Assisté hier au film "La Guerre de Pacification en Amazonie", tourné entre 1971 et 1975 par Yves Billon. La projection avait lieu dans le cadre des "lundis de Survival", tous les premiers lundi du mois à "la Filmothèque" de la rue Champollion, à Paris. Demandez le programme!
Le film était suivi d'un débat animé par Patrick Menget, président de Survival-France et directeur de recherche de votre serviteur. Je n'entrerai pas dans un débat sur le cumul des mandats, mais il est probable que le temps que Patrick a passé à lire ma synthèse et à la commenter a vraisemblablement permis, en sous-main, l'extermination d'un peuple entier en Nouvelle Guinée ou dans les îles Aléoutiennes, laissé sans défense, abandonné de tous. Eh oui,c'est l'un des nombreux paradoxes de la recherche-action.
A l'ouverture de la Transamazonienne, projet-phare des militaires, la Fondation Nationale de l'Indien (FUNAI) récemment créée a eu pour mission de contacter les populations indiennes qui se trouvaient sur son chemin - Parakanã, Kararaho, et autres. Le contact avait lieu grâce au pistage et à l'approche par des interprètes, et par l'offrande de vêtements, de perles et d'outils. Une fois contactés, les Indiens étaient regroupés autour de "postes d'attraction" qui suscitaient en eux une dépendance progressive aux objets manufacturés. Il s'agissait là, dans l'esprit des indigénistes et "sertanistas" de la FUNAI, d'un moindre mal, permettant de retarder le moment où ces Indiens seraient "intégrés" ou purement et simplement exterminés. Photo tirée du site Survival International
La "pacification" elle-même était sujette à caution, ces Indiens n'étant pas hostiles. Caméra à l'épaule, Billon nous fait découvrir leurs visages souriant, leurs cris de joie, un chien sous le bras et une pièce de tissu dans l'autre, mais le plus souvent ce qu'on lit sur ces visages est la stupéfaction. Puis la caméra vagabonde, en plusieurs points du Brésil. Chez les Xikrin du Xingu, protégés par le Parc Indigène créé par les frères Villas-Boas. Chez les Karaja de l'île du Bananal, où la FUNAI cherchait à mettre en place un immense élevage bovin. Il fut même tenté, chez eux, d'implanter une police indigène formée à la caserne, pour supplanter l'autorité traditionnelle. Là encore, c'est la stupeur qui prédominent, femmes et enfants tétanisés par le passage de milliers de bovins, menés par des garçons-vachers.
"Ce n'est pas un film sur les Indiens", a dit le réalisateur, "c'est un film sur nous-même, sur l'avidité, sur l'absence de pitié et de considération".
Le débat qui a suivi a suscité en moi un certain malaise. Dans les années 70, en effet, on ne donnait pas cher de la peau des Indigènes brésiliens. A les voir ainsi s'essayer au maniement de la hache métallique, errer en bord de ville-champignon, sortir de la forêt pour buter sur la route, on éprouve quelque chose proche de la nausée. Mais les commentaires, hélas trop prévisibles, portant sur la "corruption" de peuples et de cultures jusque-là intouchées, comme si les Indiens étaient de petits enfants angéliques irrémédiablement dévoyés, appellent des réponses.
Les Indiens ne sont pas des peuples sans histoire. Lorsqu'ils découvrent la modernité technologique, ils se l'approprient. Ils s'adaptent. La question qui se posait dans les années 70 était celle d'une course contre la montre, où l'extermination pouvait l'emporter. Sans doute ces hommes que l'on voit manier pour la première une machette, découvrir de petits sacs en plastique contenant des perles, ont-ils fait des cauchemars des années après, se sont fait rouler dans la farine 1000 fois avant de comprendre quelque chose à la valeur d'un échange. Mais à la mille et unième fois, ils ont compris. Leurs enfants ont compris dès la troisième fois, et leurs petits enfants sont des échangeurs avisés.
Comme fusaient les invectives contre le Brésil "qui massacre ses Indiens", Patrick Menget a dû rappeler que la Constitution de 1988 était une des plus avancées qui soit en ce domaine. Les expériences menées chez les Karaja ont été abandonnées, les éleveurs déplacés, et comme on le constate souvent chez les populations migrantes (sauf que la migration, ici, est un déplacement dans le temps, d'une ère à l'autre), "ce que le fils veut oublier, le petit-fils veut l'apprendre".
L'immense majorité de la population brésilienne ne trouve rien à redire à ce que les Indiens vivent selon leurs usages, dans des territoires qui leur sont concédés, et qui couvrent aujourd'hui 13% du territoire national, pour 0.2% de la population. C'est le front ruraliste qui cherche à semer la discorde, à lever des boucliers, répétant à l'envi "beaucoup de terres pour peu d'indiens" - mais que beaucoup de terres soient dédiées aux bovins ne les affecte pas. Voici, en vert, les Terres Indigènes d'Amazonie (ce sont elles qui sont principalement concernées):
Donc les Indiens ne sont pas des enfants innocents, ce sont des hommes qui réfléchissent et mettent en place des stratégies de défense, quand on leur en laisse le temps. Le Brésil n'est pas un exterminateur d'Indiens, c'est un pays qui cherche à concilier la différence culturelle avec l'obligation de soigner et d'instruire qui est celle de tout Etat contemporain. Les Indiens ne constituent plus un "problème" au Brésil, sinon localement (sachant que depuis l'origine ce sont les colons portugais qui ont constitué un "problème" pour les Indiens).
Le problème du Brésil, aujourd'hui, c'est un corpus de lois environnementales strictes que le gouvernement n'a tantôt pas les moyens, tantôt pas la volonté, d'appliquer.
La femme en manteau de fourrure qui déplorait la disparition de la forêt, depuis le cinquième rang, ignorait sans doute que le soja qui poussait à la place finissait dans l'estomac d'un porc breton ou d'une vache laitière normande ou d'un poulet industriel au Mans. Et donc, pour finir, dans le sien.
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