Dans "Le Temps et la Chambre", pièce de Botho Strauss autrefois mise en scène par Chéreau, un personnage débute un monologue comme ceci "Je me lève tôt le matin, je m'habille, je me prépare un café, puis je me redéshabille. Je suis indifférent..." A mesure qu'il va déclinant l'éventail de son indifférence, le personnage s'en prend à l'Absolue Négligence, qui déploie ses ailes noires, puis stigmatise ou honnit les placards de cuisine où pendent de vieilles tartines desséchées.
Et son comparse de le reprendre: "Tout ce que tu as dit sur ton indifférence, tu aurais pu le dire de ton émotivité".
Ce monologue me va comme un gant. En réalité, je suis adepte de ces propositions de Schopenhauer: "Pardonner et oublier, c'est jeter par la fenêtre une expérience chèrement acquise", et cette autre: "le sentiment de Justice n'existe pas. Seul existe le sentiment d'injustice chez celui qui a été lésé."
Mais pour être franc, les injustices dont je m'estime victime entraînent chez moi des réactions disproportionnées. Autrefois, je jugeais bon d'ameuter la terre entière dès que je me considérais comme leurré, trompé, trahi. J'avais le temps, à l'époque, de me lancer dans des correspondances rageuses et interminables avec la Présidence de la République, France Télécom ou une agence immobilière. Au vu des résultats j'ai abandonné cette tactique.
Je demeure toutefois extrêmement sensible aux mésaventures amoureuses. Mais la Loi ne tient nul compte des sentiments qui peuvent agiter un amant déçu ou trahi. La rupture d'un engagement, la trahison d'une promesse, la souffrance endurée, ne sont pas considérées par le code civil. Alors qu'en cas de meurtre ou d'accident le jury accompagne la victime dans le désir de "comprendre", dans le fait de nier "la fatalité de l'accident", en revanche il n'est fait nulle mention de la fatalité d'un amour qui décline, et du désir de comprendre de celui qui reste à quai.
Que reste-t-il ? Le désir de vengeance, le désir, à défaut d'autre chose, de faire mal, de blesser, d'atteindre d'une manière ou d'une autre, démarche vaine à mesure que l'autre sombre, doucement, dans l'indifférence à votre égard. Certains s'empressent d'écrire des romans. Comme nombre de liaisons se nouent dans un même milieu professionnel, la vengeance peut s'exercer par la calomnie, l'entrave à la carrière, la création de faction ou de coterie. Une ex, Normalienne elle aussi, avait bloqué la candidature du père de son enfant à l'Université où elle exerçait. Le dossier était mauvais et il ne payait pas de pension alimentaire.
Ma méthode est différente, moins efficace, et moins franche. Je m'inspire d'un poème de Segalen, "Eloge et Pouvoir de l'Absence":
Je ne prétends point être là, ni survenir à l'improviste, ni paraître en habits et chair, ni gouverner par le poids visible de ma personne,
Ni répondre aux censeurs, de ma voix; aux rebelles, d'un oeil implacable; aux ministres fautifs, d'un geste qui suspendrait les têtes à mes ongles.
Je règne par l'étonnant pouvoir de l'absence. Mes deux cent soixante-dix palais tramés entre eux de galeries opaques s'emplissent seulement de mes traces alternées.
Et des musiques jouent en l'honneur de mon ombre; des officiers saluent mon siège vide; mes femmes apprécient mieux l'honneur des nuits où je ne daigne pas.
Égal aux Génies qu'on ne peut récuser puisqu'invisibles,- nulle arme ni poison ne saura venir ou m'atteindre.
Dans l'idéal, c'est ma méthode. Dans la réalité, la fin de mon règne est survenue depuis longtemps, et c'est Cavafis qui l'exprime. Il suffira au lecteur de remplacer "Alexandrie" par le nom de celui ou de celle qu'il faut quitter - le poème s'intitule "Les Dieux abandonnent Antoine":
Lorsque soudain à l'heure de minuit,
tu entendras passer la troupe invisible
dans un cortège d'exquises musiques et de voix -
ne te lamente pas en vain sur ton sort,
ton destin qui t'abandonne,
tous tes desseins qui partent en fumée.
Avec courage,
comme quelqu'un qui s'y attendait,
fais tes adieux à Alexandrie
qui s'éloigne de toi.
Surtout ne t'abuse pas, ne te dis pas
que ce n'est qu'un rêve
que tes oreilles se sont trompées;
ne daigne point tels vains espoirs.
Comme si tu t'y attendais depuis toujours,
avec le courage
de quelqu'un qui fut digne de cette ville,
approche-toi d'un pas ferme de la fenêtre
et écoute avec émotion,
sans te laisser aller aux invocations des lâches
- leurs lamentations! -
écoute comme une ultime jouissance
les instruments exquis de la troupe secrète
et fais tes adieux à Alexandrie que tu perds.
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