Par Fantômette
"Le Droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité." (Jean Giraudoux, la Guerre de Troie n'aura pas lieu)
Le mot est célèbre et n'était pas destiné lorsqu'il fut écrit à flatter les juristes dans ce qu'il faut pourtant considérer comme l'une de leurs grandes qualités - même si elle n'est pas équitablement partagée : leur capacité à rêver, inventer, prendre le chemin des écoliers, se perdre puis se retrouver, vagabonder, errer - voire, battre la campagne - bref, en un mot, leur très grande capacité à imaginer le monde.
De nombreux auteurs l'ont souligné : le Droit, avant tout, nous raconte une histoire. Il interprète les faits, qualifie les choses, les êtres et leurs actes, détermine des causes, fixe des conséquences, nous berce de fictions. Ces histoires disent, nomment, qualifient, interprètent, jugent, et ont ceci de commun avec toutes les histoires qu'elles ne sont faites que de mots.
Mais attention.
Ce sont des mots redoutables. Car ce sont des mots efficaces.
"Le tribunal, après en avoir délibéré, vous reconnaît coupable des chefs de prévention... vous condamne à 1 an d'emprisonnement, ordonne un mandat de dépôt", et voilà que cet homme-là, saisi par l'angoisse, libre jusqu'à l'instant précis précédant immédiatement l'énoncé du verdict, voit sa vie basculer. Présumé innocent, il est reconnu coupable. Prévenu, il est désormais condamné, et détenu. Il quitte la salle d'audience, sonné, menotté, accompagné par trois ou quatre policiers aimablement indifférents au bouleversement qui vient de se produire.
Ainsi, un juriste n'interprète pas la réalité sans l'affecter. A contrario, ici et aujourd'hui, peser sur la réalité ne se fait plus guère sans en passer par le Droit.
Les débats qui entourent actuellement les questions d'environnement, d'écologie, de bioéthique, ou de biodiversité, en sont l'une des manifestations les plus récentes et les plus fascinantes, le Droit trouvant ici le sujet d'une nouvelle histoire, où beaucoup encore - sinon presque tout - reste à écrire.
Un débat qui s'est tenu sur ce blog à propos du végétarisme en a récemment offert une illustration.
C'est que l'histoire que nous raconte le Droit sur les animaux, vieille histoire en réalité, menace de voir se clore certains chapitres trop soudainement pour que nous ne cherchions pas une manière de la raconter autrement.
Un premier constat doit être fait.
En Droit, l'animal n'existe pas.
Certes, il existe d'innombrables textes et règlementations relatifs aux animaux, que l'on peine à recenser d'ailleurs, éparpillés qu'ils sont entre le code pénal, code civil, code forestier, code rural, code de l'environnement, code de la santé publique - sans parler de tous les textes législatifs et règlementaires non codifiés (les plus nombreux).
La difficulté de l'exercice laisse suffisamment entrevoir le problème qu'il révèle. Aucun principe directeur, aucune politique législative n'est ici à l'œuvre. Aucun d'entre ces textes ne s'applique "aux animaux" quels qu'ils soient, aucun d'entre eux n'en propose du reste, ne serait-ce qu'une définition, susceptible à la fois de qualifier le chat et la souris, le loup et l'agneau, l'abeille et le puceron.
Le législateur ayant déclaré forfait - par désintérêt, et non par dépit, n'en doutons pas - l'Université avait pris le relai. Un vieux dictionnaire juridique, le Dictionnaire général alphabétique de droit français de Carpentier et Frerejouan du Saint (Larousse, 1896) posa la définition suivante : "On entend par animaux dans le langage du droit, tous les êtres animés autres que l'homme".
La définition semblera insuffisante au philosophe - qui y verra l'évitement embarrassé de la question de la distinction entre l'homme et l'animal, éternelle summa divisio. Cette définition offre pourtant le double mérite de distinguer entre la chose et l'animal, de même qu'entre le vivant et l'animal, sur le fondement d'une seule caractéristique : sa nature d'être animé.
Cette définition serait d'ores et déjà opérative dans un contexte juridique, qui, par exemple, prend parfois en compte la sensibilité animale, ce qui les distingue suffisamment de la catégorie des "choses" en général, dont ils ne sont - théoriquement toutefois - toujours pas exclus.
En Droit interne, les premiers animaux à avoir été protégés de la sorte furent les seuls animaux dits domestiques ou assimilés. La loi dite Grammont, du 2 juillet 1850, fut la première en France à prohiber les mauvais traitement infligés aux animaux domestiques.
Il faut cependant rapidement apporter la nuance suivante : seuls les mauvais traitements infligés en public à un animal domestique étaient susceptibles de se voir réprimés. Cet amendement - qui n'était pas à l'origine de la proposition du Général Grammont - démontre que la valeur protégée par cette nouvelle infraction résidait moins dans l'admission de l'animal domestique au rang d'être sensible, que dans l'intention de protéger la morale et la sensibilité du public.
Pourtant, même assortie de cette réserve, cette loi reste significative d'une modification des rapports - ou plutôt, d'une modification de la perception des rapports - qu'entretiennent les animaux et les hommes parmi lesquels ils vivent.
Car enfin, s'il a paru évident que le spectacle de mauvais traitements infligés à un animal pouvait suffire à heurter la sensibilité du public, provoquer son malaise, un mélange - parfois ambigu - de répulsion et de compassion, de fascination et de réprobation, cela nous semble suffisamment significatif de l'existence d'un scrupule qui commence à s'exprimer, annonciateur d'un sentiment, sans réalité juridique, mais diffus, de responsabilité.
Cette réserve fut en tout état de cause levée dès la promulgation d'un décret du 7 septembre 1959, qui abrogea la loi Grammont, lui substituant une prohibition des mauvais traitements infligés aux animaux, et supprimant la condition de leur publicité. Il devenait dès lors indiscutable que les animaux domestiques (auxquels étaient assimilés les animaux apprivoisés ou tenus en captivité) seraient protégés pour eux-mêmes, à raison de leur sensibilité; en d'autres termes, à raison de leur intérêt. L'évolution législative n'a fait que confirmer l'accroissement de cette sensibilité sociale au sort de ces animaux, aggravant les sanctions pour les traitements les plus cruels, autorisant les associations de protection des animaux à se pourvoir eux-mêmes en justice.
Il faut pourtant souligner ici que les seuls animaux bénéficiant alors de cette protection de la loi sont ceux qui sont liés à l'homme et, pour être plus précis, ceux qui lui sont liés juridiquement puisque, animaux domestiques ou assimilés, ils sont la propriété des hommes. Ainsi, aurions-nous un instant été tentés de nous demander si, titulaires d'intérêts distincts de ceux qui les élèvent, les animaux ne glissaient pas du statut d'objets à celui de sujets de droit, il nous faudrait bien vite revenir sur nos pas.
Cette protection juridique qui leur est offerte est bien étrange en vérité, qui ne leur est accordée que parce qu'ils sont sous la garde et en la possession des hommes. Car d'un strict point de vue civiliste, cela signifie bien qu'elle ne leur est paradoxalement accordée qu'à la condition préalable qu'ils aient été considérés comme des biens, seuls les biens pouvant faire l'objet d'une appropriation.
Les animaux sauvages, c'est-à-dire, pour parler toujours en juriste, les animaux qui ne sont liés à l'homme par aucun lien de droit, ne bénéficient certes pas des mêmes considérations législatives.
Leur sort n'est cependant pas totalement hors du champs juridique.
Le Droit qui les concerne est avant tout européen. La Cour Européenne des Droits de l'Homme, dans un arrêt Chassagnou et autres c. France, du 29 avril 1999, a pu ainsi sévèrement fustiger l'application aux petits propriétaires de la loi dite Verdeille du 10 juillet 1964, qui les contraignait à ouvrir leurs terrains privés aux associations communales de chasse agréées.
Il est remarquable, ici encore, de voir que la protection des animaux sauvages emprunte le détour par le droit de propriété pour se voir offrir quelque réalité. Car il est en effet moins question de protéger ces animaux que d'autoriser les propriétaires des terrains sur lesquels ils trouvent refuge, à le leur accorder.
Nettement plus intéressant est le règlement communautaire du 4 novembre 1991, qui prohibe l'utilisation des pièges à mâchoires et l'importation dans l'Union de fourrures et produits manufacturés de certaines espèces d'animaux sauvages provenant de pays qui utilisent des méthodes ne répondant pas aux normes internationales de piégeages non cruels.
Nous retrouvons bien ici l'idée, initialement réservée aux animaux domestiques, que cette interdiction propose une reconnaissance en creux de la valeur qu'elle défend, c'est-à-dire l'intérêt de protéger les animaux d'une souffrance excessive et inutile. Ce règlement est notable et singulier du fait de la généralité de son application. Ordinairement, les textes de protection (nationaux ou, le plus souvent, internationaux) ne sont prévus à l'égard des animaux sauvages qu'à raison de leur rareté.
En effet, d'une façon générale, la faune sauvage n'est protégée non pas tant pour elle-même, en reconnaissance d'un éventuel statut d'être sensible que le Droit reconnait pourtant volontiers à d'autres représentants du règne animal, mais uniquement comme spécimens d'espèces dont la perpétuation doit être assurée, dans un intérêt cynégétique ou halieutique, dans l'exigence de préservation d'une certaine biodiversité.
Il est des animaux sauvages qui, ayant la chance de ne pas appartenir à une espèce menacée, voient leur chance rapidement tourner pour se voir aussitôt privés de tout secours juridique (aussi mince soit-il) et cible potentielle des processus d'extermination les plus décomplexés.
Nous voyons bien, d'ores et déjà, l'ambiguïté qu'il y a à parler en Droit, d'un statut, d'une nature, ou d'une qualification de l'animal en tant que tel, au vu de la différence des intérêts que l'on veut bien lui reconnaître et de la valeur qu'on lui accorde. L'animal familier n'est pas l'animal domestique, qui n'est pas l'animal sauvage menacé d'extinction, qui n'est lui-même pas l'animal sauvage proliférant librement, éventuellement "nuisible".
Le Droit se trouve t-il ici pris au piège de ses propres concepts et de ses propres lois ? Lui est-il possible de penser l'animal per se, au-dehors de tout lien de droit l'unissant à l'homme ? Et l'animal est-il la seule catégorie concernée par cette cécité partielle - et partiale - du Droit à son égard ?
C'est ici que le juriste doit faire appel à ses deux grandes qualités, la première d'entre elles rappelée en ouverture : l'imagination, et la seconde : la mémoire.
Ce qui fera l'objet de ma prochaine note.
Grâce à Dieu, il y aura une prochaine note! Mais dites-moi Fantômette, les rectifications du droit ont été suggérées à diverses reprises (Bentham, repris par Singer, auquel vous faites allusion par "l'intérêt de l'animal à ne pas souffrir" - doctrine utilitariste) et Serres et Latour, qui estiment que les animaux ont à tout le moins le droit d'être représentés - comme le sont les personnes morales - faisant ainsi que la justice puisse être saisie en leur nom (par des ONG, par exemple).
Je pense ainsi à ce que fut la Fondation Nationale de l'Indien, au Brésil, et l'organe qui l'a précédé, le Service de Protection des Indiens. Jusque très récemment (1988 je crois) les Indiens étaient juridiquement considérés comme mineurs. C'était donc leur organe de tutelle qui intentait des procès en leur nom et défendait leurs intérêts. La corruption aidant, ce modèle fut décrié, mais il permettait théoriquement à des Indiens isolés, ne parlant pas portugais, de voir leur défense assurée alors même qu'ils ignoraient totalement ce qui était en jeu.
Par ailleurs, il y a cette discussion (que j'évoque dans la page au sujet du Nouvel Ordre Ecologique) sur le fondement du droit kantien, touchant à la liberté et à la responsabilité.
Vaste sujet, vraiment, mais le Droit est coutumier (sans jeu de mots) de ce type de casse-tête, ainsi des codex américains du temps de l'esclavage qui accordait à l'esclave un statut d'objet tout en lui reconnaissant le droit de posséder des biens propres...
Bref, j'attends la suite.
Rédigé par : Anthropopotame | dimanche 05 avr 2009 à 01:48
Tout cela est exact. Le Droit a auparavant connu des catégories semblables, navigant quelque part entre les biens et les personnes. Je pense qu'il serait souhaitable d'élaborer un peu plus précisément une typologie de ces catégories, voir si certaines d'entre elles peuvent être regroupées (et si oui, sur quel fondement). Cela devrait permettre de résoudre un certain nombre de contradictions, et permettre de faire progresser plus clairement le corpus de normes s'y appliquant.
Rédigé par : Fantômette | dimanche 05 avr 2009 à 08:13