il lutte pour conserver sa dignité – ou pour la retrouver, c'est selon. Et la famille de la vieille dame ? Très digne également. Un fil électrique retrouvé sur les lieux : l'homme était électricien, un artisan honnête comme cent mille autres en France. En quête d'identité mais pas de dignité, dont ils ont à revendre. Bref, le meurtre, le procès, l'incarcération, tout cela très dignisé, et le petit garçon plaidait pour son papa, et la petite fille de la grand mère plaidait pour le travail de deuil que sa famille allait, enfin ! Pouvoir entreprendre, car ils voulaient comprendre, comprenez-vous, comprendre pourquoi cette femme était morte – or pour la plus grande dignité de chacun, il s'avéra que l'électricien en question avait essuyé des abus sexuels en son jeune âge, ce qui expliquait tout, et la scène de crime : Posé au centre de la pièce, son corps martyrisé luisant d'effroi splendide, son visage irradiait une glueur sereine, une fois retirée la prise qui obturait son nez, l'œil jaunirance, tu te souviens, et la peau sèche, petite trompette de Jéricho, ma petite valse musette, nous deux, tu te rappelles, au milieu de ce grand écarlage, trônait la scène hideuse, belle pour peu qu'on opte pour l'angle digne, belle, baignant dans un sang tiède, illuminée de rouge ! Elle s'était effondrée avec un frou doudoux. Et sa cloison nasale, entrouverte, groufait de filaments nerveux. C'était beau, c'était digne, c'était douloureux. Voilà pourquoi votre Chef est arrêté.
Tatiana : Pauvre chef !
Jeanne : Lui qui ne ferait pas de mal à une mouche !
Inspecteur 2 : Inutile de pleurer. Nous vous le rendrons une fois qu'il sera digne.
Le Chef : Attendez ! Vous me prenez de court, mais laissez-moi faire mon testament politique.
Inspecteur 1 à Inspecteur 2 : Après tout pourquoi pas ? Allez, bon !
Le Chef (voix tremblante) : Mes enfants… Toutes ces années, j'ai été votre chef bien aimé, sévère mais un bon bougre avec un cœur ad hoc. C'est fini aujourd'hui. Mais vous poursuivrez la tâche ! Ne vous écartez pas de la voie tracée ! En toute chose, pensez bulot, sentez bulot, agissez comme un bulot vous aurait dit de le faire. Ne rampez pas au fond des océans ! Mais bien plutôt, ici, à la surface de la terre, et vérifiez de temps en temps le compteur d'eau et d'électricité. (Les Inspecteurs l'entraînent)
Jeanne : Ils ont emmené le Chef ! Qu'allons-nous faire maintenant ?
Le Spécialiste : C'est bien simple : suivre la voie qu'il a esquissée ! Honorer sa mémoire en tout. Toujours nous demander : qu'aurait-il fait s'il avait été là ? Répondre au téléphone. Commander une pizza.
Jeanne : Et quand il restait là des heures à ne rien faire.
Le Spécialiste : Nous perpétuerons son esprit.
Tatiana : Mais il n'est pas encore mort.
Le Spécialiste : Alors faisons comme s'il n'était pas là.
Jeanne : Ne nous croisons pas les bras, préparons un brûlot pour l'édition de demain.
Le Spécialiste : Bonne idée ! Tatiana, quoi de neuf sur les bulots ?
Tatiana : Ce ne sont pas les bulots qui nous rendront notre Chef !
Le Spécialiste : Nous ne pouvons abandonner la ligne éditoriale. Si le Chef avait été là, Tatiana, s'il avait été parmi nous, bien présent, il aurait dit sans doute…
Tatiana : "Parlons de nous Tatiana".
Le Spécialiste : Mmmh, peut-être, mais il t'aurait aussi confié un sujet d'article. Mettez-vous au travail mes petites ! (Se reprenant) : Mais… que fais-je ? Je n'ai pas la carrure, je n'ai pas les épaules. Et me voilà à présent qui distribue les ordres…
Jeanne : Ne flanche pas, Spécialiste. Va, va dire au chef que nous tiendrons l'orage ! Dis-lui que nous nous battrons jusqu'au dernier bulot ! Allez, file ! Et ne reviens pas sans lui ! (Elle le met dehors) C'est qu'il devenait autoritaire celui-là. Bon, Tatiana, au boulot !
SAMEDI
Jeanne et Tatiana, seules, méditent sur les événements de la veille. Igor Pavlovitch et le vétérinaire, dorénavant alliés, ont cherché à s'emparer du journal, et ils l'auraient fait sans l'intervention de Nestor, le chien de la voisine. La voisine elle-même, étant descendue, élabora un plan visant à restaurer l'intégrité de Bulot Magazine, un plan qu'elle exposa aux oreilles complices de Jeanne et de Tatiana. Mais ce plan consistait, semble-t-il, en chuchotis, rien donc qui fût discernable au dramaturge ni au public. C'est pourquoi la scène ne figure pas dans l'exposé dramatique. Nous sommes samedi matin, Jeanne et Tatiana sont seules, il fait beau dehors et Jeanne, devant l'écran de l'ordinateur, consulte son courrier.
Jeanne : Bien sûr que je sais ce que c'est qu'une chlamyde, qu'il est bête mon ami bolivien. Le voilà qui s'entiche de grec et de latin.
Tatiana résolue : C'est décidé, j'aime le Chef !
Jeanne : Moi aussi, j'aime le chef. Nous l'aimons tous.
Tatiana : Oui, mais moi non seulement je l'aime, mais je veux l'épouser ! Consulte les coquillages, Jeanne, lance les cauris, dis-moi si nous serons heureux.
Jeanne réunit ses bulots, étale une serviette et puis lance : Bulots, petits bulots, dites-moi la vérité !
Tatiana : Alors ?
Jeanne : Hmmm. Cela ressemble beaucoup au temps qu'il fera demain. (Elle relance) Nuageux, éclaircie en fin de journée, minima, maxima… (Elle relance) Il fera froid au nord et chaud au sud.
Tatiana : Mais je veux dire… nous ?
Jeanne relançant : Je vois… Je vois la vie ! La vie qui éclate, la vie qui vit ! Beaucoup de bonheur ! Le Chef échappera à tous les dangers, il franchira tous les obstacles : crois-moi, il reviendra en pleine forme, bourré de vitamine C.
Tatiana : Et nous serons heureux ?
Jeanne : Por supuesto, ma chérie, por supuesto.
A partir d'ici fragments incomplets...
Entrent deux personnages portant des masques vénitiens.
Premier masque : Mesdemoiselles, nous sommes venus vous annoncer…
Deuxième masque : Hélas, une bien triste nouvelle pour un ou plusieurs cœurs amoureux.
Tatiana : Oddio, il Capo…!
Premier masque : C'est triste à dire, mais votre chef…
Jeanne : Che cos'è sucesso ?
Deuxième masque : Il a tenu bon, vous savez. Mais ça n'a pas duré.
Premier masque : On l'a porté sur bien cent mètres.
Deuxième masque : Là-dessus, un mur s'est effondré.
Jeanne : Le Chef, écrabibouillé ?
Deuxième masque : Aucun homme n'aurait résisté !
Premier masque : Alors, lui, pensez !
Deuxième masque : N'importe qui peut tomber du troisième étage.
Jeanne : Le Chef, défenestré ?
Deuxième masque : Mais rares sont ceux qui peuvent s'en relever.
Premier masque : Dès le corps arrivé au columbarium, l'autopsie pratiquée révéla des traces d'arsenic dans le café servi la veille au prisonnier.
Jeanne : Le Chef, empoisonné ?
Deuxième masque : Et cette confiance, tout au bord de la plage, il nous l'insufflait ! (L'autre acquiesce) Mais qui donc aurait pu croire qu'il ne savait pas nager ?
Premier masque : Mes enfants, soyez fortes, soyez courageuses.
Deuxième masque : A cinq mille mètres, même un alpiniste chevronné…
Tatiana : Menteurs ! Jamais le Chef ne serait parti à la montagne, ni à la mer, il ne buvait pas de café, et si j'exagère, tant pis, je ne veux plus vous voir.
Le spécialiste racontant le procès : le chef, debout à la barre : « Nous vivons au temps de la farce. L'Occident est une église où ni les officiants ni les fidèles ne croient plus en Dieu. Il est de bon ton d’afficher un idéal, des convictions, de parler dans le vague de choses qui doivent bouger, et chacun acquiesce, et personne n’est dupe, et la farce peut aller de l’avant. On l’habille de costumes-cravates. On la hèle dans les couloirs, elle s’appelle intérêt partagé, devoir de mémoire, droit d’intervention. Présent passé futur devant derrière devant partout sur la terre comme au ciel, j’ai feint de croire, j’ai fini de feindre que je crois. »
Vous imaginez bien que le chef creusait sa propre tombe ! C’était inéluctable ! Mais tout changea lorsque le chef s’absenta pour aller aux toilettes et qu’il en revint en oubliant de fermer sa braguette. Dès lors la plaidoirie du chef, ses appels à la vigilance, sa remontée de l’effet à la cause jusqu’à la cause qui n’a pas été causée, importaient moins aux yeux des juges que ces deux faits liés, à savoir 1) sa braguette, 2) le fait que celle-ci fût ouverte, et tout le discours eschatologique du chef, et sa dénonciation d’un Dieu terrible écrasant les humains, semblaient peu de choses à côté de ces deux éléments, c'est-à-dire d’abord sa braguette, ensuite le fait que celle-ci était ouverte, et quand le chef, vibrant d’une juste indignation, se posait en juge de l’Occident et de toute notre civilisation, ses juges eux-mêmes n’avaient d’yeux que pour deux évidences, en résumé : primo, sa braguette, deuxio : le fait que celle-ci fût ouverte, et c’est ainsi qu’ils rendirent leur jugement. Les juges conclurent très sagement que loin d’avoir nié sa part humaine et de s’être placé au-dessus des sentiments communs, le chef avait manifesté avec éclat, et avec sa braguette, qu’il était un mortel, et que par conséquent il ne risquait nullement de corrompre la jeunesse, et ne représentait nul danger pour la civilisation. Et tout cela parce que le chef avait oublié, en sortant des toilettes, de fermer sa…
Tatiana : Bon, bon !
Retour du chef : assis milieu scène, yeux écarquillés, teint pâle :
Le Chef : j’ai partagé ma cellule avec une femelle gorille !
Tatiana : Mais, chef, c’est épouvantable !
Le Chef : Oui, la malheureuse s’était évadée d’un laboratoire pharmaceutique. Elle réclamait un procès. Elle m’a dit que j’avais de la chance, car pour elle, on la jugeait dépourvue de subjectivité, et donc de responsabilité : le droit entraînant les devoirs, elle ne pouvait être soumise à la loi, et on l’a renvoyée sans autre forme de jugement se faire inoculer un virus mortel, juste pour vérifier qu’elle en mourrait.
Pièce inachevée.
les nuits sont longues?
sinon c est du gentil n importe quoi. J aime bien. Je finirai la lecture (c est long) pendant la sieste du drolet
Rédigé par : Mouton | mercredi 14 jan 2009 à 17:53
Prends ton temps. Les nuits ne sont pas longues, c'est une pièce que j'ai écrite en 2000 et n'ai jamais terminée.
Rédigé par : Anthropopotame | mercredi 14 jan 2009 à 18:35