Quelle sensation ambiguë de peur et d’euphorie, de savoir que quelqu’un vous poursuit pour vous tuer ! Comme il est bon d’avoir une base réelle à sa propre paranoïa !
Rubem Fonseca, Vastas Emoções e Pensamentos Imperfeitos (1988)
Né en 1925 à Juiz de Fora (Minas Gerais), Rubem Fonseca est dès le berceau mené régulièrement au cinéma par sa nounou, fervente cinéphile. Il choisira cependant l’écriture car à huit ans, on lui offre une machine à écrire plutôt qu’une caméra. Venu très jeune habiter Rio, qu’il ne quittera plus, il fait des études de droit, exerce le métier d’avocat, puis entre à l’Ecole de Police, et exerce, cette fois, en tant que commissaire. Il étudie l’administration publique à Boston, et devient administrateur dans une grande compagnie d’électricité. Plus polémique est son travail de technicien de l’information à l’IPES, l’Institut de recherches et d’études sociales, instrument de propagande au service des opposants au président João Goulart, destitué en 1964 par un coup d’Etat militaire. Ce passage par l’IPES est tantôt minimisé, tantôt monté en épingle pour faire de Rubem Fonseca un homme aux origines idéologiques un peu troubles. Il est certain que la première partie de sa carrière le place du côté de « l’ordre établi » : il n’est guère étonnant qu’il ne se soit pas senti d’affinités avec la tentation communiste du président Goulart, qui incita les militaires à réagir. A partir de 1970, cependant, un changement se produit, semble-t-il, dans le regard que Fonseca porte sur la société brésilienne : le diagnostic porté sur la nature humaine, hérité d’auteurs tels que Graciliano Ramos, bascule dans l’interrogation, souvent aiguë, sur l’origine sociale du malaise brésilien. On sent là un arrière-plan littéraire qui se rapproche des classiques américains tels ceux de Jim Thompson - Fureur noire, entre autres, dont on sent quelques réminiscences dans le recueil de nouvelles O Cobrador (1979). La marque première de ce changement est l’abandon de toute carrière professionnelle au profit de l’écriture, romanesque ou scénaristique, dont il vit aujourd’hui. .
Il avait trente-huit ans lorsqu’il publia son premier recueil de nouvelles (Os Prisioneiros, les Prisonniers, 1963). Il participe alors de la rénovation de la fiction urbaine, qui prend en compte les bouleversements démographiques du Brésil dans les années qui accompagnèrent « le Miracle Brésilien ». Ce miracle, qui correspond aux premières années de dictature militaire, révélera en 1973, avec le premier choc pétrolier, sa face obscure : exode rural, explosion démographique, transformation de Rio et São Paulo en mégalopoles. La violence urbaine évolue à mesure que l’extrême misère et l’extrême richesse se côtoient, de manière toujours plus explosive, tout particulièrement à Rio. Les contes de Rubem Fonseca qui évoquent ce phénomène (« Feliz Ano Novo », 1975, « O Cobrador », 1979, publiées dans les recueils éponymes), restituent, en se focalisant sur les bourreaux, la montée d’une violence qui est l’expression d’une véritable guerre civile, fondée sur la haine. A la révolte qui motive les crimes apparemment gratuits des jeunes délinquants, répondent l’inconscience et le mépris des classes aisées. Ces nouvelles, concises, inquiétantes, ne sont qu’une facette de son art de conter. L’une de ses nouvelles les plus déroutantes, extraite également du recueil Feliz Ano Novo, s’intitule « Corações Solitários », et ressemble à un labyrinthe kafkaïen : un ex-reporter aux affaires criminelles, embauché dans une revue féminine destinée aux classes populaires, découvre que l’ensemble du personnel de la revue est masculin, qu’il doit écrire lui-même le courrier des lectrices, découvre finalement que cette revue est lue principalement par des hommes des classes aisées, et que le seul véritable courrier qu’il ait reçu, celui d’un homme aimant se travestir, provenait du rédacteur en chef. On pourra voir là toute sorte de métaphores, glissements, ou masques, mais la tentation métaphorique est trop grande dans les romans post-modernes pour que nous y cédions.
Ce même chassé-croisé apparaît dans le roman Bufo & Spallanzani (1985) : les parcours de Gustavo Flávio, écrivain au « noir passé », aujourd’hui sybarite incapable de répondre à l’exigence de son éditeur, et de l’inspecteur Guedes, policier malingre, poussiéreux, mais honnête, se croisent en un suspense toujours désamorcé par la construction du récit en succession de tableaux (six au total), chacun semblant emprunter à un genre différent : roman noir, roman dans le roman, science fiction, et même livret d’opéra pour le passage relatif à la pension du Pic de l’Epervier, l’ensemble tenu par la personnalité du narrateur, sa désinvolture, sa faconde, sa libido. Comme dans tout bon roman noir, des confusions tendent à s’établir, entre le narrateur et l’assassin, bien sûr, mais aussi entre l’écrivain et l’inspecteur, le premier se servant de fragments de réalité pour construire des fictions, et l’autre pour reconstituer des vérités. Cette confusion est établie magistralement dans des scènes qui sont de véritables dialogues de théâtre, où des didascalies permettent au lecteur d’appréhender la gestuelle (s’essuyer le front, par exemple) qui suggère l’identité des deux hommes. Mais ce procédé n’est pas employé pour infliger au lecteur quelque magistrale leçon sur l’identification ultime ou sur l’ars scrivendi. La belle métaphore initiale de l’écriture assimilée à l’acte sexuel, par le biais d’un rêve où la main de Tolstoi émergeant de sa manche pour tremper sa plume dans l’encrier semble se muer en pénis, accompagne le récit, à la manière d’un trompe-l’œil faussant toute perspective.
Homme discret, Rubem Fonseca accorde peu d’interviews, et plus volontiers à des interlocuteurs étrangers que Brésiliens. La publication de ses livres donne lieu à un grand battage médiatique, bien que ces dernières années les critiques soient quelques peu mitigées, et l’on discerne en filigrane comme un reproche permanent et muet - encore qu’on l’ait vu exprimé de-ci, de-là : Rubem Fonseca ne se renouvelle pas, il use des mêmes ficelles, il a renoncé à l’ambition de tout écrivain qui se respecte, celle qui consiste à « créer ses propres modèles », modèles d’où peut naître une postérité. Il est clair que les imbroglios romanesques de Fonseca, dont deux, parmi les plus récents (Vastes émotions et pensées imparfaites, et Le Sauvage de l’Opéra) renvoient bien davantage à la fiction cinématographique que proprement littéraire, peuvent décevoir le lecteur. La superposition de lignes d’intrigues parfaitement improbables (trafics de diamants et poètes russes, dans le cas de Vastes Emotions) semble former une excellente matière à telenovela, ces feuilletons extraordinaires devant lesquels le Brésil retient son souffle. Mais cette attente déçue n’est-elle pas le signe d’un malentendu fondamental sur ce que serait, en littérature, le champ du possible ?
Lévi-Strauss, dans La Pensée Sauvage (1961), établissait, dans le domaine de la pensée, la distinction entre bricoleur et technicien, le premier utilisant pour construire ce qu’il a sous la main, le deuxième créant les outils ad hoc qui lui permettront de réaliser ses projets. Un technicien, en littérature, crée son style, son modèle, pour parvenir à ses fins. Rubem Fonseca bricole. Grand lecteur d’ouvrages hétéroclites, il puise dans les livres comme dans sa propre expérience. Il ponctue son récit de parenthèses techniques ou absconses mais de la même manière surgissent des personnages n’ayant aucune fonction centrale, souvent des miséreux ou des misérables, mais ces misérables ont un nom. Nous sommes à l’intérieur, si je puis m’exprimer ainsi. Chargés d’humanité ils balaient un couloir, vendent des boulettes de maïs, ou attendent humblement qu’on leur désigne la personne qu’il faudra tuer. Et quand survient le meurtre, la mort du portier n’est pas traitée différemment de celle de la maîtresse de maison.
On voudrait que la littérature renvoie systématiquement à elle-même, que tout roman soit une métaphore de l’art romanesque, car la vie en tant que telle ne forme pas sens. La leçon est apprise depuis Flaubert et Proust : le sens de la vie se trouve dans les romans, et la vraie vie, « la vie découverte et éclaircie », c’est la littérature. Cette identité abusive est désamorcée chez Rubem Fonseca : on cherche de la littérature mais on trouve, d’abord, de la vie. Dans A Grande Arte, l’art du maniement du poignard est traité dans la foulée des règles du jeu d’échec. Mais lorsque intervient le combat final entre le Maître d’armes Hermès et Camilo Fuentes le Bolivien, l’évaluation des possibilités de frappe par Hermès, l’exposé du nom des coups et de leurs variantes n’a pas la même résonance qu’un gambit ou un coup du berger, ni les mêmes conséquences. Car quand Hermès se décide à frapper, son adversaire le tue.
Bibliographie de Rubem Fonseca (en français)
Le Cas Morel, suivi de Bonne et Heureuse année, trad. M.Wüncher, Flammarion, 1979
Du grand art, trad. Ph. Billé, Grasset, 1986
Buffo et Spallanzani, trad. Ph. Billé, Grasset, 1988
Vastes émotions et pensées imparfaites, trad. Ph. Billé, Grasset, 1990
Un été brésilien (Agosto), trad. Ph.Billé, Grasset, 1997
Le Sauvage de l’opéra, trad. Ph. Billé, Grasset, 1998
Dites-moi, cher ami, tenez-vous table ouverte, quelque part, une espèce d'université populaire, et libre, ou un salon sans précieuse, où nous pourrions causer, avec moult bombances et autres bacchanales (mais très dignes) s'entend, tous, entre curieux... Vous me rendez, encore (et parfois je n'y croyais plus!), épris du monde, des choses, et des hommes...
Rédigé par : lataupe | vendredi 27 mar 2009 à 18:03
Cher ami, vous venez de me faire un très beau compliment. Je l'accepte et vous en remercie.
Rédigé par : Anthropopotame | vendredi 27 mar 2009 à 18:13